• Aucun résultat trouvé

entre agriculture et nature en

2. Du brevet à la ferme, la difficile percée de la modernité

La constitution de ce « stock inventif » destiné à pallier le manque de productivité des exploitations n’est cependant pas la seule condition au passage d’une agriculture traditionnelle à une agriculture industrialisée.

4 Le très réputé Journal de la Société Centrale d’Agriculture de Belgique y consacrera 14 articles au cours des années 1855, 1860 et 1865.

5 51 % des brevets concernant les machines à battre sont déposés entre 1855 et 1875. 6 60 % des brevets pour des arracheurs de betteraves sont déposés entre 1900 et 1913. Il

semble important de rappeler ici que l’étude s’arrête à la Première Guerre mondiale et que donc le pic d’inventivité de l’arracheur de betteraves pourrait se prolonger au-delà de la Première Guerre mondiale.

7 Entre 1830 et 1913, la Belgique compte 225 dépôts de brevets pour des machines à battre contre 85 dépôts concernant les moissonneuses.

Le succès inventif de ces machines est retentissant auprès des techniciens et des autorités, mais ce ne sera pas forcément le cas auprès du « paysan moyen ». Or, l’invention brevetée ne devient une réelle innovation qu’une fois adoptée par le marché.

Ainsi, malgré les qualités évidentes de ces inventions et les économies qu’elles permettraient de réaliser, leur impact dépend de leur succès auprès de l’agriculteur.

Si l’on considère les vingt instruments principaux utilisés dans une exploitation en 1895 et en 1910, on constate rapidement que la modernisation de l’agriculture est loin d’être effective dans la majorité du pays [voir fig. 7]. Les six inventions « stars » sont particulièrement mal représentées par rapport aux instruments dits traditionnels. Ainsi, la modernisation de l’agriculture s’opère lentement. Le paysan reste attaché à ses anciens outils symboles d’une agriculture coutumière et de moins en moins adaptée aux exigences d’un monde industrialisé9.

Ce phénomène de non-adoption de la modernité ne doit pas pour autant être expliqué par l’unique traditionalisme du monde paysan et l’imperméabilité à la modernité qu’on lui prête souvent. La raison principale de ce décalage entre invention et adoption se situe plutôt dans les caractéristiques mêmes de ces instruments modernes. À cet égard, il est important de rappeler que les inventions modernes mises au point pour révolutionner l’agriculture belge sont très largement inspirées des inventions américaines et anglaises10. Or, celles-ci ont été pensées pour fonctionner dans un tout autre modèle d’exploitations que celui que l’on trouve majoritairement en Belgique au 19e siècle. Ainsi, de par leur structure, leur poids et leur maniabilité, ces machines sont idéalement pensées pour de vastes étendues peu accidentées11. Dès lors que l’agriculture belge se présente comme une agriculture intensive sur des terres découpées à l’extrême, on

9 Notons que ce phénomène ne se limite pas à ces seules six nouveautés. D’autres inventions, moins importantes au niveau des brevets, font l’objet d’un même processus. C’est le cas notamment des engrais chimiques et organiques de type fumier. Ce dernier restera longtemps le principal engrais des fermes alors que les avancées en chimie permettent depuis la fin du 19e siècle d’obtenir des engrais dits commerciaux très rentables (La culture aux engrais commerciaux, dans Journal de la société centrale d’agriculture de

Belgique, octobre 1890, p. 363-364).

10 Voir partie 1.

11 États-Unis - Culture et exportation des céréales, dans Journal de la société centrale d’agriculture de

comprend aisément l’inadéquation des inventions de type « américaine » avec le paysage agricole belge12. Trop lourdes, elles demandent des attelages beaucoup plus importants que la moyenne belge ; peu flexibles, elles nécessitent de grandes étendues bien planes, ce qui ne correspond pas aux terres découpées et accidentées de Belgique. Ainsi, leur inadéquation avec les caractéristiques de l’agriculture belge est très certainement un point essentiel qui a mené à leur non-adoption.

Cependant, l’observation de la répartition de ces inventions à travers les provinces belges ne montre que très peu de variation du nombre d’inventions en fonction de l’étendue de l’exploitation13. Ainsi, deux autres éléments primordiaux ont pu jouer en leur défaveur : la complexité de l’instrument et son coût. Devenu trop complexe, l’instrument agricole ne peut plus être facilement réparé par l’agriculteur ou le forgeron local. Plus encore que son fonctionnement, c’est la spécificité des pièces et leur précision qui limite de façon importante les possibilités de réparations. L’agriculteur doit donc renvoyer l’instrument à l’atelier de montage. Cependant, cette démarche est trop coûteuse en temps et en argent pour qu’elle soit réellement applicable par la majorité des fermiers belges.

Enfin, un dernier obstacle à l’adoption généralisée de ces inventions et aux passages à un modèle d’agriculture plus moderne est l’investissement financier que représente l’achat de ces machines14.

12 En 1895, on recense 458 120 exploitations de moins de 50 ares, 326 819 exploitations de 50 ares à 10 hectares, 41 102 exploitations de 10 à 50 hectares et seulement 3584 exploitations de plus de 50 hectares (MINISTÈREDE L’AGRICULTURE ET DES TRAVAUX PUBLICS, Statistique de la Belgique. Agriculture. Recensement général de 1895. Partie analytique, Bruxelles, 1900, p. 454).

13 En effet, si l’on considère la province du Luxembourg formée de larges fermes et celle du Brabant plus spécifiquement composée de petites exploitations intensives, on peut constater que cette dernière compte 104 moissonneuses et 256 semoirs mécanique contre 57 moissonneuses et 19 semoirs pour la province du Luxembourg (Ibid., p. 314). 14 Le prix d’une moissonneuse-faucheuse varie entre 600 et 900 francs et les charrues

locomobiles à vapeurs peuvent même atteindre 25 000 francs (De quelques machines à

moissonner et à faucher dans Journal de la société centrale d’agriculture de Belgique, Bruxelles, juin

1865, p. 225-228 ; HOWARD J. et H., Machines agricoles. Locomobile avec treuil placé latéralement, dans Journal de la société centrale d’agriculture de Belgique, janvier 1870, p. 12). À titre de comparaison, en Belgique, le salaire journalier moyen d’un ouvrier agricole est de 1,98 franc sans nourriture et 1,21 franc avec nourriture (DIDIER C.,Nos campagnes dépeuplées, nos villes surpeuplées. Les faits, les causes, les remèdes, dans Journal de la société centrale d’agriculture de Belgique, juillet-août 1910, p. 219).

Pourtant, certaines de ces machines permettent de dégager des marges suffisantes pour en assurer la rentabilité15. Le paysan moyen ne dispose que de très peu de marges, son exploitation est à l’équilibre et les investissements nécessaires ne seront effectués que sur base d’économies restreintes et de privations.

Ainsi, malgré d’évidentes qualités, ces instruments ne perceront que dans les grandes exploitations spécialisées dirigées de façon industrielle16. Par ailleurs, l’état d’esprit général se retrouve particulièrement bien exprimé dans ces lignes du recensement agricole de 1895 : Les machines qui exécutent le travail le plus parfait et le plus

économique, celles dont la mise en marche réclame le moins de connaissances spéciales et qui permettent de réaliser les progrès culturaux les plus importants ont acquis la plus grande vogue17.

3. Les premières mutations : l’origine de l’industrie agricole