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Luxembourg aux 15e et 16e

siècles

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Laurent Schmit

En tout le pais de Lucembourg n’a si povre ville et que bien peu de villages, que les habitans n’aient bois pour leur aisement 2. C’est cet argument du justicier et des échevins de la ville de Luxembourg qui a apparemment convaincu Philippe le Bon de leur restituer en 1461 le contrôle de la forêt du Baumbusch, dont il les avait privés en 1443.

Cet épisode traduit une préoccupation majeure des élites urbaines à l’aube des Temps Modernes : assurer l’approvisionnement en bois de leur ville. Le bois est une ressource universelle dans les sociétés préindustrielles : aucun ménage et presque aucun artisan ne peut s’en passer.

Dans ce contexte plus général, cet article a comme but de retracer en quelques pages la situation des villes de Namur et de Luxembourg, villes moyennes des anciens Pays-Bas3. L’analyse qui

1 Ces quelques réflexions sont le fruit d’un mémoire de master en histoire que je prépare sous la direction du prof. Pauly à l’Université du Luxembourg. Je tient à remercier le prof. Pauly ainsi qu’Anne Hainaux (licenciée en histoire) pour leurs remarques et critiques.

2 VAN WERVEKE N. et WURTH-PAQUET Fr.-X., éd., Cartulaire ou recueil des documents politiques

et administratifs de la Ville de Luxembourg. De 1244 à 1795, dans Publications de la Section Historique de l’Institut grand-ducal, t. 35, n° 45, 1881, p. 106-108 et n° 47, 1881, p. 110-111.

3 Pour les deux villes, les données démographiques sont incertaines. Il est question de 6.000 à 8.000 âmes pour Namur au 16e siècle, voir DOUXCHAMPS-LEFÈVRE C., Le visage de

suit se concentre sur les forêts péri-urbaines, c’est-à-dire celles qui se situent dans les environs immédiats de ces deux villes et dans lesquelles les habitants disposent de droits d’usages. Ce sont donc essentiellement ces forêts qui assurent l’approvisionnement urbain en bois.

Ces caractéristiques correspondent, dans le cas de Namur, à la forêt de Marlagne. Cette forêt s’étend au 16e siècle le long de la Meuse, du château jusqu’à Profondeville. À l’ouest, sa limite touche Floreffe et Lesve4. En 1580, elle couvre une surface d'environ quatre mille hectares5. La forêt de Marlagne est une forêt domaniale gérée par des officiers du Prince.

Les forêts péri-urbaines de Luxembourg s’étendent au nord de la ville. Il s’agit des forêts du Baumbusch et du Grunewald. Le Baumbusch est une forêt d’environ six cents hectares qui est gérée par la ville6. En revanche, la plus grande partie de la forêt du Grunewald est sous contrôle princier. Cette partie domaniale compte à l’époque à peu près deux mille cinq cents hectares. À cela s’ajoute encore le bois de Scheidt, au sud du Grunewald7.

Les deux villes disposent donc de forêts étendues qui a priori devraient suffire à leur approvisionnement. Or, les constats alarmants des autorités vis-à-vis de l’état des forêts se multiplient à la fin du 15e

et au début du 16e siècle. En 1495, Maximilien de Habsbourg et Philippe le Beau expriment dans une ordonnance leur inquiétude que

la ville au XVIe siècle, dans Namur, le site, les hommes. De l'époque romaine au XVIIIe siècle,

Bruxelles, 1988, p. 113-133, ici p. 127. Pauly évalue la population de Luxembourg à 7.000 habitants au début du 15e siècle. À la fin du 15e siècle, le nombre d’habitants a probablement baissé pour arriver au 16e siècle à environ 5.000 à 6.000. Voir PAULY M.,

Le bas Moyen Âge. Chances et handicaps d'une ville et de ses habitants, dans La Ville de Luxembourg. Du château des comtes à la métropole européenne, Anvers, 1994, p. 61-79, ici p.

75-76 et VANNÉRUS J., La population et les quartiers de Luxembourg de 1473-1562, dans Annuaire.

Société des Amis des Musées dans le Grand-Duché de Luxembourg, Luxembourg, 1937.

4 Voir GOBLET D'ALVIELLA É. DE, Histoire des bois et forêts de Belgique, t. 1, Bruxelles, 1974 (1re éd. 1927), p. 395 et 423.

5 Il est question de 4.500 bonniers dans Déclaration des bois du comté, a° 1580, dans ARCHIVES DE L’ÉTAT À NAMUR (= AÉN), Fonds du Comté de Namur, n° 20, f° 1 r°. 6 Son nom vient de banbusch ou banbois. Les sources font défaut, mais il est probable que la

ville ait eu le contrôle du Baumbusch à la fin du 14e, lors de la construction de la nouvelle enceinte. Voir SCHMIT L., L’homme et la forêt à la fin du Moyen Âge et à l’aube des Temps

Modernes. Les forêts péri-urbaines de la ville de Luxembourg, ULB, 2007, p. 32 (Mémoire de

licence inédit) [sous la dir. du prof. C. Billen]. 7 Ibid., p. 31-42.

la forêt du Grunewald pourrait être détruite totalement, si la surexploitation ne s’arrête pas8. Le même discours catastrophiste se retrouve dans un règlement d’exploitation de 1536 ainsi que dans trois rapports réalisés par des représentants de la Chambre des Comptes de Bruxelles9.

À Namur, l’alarmisme semble être un peu moins développé, mais on retrouve tout de même des constats comparables. Dans une ordonnance de 1535, on constate que les forêts namuroises se

deminuent tres grandement des foulles et degastz. Une autre ordonnance

reprend cette plainte, presque dans les mêmes termes10.

Il faut toutefois remettre ces sources dans leur contexte. À travers toute l’Europe apparaissent à cette époque des ordonnances princières qui réglementent l’exploitation des forêts et qui justifient cela par les menaces qui pèseraient sur les forêts11. Alors que des craintes comparables du 18e siècle ont longtemps été remises en cause par les historiens, des travaux récents adoptent une position plus nuancée12. Si on ne peut nier la dramatisation intentionnelle de ces formules employées dans les ordonnances forestières, il faut néanmoins prendre en compte certains éléments qui indiquent des difficultés réelles.

Celles-ci proviennent notamment d’une très forte demande en bois de construction, car aux 15e et 16e siècles d’importants travaux de fortification sont entrepris dans les deux villes13. Ainsi pour la construction d’un mur fortifié face à la forêt de Marlagne, cinq cent quatre-vingts grands chênes sont coupés dans la forêt14. Alors qu’à

8 ARCHIVES GÉNÉRALES DU ROYAUME (= AGR), Chartes du Luxembourg, n° 1980.

9 Règlement de 1536, ARCHIVES NATIONALES DE LUXEMBOURG (=ANL), Section historique de l’Institut grand-ducal, 15 : manuscrits, n° 315, f° 17 r°-17 v° ; Rapports : 1545 : AGR, Chambre des Comptes (=CC), n° 726, f° 44 r° ; 1571 : Ibid., n° 727 et 1585 :

Ibid., n° 728, f° 17 r°-25 v°.

10 LAMEERE M. J., éd., Recueil des ordonnances des Pays-Bas, 2e série, Règne de Charles Quint, t. 3, Bruxelles, 1902, p. 456-457 ; ID. et SIMONT H., éd., Recueil…, 2e série, t. 4, Bruxelles, 1907, p. 303-305.

11 WARDE P., Fear of Wood Shortage and the Reality of the Woodlands in Europe, ca. 1450-1850, dans History Workshop Journal, t. 62, 2006, p. 29-57, ici p. 42.

12 Sur cette controverse historiographique, voir STUBER M., Wälder für Generationen.

Konzeptionen der Nachhaltigkeit im Kanton Bern (1750-1880), Cologne, 2008, p. 30-33.

13 MARGUE P., Wallmauern, Plattformen und Bollwerke. Wie die Stadt Luxemburg zur Festung wurde, dans Hémecht, t. 45, 1993, p. 31-53 et DOUXCHAMPS-LEFÈVRE C., Le visage de la ville…, p. 114.

Namur, la forêt de Marlagne semble constituer un réservoir suffisant de bois de construction, la situation est plus critique à Luxembourg. En 1498, le receveur général décide de remplacer les ponts en bois du château par des ponts en pierre pour éviter dans le futur des réparations fréquentes trop dispendieuses en bois d’oeuvre15. Le recours des chantiers publics à du bois de sapin importé des Vosges conforte l’hypothèse que le bois de construction devient un bien rare dans les environs de la ville de Luxembourg16.

À Namur, l’approvisionnement en bois de chauffage nécessite l’intervention des autorités urbaines dès 1474. En effet, le prix d’une corde de laingnes est alors fixé par une ordonnance17. D’après les prix relevés dans les comptes des hôpitaux de Namur, ce plafond a été respecté jusqu’en 1477. Toutefois, après cette date, le cours du bois affiche une nette hausse jusqu’en 150018. Il semble dans ce cas logique que ces mêmes hôpitaux essaient de réduire leur consommation du bois de chauffage en s’approvisionnant également en houille19.

Ces difficultés peuvent s’expliquer par le fait qu’en Marlagne, les bourgeois doivent affronter la concurrence des autres usagers. En 1580, les autorités recensent quatorze villages, trois institutions religieuses et treize ayants droit individuels (censiers, seigneurs et officiers princiers) qui disposent de droits d’usages, incluant surtout les morts-bois et le pâturage forestier. À côté des villages, la ville de Namur doit également s'accommoder de la concurrence d'une intense activité sidérurgique20. En Marlagne, les maîtres de forges sont ceux qui achètent le plus de bois, en fréquence d’achats comme en quantité.

Les forêts péri-urbaines des villes de Namur et de Luxembourg satisfont donc une large palette de besoins : du bois d’œuvre jusqu’à l’alimentation du bétail21. Or, les problèmes que les gestionnaires de

15 AGR, CC, n° 2633, 1497-1498, f° 15 r°.

16 Tel est le cas p. ex. en 1519 : AGR, CC, n° 6322, 1519-1520, f° 35 r°.

17 BORMANS S., éd., Cartulaire de la commune de Namur, t. 3 : Période bourguignonne 1429-1555, Namur, 1876, n° 222, p. 190-191.

18 Voir les données relevées par GENICOT L., BOUCHAT M.-S. et DELVAUX B., La crise

agricole du bas Moyen Âge dans le Namurois, Louvain, 1970, p. 148-152.

19 Ibid., p. 8.

20 GILLARD A., L'industrie du fer dans les localités du Comté de Namur et de l'Entre-Sambre-et-Meuse

de 1354-1600, Bruxelles, 1971, p. 54.

21 Le fait que parfois plus de 500 porcs ont été menés dans le Baumbusch montre l'ampleur de cet élevage (SCHMIT L., L’homme et la forêt..., p. 34).

ces forêts doivent affronter sont très différents, malgré que ces deux villes ont pour trait commun de se situer dans des régions boisées. La situation de Namur au confluent de la Sambre et de la Meuse a favorisé une commercialisation précoce des ressources forestières dans le Namurois22. Cette évolution est renforcée par la demande venant de la sidérurgie.

Autour de la ville de Luxembourg par contre, la demande commerciale est pratiquement inexistante23, notamment parce que les conditions de transport sont mauvaises et que la sidérurgie ne s'est pas encore développée. Comme le bois n’est pas commercialisé, les forêts ne produisent guère de revenus et donc rien n’incite à une bonne gestion. Ainsi, à la surprise de la Chambre des Comptes, les coupes réglées, bien que présentes au Baumbusch, ne sont pas pratiquées dans le Grunewald24. Cette gestion défaillante et les difficultés de transport sont les causes de la pénurie naissante en bois de construction à Luxembourg évoquée ci-dessus. Cependant, le régime étendu des droits d’usages et l’absence de commercialisation permettent aux habitants de la ville de Luxembourg de s’approvisionner en bois de chauffage à faible coût.

À Namur et à Luxembourg, les responsables se trouvent donc à l'époque dans une situation qu'on peut qualifier de crise anticipée. Les sources traduisent une prise de conscience du fait que le bois est une ressource finie25. Si les mesures prises, à savoir une meilleure gestion et une limitation des droits d'usages, arrangent bien les intérêts financiers des autorités, elles peuvent aussi être bénéfiques pour les forêts. Pourtant, le problème de l'équilibre entre les besoins urbains en bois et les ressources forestières reste à l'ordre du jour, d'autant plus que les ordonnances se montrent souvent inefficaces26.

22 La Meuse connaît alors un commerce du bois important (SUTTOR M., Un grand exportateur

de bois de marine vers les chantiers navals des Pays-Bas. La vallée mosane, du XIIIe au XVIIe siècle,

dans Le Moyen Âge, t. 106, 2000, p. 309–322).

23 Interrogés sur ce point par les commissaires de la Chambre des Comptes, les seigneurs locaux affirment ne pas trouver d'acheteurs pour leur bois. Rapport de 1545 : AGR, CC, n° 726, f° 44 r°.

24 AGR, CC, n° 6302, 1467-1468, f° 15 v° (apostille).

25 WARDE P., Ecology, economy and state formation in early modern Germany, Cambridge, 2006, p. 167.

Bibliographie de l’auteur sur la thématique

SCHMIT L., L’homme et la forêt à la fin du Moyen Âge et à l’aube des Temps

Modernes. Les forêts péri-urbaines de la ville de Luxembourg, ULB, 2007

(Mémoire de licence inédit) [sous la dir. du prof. C. Billen].

SCHMIT L., Mensch und Wald in der Geschichte Luxemburgs, dans Forum

für Politik, Gesellschaft und Kultur in Luxemburg, t. 280, 2008, p.

Le progrès technique, vecteur