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Chapitre 6 Gérer la vidange, activité à risques

6.4 La désinfection, sujet de controverse (1782-1785)

6.4.1 Le sacré vinaigre de l’oculiste de Lyon

Alors qu’à Paris en 1778 Cadet de Vaux et Parmentier, suivi par Lavoisier, recommandent la chaux vive pour prévenir les effets des mofettes produites lors des opérations de vidange, Lyon, première ville de province, ne reste pas absent de la scène. Jean Janin de Combe Blanche, médecin de la Guillotière formé à Montpellier, considéré comme l’un des fondateurs de l'ophtalmologie, après avoir soigné des vidangeurs frappés de cécité613 s’intéresse aux conditions de vidange. Pour avoir

opéré avec succès l’œil du Duc de Modène, il obtient la charge de professeur honoraire de l’Université de Modène, et reçoit en rétribution une confortable pension annuelle de 2 400 livres. Anobli sous le nom de Combe-Blanche, Janin est membre à la Société Royale de Médecine de Paris, aux Académies de Dijon, Villefranche et Montpellier, et au Collège Royal de Chirurgie de la ville de Lyon.

Avec la velléité commerciale de lancer son entreprise de vidange, il met au point une

formulation du vinaigre des quatre voleurs614, le préservatif le plus expérimenté dans

la peste615. Il élabore une recette secrète616, à partir d’acide crayeux, de sucs de

citron, de limon et d'orange, de vinaigre, d’eau-de-vie de lavande camphrée, d’oxalate acidule de potasse, d’eau d'ambre, de fleurs d'oranger et de bergamote, et

enfin de lait de chaux, seuls ou mélangés, sans plus de précision sur les proportions. Motivé, il teste avec satisfaction sa mixture à plusieurs reprises dans sa maison de campagne, puis après autorisation, sur les fosses de l’Hôtel de l’Intendance, puis sur celles de l’Académie de Lyon.

Convaincu d’avoir trouvé la solution pour maîtriser les dangers de la vidange, disposant sans doute de notions de marketing, il baptise son vinaigre antiméphitique, et s’engage dans une croisade pour développer son entreprise de vidange. Habile et fort de sa réputation, Janin parvient avec succès à convaincre le docteur Jean- François-Clément Morand, qui jouit d’une renommée avec son article de 1755, du bien-fondé de sa découverte.

Mais il bénéficie surtout du soutien du Comte de Vergennes qui fut secrétaire d’Etat chargé du département de Lyon et chef du Gouvernement du roi Louis XVI. Acteur politique de premier plan, Secrétaire d'État des Affaires étrangères sous le règne de Louis XVI, Vergennes l’introduit auprès de Sa Majesté. Porté par de tels appuis, politiques et scientifiques, Janin est autorisé par l’Administration à faire la démonstration officielle de sa méthode.

613 Jean Janin de COMBE BLANCHE, Mémoires et observations anatomiques, physiologiques et physiques

sur l'œil, et sur les maladies qui affectent cet organe, avec un précis des opérations & des remèdes qu'on doit pratiquer pour les guérir, Lyon, Perisse & Roche pour P. F. Didot, Paris, 1772, ouvrage traduit à Berlin en 1776, Anatomische Abhandlungen über das Auge und dessen Krankheiten

614 Inscrit au Codex en 1748 et utilisé en médecine pour de nombreux usages, le vinaigre des quatre

voleurs, toujours commercialisé, incorpore divers extraits de plantes aux propriétés antiseptiques. Son invention serait le fait de bandits détrousseurs de cadavres pestiférés immunisés de l’agent contagieux par l’injection quotidienne de cette acide macération.

615 Jean-François BRESMAL, Avis au public pour le préserver et le garantir de la peste…, Ed. F. A.

Barchon, Liège, 1721, 84 p. ; Charles-Augustin VANDERMONDE, Dictionnaire portatif de santé…, vol. 2, 1760, p. 375

616 Aucune composition précise n’est fournie par Janin, mais l’ouvrage de Ernest VINCENT déjà cité

Aux premiers jours de l’année 1782, Janin, accompagné du marquis de Saussay, maréchal de camp des armées du Roi, procède à la désinfection d’une fosse d’aisance du corps de garde du Château de Versailles. Comme l’indique avec une relative objectivité Janin617, le résultat est

stupéfiant car, après avoir versé de la conduite du rez-de-chaussée six onces de vinaigre et environ une demi-once d’eau de lavande, le méphitisme a disparu dans l’instant de la projection618.

Fort de ce premier succès, Janin obtient rapidement le privilège de faire publier, par ordre du Gouvernement et à ses frais, un premier opuscule le 21 février 1782, opuscule réédité la même année, attestant du succès rencontré, dans lequel il affirme le succès de sa méthode pour supprimer l'odeur infecte des égouts, celle des

hôpitaux, des prisons, des vaisseaux de guerre…619. Mais si l’action de la chaux

recommandée par la commission désignée en 1778 est fondée, le pouvoir du vinaigre, aromatisé aux herbes ou non, reste incertain. Solution aqueuse à faible teneur en acide acétique (entre 4 et 8%) obtenue par fermentation de vin aigre, le vinaigre est employé comme condiment et agent de conservation depuis la Haute Antiquité, et Hippocrate mentionne ses propriétés curatives.

Dans ces conditions, une violente controverse s’engage entre Janin et les experts parisiens et pour démontrer l’efficacité de son procédé dans le respect du contradictoire, une opération de vidange sur une fosse de mauvaise qualité a lieu le 23 mars 1782 à l’Hôtel de la Grenade, rue de la Parcheminerie à Paris. En présence de l’Abbé Tessier, Docteur-Régent de la faculté de médecine et de la Société Royale, l’expérience est consignée par Fougeroux de Bondaroy dans un rapport intitulé sur un

moyen proposé pour détruire le méphitisme des fosses d'aisance. Janin, après avoir

refusé la présence d’un ventilateur, projette son vinaigre et ordonne aux vidangeurs de commencer leur travail.

Si le vinaigre parvient à masquer la puanteur des déjections, les gaz ne sont pas neutralisés. Quatre ouvriers sont alors victimes d’asphyxie et, malgré les secours, un mort est à déplorer. Aussi, les observations formulées condamnent-elles sans équivoque la méthode. Mais Janin ayant contesté les raisons de cet accident, Cadet le jeune conduit à son tour des expérimentations contradictoires, s’engageant dans une longue correspondance pour mettre en garde contre les dangers de l’usage du

vinaigre pour déméphitiser les fosses620, et diffuser ses observations contradictoires à

celles de M. Janin sur le prétendu Anti-Méphitique621.

Devant l’ampleur de la dispute et en considérant les principes de la chimie, Lavoisier s’attache à son tour à démontrer l’erreur de Janin qui,

617 Journal Encyclopédique, édition du 15 avril 1782, pp.320-322.

618 Une once, égale au seizième de la livre de Paris, représente une masse de 30,594 grammes, ce qui

fait des volumes introduits très faibles.

619 Jean Janin de COMBE BLANCHE, L'antiméphitique ou moyens de détruire les exhalaisons

pernicieuses…, Imprimerie Ph-D Pierres, 77 p.

620 1782, Des observations contradictoires à celles de M. Janin…, p.11 621 Journal Encyclopédique du 1er Juin 1782, pp.294-304.

malgré tant d’autorités, vient de proposer de substituer les acides aux substances alcalines, le vinaigre à la chaux ; il a annoncé le succès de son procédé avec une telle confiance, qu’il a séduit, pendant quelques instants, le public et les magistrats mêmes, et que le Roi a jugé nécessaire que l’Académie s’occupât de vérifier les avantages ou les inconvénients des moyens proposés622.

Janin demeure convaincu du bienfondé de sa vidange au vinaigre et soumet même un projet commercial aux édiles lyonnais pour assurer le service des vidanges de la ville, initiative de service restée sans lendemain. Entêté, il rédige plus d’une dizaine d’opuscules pour réaffirmer l’efficacité de son vinaigre et tente à quatre reprises de convaincre Cadet le jeune. Dans une première lettre du 16 novembre 1783, suivie par d’autres (voir la Figure 123), Janin déclare que

soutenir que le vinaigre, en neutralisant l'alkali volatil putride, augmente la puanteur, c'est parler contre l'expérience. Et il est de fait que cet alkali volatil est la cause de la mauvaise odeur. Donc cet acide, en enchaînant la cause, ne peut augmenter l'effet.

Dans un second courrier à Cadet, Janin revient à la charge et proclame sans hésitation que prétendre que la vapeur des latrines est acide, c'est se prononcer contre

l'expérience : elle démontre qu'elle est alcaline et très-dangereuse à respirer. Après

une troisième missive, Janin adresse en 1784 une ultime lettre à Cadet avec ce résumé, qui illustre la confrontation entre la science et le sensible,

la matière des latrines ne produit point de foie de soufre. C'est mal à propos qu'on a accusé le vinaigre de le décomposer. Tous les nez sont compétents pour juger si le vinaigre remédie à l'odeur méphitique.

Figure 123 – lettres de Janin sur le vinaigre antiméphitique (1783-1784)

Face à l’obstination de Janin qui revendique l’efficacité de son vinaigre pour se substituer à la chaux, les autorités nomment en 1785 une nouvelle commission constituée de Jean-Noël Hallé, futur premier médecin de Napoléon et président de

622 La nature des fluides élastiques aériformes qui se dégagent de quelques matières animales en

l’Académie des sciences623, du Duc de la Rochefoucaud, de Macquer, de l'Abbé

Tessier, et de Fourcroy624. Comme l’indique leur rapport, la principale motivation de

ces investigations est de répondre aux sollicitations de Janin qui s’engage dans une critique de la méthode par projection de chaux avec un fourneau à charbon couplé à une ventilation mécanique. Janin, systématiquement désavoué par les faits, n’a pourtant de cesse de défendre la cause du vinaigre, publiant en désespoir de cause un ultime plaidoyer en 1785 intitulé, réplique au docteur M. Hallé au sujet d'un ouvrage

de sa composition.

Au siècle suivant en 1862, analysant avec recul la polémique, Chevallier, expert es désinfection, souligne la fatale méprise de Janin, car

on ne doit pas ranger parmi les corps qui enlèvent à l'air les miasmes les vapeurs du vinaigre, les produits fournis par les clous fumants, les vapeurs aromatiques, celles produites par la combustion du sucre, du papier, ces vapeurs masquent les émanations miasmatiques, mais ne les détruisent pas625.