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Chapitre 2 Gestion des déjections au niveau de l’usager

2.4 Le cas des interfaces à usage commun

2.4.1 Diversité des latrines collectives

Préoccupation permanente des édiles169, encore et toujours objet de débats au sein

du Conseil communautaire de Lyon170, les latrines collectives ou à usage commun,

constituent de longue date un objet d’étude spécifique, car elles présentent des caractéristiques distinctes des équipements situés dans la sphère privée (habitation ou immeuble)171. Par définition conçues pour un usage intensif et pour un nombre

important d’usagers, les latrines publiques existent probablement depuis l’essor des cités et la prise de conscience des enjeux d’hygiène publique urbaine par les autorités municipales. Pour éviter la souillure de l’espace commun et encourager l’emploi des latrines communes ouvertes à un public plus ou moins captif, il faut garantir leur propreté. Ceci pose la question de l’eau, de l’évacuation des matières, mais aussi de leur financement, de leur construction et de leur exploitation.

Pourtant, malgré leur rôle crucial, seuls ceux qui n’ont pas été confrontés à l’urgence de trouver rapidement des toilettes publiques pour se soulager en ville peuvent se désintéresser du sujet, force est de constater que l’intérêt porté aux latrines publiques est très limité. Qui se souvient de la proposition formulée en 1850 à l’Assemblée nationale pour la création de vespasiennes démocratiques et

sociales172 ou de la proposition de Louis Auguste Vorbe, conseiller de Paris en 1892 pour l’établissement d’urinoirs gratuits pour les femmes ?

En dépit d’un corpus abondant, l’étude de ces lieux particuliers, plus ou moins confinés et fréquentés, fixes ou mobiles, retient modestement l’attention de

chercheurs contemporains173, et l’on souligne les contributions particulières de Roger-

Henri Guerrand (déjà cités), de Claude Maillard174 et de Marie de Thézy.

169 Voir en particulier le roman « Clochemerle » relatif à un projet de construction de toilettes

publiques dans une commune du Beaujolais, rédigé en 1934 par Gabriel Chevallier

170 BMO de la Ville de Lyon, n°2003/2152, Acquisition et restauration des toilettes publiques sur le

territoire de la Ville (période 2003/2007), Direction des Espaces Verts, 05/01/2003, p. 35)

171 Jean François COUVERCHEL, De l'assainissement des fosses d'aisances, des latrines et urinoirs

publics, et des moyens de supprimer les voiries en général et notamment celle de Montfaucon, impr. de A. Éverat Paris, 1837, 16 pp.

NOLLET, VANDER STRAETEN et DE LOSEN, Conseil de salubrité publique de Bruxelles, rapport de la commission chargée de traiter les questions relatives aux latrines et aux pissoirs publics, aux égouts et à la distribution des eaux vives, 12 novembre 1838

M. C. GRASSI, Sur la construction et l'assainissement des latrines et fosses d'aisances, rapport présenté à Son Exc. le Ministre de l'Intérieur au nom d'une commission, Annales d'hygiène publique et de médecine légale, série 2, n°11, Paris Baillière, 1859, p. 241-295

CHONG Yuk-sik, A night soil collection point: the public toilets in Hong Kong, 1860s-1920s, Social Transformations in Chinese Societies, Vol. 12, 2016 pp. 98-113

172 BONNARDIN, De la Création d'un nouvel impôt, projet de loi, précédé d'un exposé des motifs, par un

représentant du peuple pour les îles Marquises, 4 pp.

173 Claire BILLEN, Petits coins dans la grande ville : les toilettes publiques à Bruxelles du Moyen Âge à nos jours, Musées de la ville de Bruxelles, Historia Bruxellae, 2003, 63 p.

Gérard BERTOLINI, Du non-usage de certaines latrines publiques récemment installées dans le tiers monde, La technique et le reste, Les Annales de la recherche urbaine n°21, 1984, pp. 36-44

Plus récemment, signe de l’intérêt qu’elles suscitent, diverses recherches sur le thème des latrines publiques ont été menées175, comme en Ecosse176, Afrique du

sud177, en Nouvelle Zélande178, en Australie179, ou à Hong-Kong180.

Compte tenu de leur spécificité, les divers systèmes de latrines à usage commun peuvent schématiquement s’appréhender comme suit (voir Figure 35 - structuration des latrines à usage commun) :

Figure 35 - structuration des latrines à usage commun

La localisation dans l’espace de ces latrines est un des paramètres les plus importants, et les milieux confinés, qui concernent de nombreuses activités, méritent une attention tout particulière.

Avec sa forte mortalité, sa vulnérabilité aux épidémies et compte tenu des enjeux de sécurité comme de justice, les établissements pénitentiaires sont tout particulièrement concernés par la question des latrines181.

175 Julien DAMON, Les toilettes publiques : un droit à mieux aménager, Droit social n°1, 2009, pp. 103-

110.

176 Deborah BRUNTON, Evil Necessaries and Abominable Erections: Public Conveniences and Private

Interests in the Scottish City, 1830–1870, Social History of Medicine, Vol 18 n°2, 2005, p. 187–202

177 Lucienne ARGENT, Designed to Divide: Public Toilets in Cape Town, 1880-1940, Thèse, Université de

Cape Town, Afrique du Sud, 2018

178 COOPER, A., LAW, R., MALTHUS, J. et al., Rooms of Their Own: Public toilets and gendered citizens

in a New Zealand city, 1860‐1940. Gender, Place and Culture, 7(4), 2000, 417–433

179 BROWN-MAY, A; FRASER, P, Gender, Respectability, and Public Convenience in Melbourne, Australia,

1859-1902, in O. GERSHENSON et B. PENNER, Ladies and Gents: Public Toilets and Gender, Temple Univ. Press, 2009, pp. 75 - 89

180 CHONG Yuk-sik, A night soil collection point: the public toilets in Hong Kong, 1860s-1920s, Social

Transformations in Chinese Societies, Vol. 12,2016 pp. 98-113

181 Une description de la prison de la Conciergerie en 1803 permet de se donner une idée de l’état de la

question : les pailles dont se compose la litière des prisonniers , bientôt corrompues par le défaut

d'air et par la puanteur des seaux, en termes de prisons, griaches, où les prisonniers font leurs ordures, exhalent une infection telle, que dans le greffe même, on est empoisonné lorsqu’on ouvre les

Pourtant, il faut attendre 1819 pour qu’une commission soit nommée par le Ministre de l’Intérieur avec le docteur Pariset, secrétaire perpétuel de l’Académie de

médecine182. Considéré comme un des pionniers de la médecine du travail, membre

de l'Académie de médecine, Louis René Villermé porte en 1820 son intérêt sur l’hygiène de l’univers carcéral. S’il note qu’il existe même des prisons dépourvues de latrines, et où,

c’est dans un coin de la cour, à l’air, que les prisonniers rendent leurs excréments, il rapporte l’emploi de griaches [ou grièches], seaux ou baquets qui servent aux détenus pendant qu’ils sont enfermés dans leurs chambres pour y déposer leurs excréments183.

Peu après, un rapport au Dauphin de France, Louis-Antoine d’Artois, fait le point sur les latrines des prisons184. En 1843, en prévision de la construction de nouvelles

prisons parisiennes, le Préfet de la Seine désigne une commission constituée par Dumas, Boussingault, Andral, Péclet et Leblanc. Après avoir mené des expériences sur diverses latrines pénitentiaires, les experts soulignent l’importance de la ventilation

comme de la température, qui doit être supérieure à 15°C au moins185.

Bien que d’une finalité différente des prisons, la gestion des déjections produites dans les garnisons et casernes mobilisent également les spécialistes de l’hygiène des armées, à l’instar des latrines très sophistiquées construites entre 122 apr. J.-C. et 127 apr. J.-C. sur les fortifications du mur d’Hadrien au sud de l’Ecosse186. Illustration

d’un très riche corpus militaire187, l’exemple du Fort de Bron, construit entre 1875 et

1877, se caractérise par ses latrines, qui disposent d’un puits de lumière et d’une ventilation avec fenêtre sur cour188.

portes in Antoine Denis BAILLY, Choix d'anecdotes anciennes et modernes, ou Recueil choisi de traits

d'histoires…, T.2, 3e Ed. Poncelin de La Roche-Tilhac, 1803, p. 123

182 Etienne PARISET, Régime de santé des prisons, Rapport à la Société royale des prisons, 25 mai 1819,

Revue pénitentiaire et des institutions préventives, t. IV, 1847, p. 397-425.

183 Louis René VILLERME, Des prisons telles qu'elles sont et telles qu'elles devraient être : par rapport à

l'hygiène, à la morale et à la morale politique, Ed. Méquignon-Marvis, Paris, 1820, 192 pp., p. 20-22 184 François Barbé de MARBOIS, Rapport au Dauphin sur la construction des latrines publiques et sur l'assainissement des fosses d'aisance, Imprimé par ordre du Conseil général de la Société royale des prisons, Imprimerie de Fain, 1825, 28 p.

185 Publication industrielle des machines, outils et appareils les plus perfectionnés et les plus récents…,

Ed. Armengaud, t. 5, 1847, p. 192-196

186 Peter BEAUMONT, Water Supply at Housesteads Roman Fort, Hadrian's Wall: the Case for Rainfall

Harvesting, Society for the Promotion of Roman Studies, Britannia, Vol. 39 (2008), pp. 59-84

187 Note sur les latrines à la turque et note sur une nouvelle disposition de latrines, Mémorial de

l’Officier du génie, t. 5, 2nde Ed., Librairie Leroux, Liège, 1844, p. 309-314

Edmond DUPONCHEL, nouveau système de latrines pour les grands établissements publics et notamment pour les casernes, les hôpitaux militaires et les hospices civils, Annales Hyg. Pub. Médecine Légale, 2nde série, t. X, Baillières, juin 1858, p. 356-362

Dr É.-L. BERTHERAND (médecin militaire à Alger), mémoire sur la vidange des latrines et des urinoirs publics au point de vue hygiénique, agricole et commercial, Impr. Lefebvre-Ducrocq, Lille, 1858, 15 p Eugène THIAC, Utilisation des fumiers et des vidanges des casernes de cavalerie, Paris Ed. Bottier, 1863, 19 p.

Baptiste-Léonce MALHERBE, Étude sur l'insalubrité des quartiers militaires, à propos de l'application de la nouvelle loi sur l'armée, Ed Mellinet Nantes, 1879, 39 p.

Cette question un peu surprenante de la luminosité des latrines a fait l’objet d’une corrélation avec leur propreté en 1889, lorsqu’un médecin militaire s’est intéressé aux sièges à la turque des militaires de première classe. Constatant leur état de saleté avancée, il recommande de prévoir, pour toute nouvelle latrine, l’installation d’un éclairage au gaz pour éviter de souiller la place en ratant le trou à cause de l’obscurité du local189.

Avec regret, ce sujet de la gestion de l’excrémentielle soldatesque, alimenté par de nombreuses aventures industrielles comme l’illustrera, entre autres, le cas de l’édicule Goux développé plus loin, reste ici effleuré par manque de temps.

Objet de débat entre hygiénistes pour définir la bonne de stratégie disciplinaire190, à

partir de la seconde moitié du XIXe s., la question des établissements scolaires est

également visée191, avec des recommandations de la société de médecine publique192,

et des rapports de voyages à l’étranger (voir Figure 36)

Figure 36 – latrines scolaires aux Etats-Unis (1874)193

La gestion des déjections des aliénés constitue un sujet d’étude194, et à Lyon la presse

quotidienne se fait l’écho des latrines de l’établissement modèle de Bron car

La question des lieux d'aisance est une des plus difficiles à résoudre dans toutes les grandes agglomérations et spécialement dans les asiles d'aliénés. Elle a été étudiée à Bron avec le plus grand soin.

189 Dr BADOUR, Gazette des hôpitaux civils et militaires (Lancette française), 1889, 62ème année, Paris,

p.871

190 Thierry GASNIER, Le silence des organes, anatomie du discours hygiéniste : la réforme des latrines

parisiennes (1820-1910), mémoire de maîtrise, EHESS, 1980, pp. 170, p.98-108

191 Eugène PERRIN, Des Latrines scolaires, de l'urgence d'une réforme à y introduire sous le double

rapport de l'hygiène physique et morale de l'enfance, mémoire lu à la Société de médecine publique et d'hygiène professionnelle, dans la séance du 29 mai 1878, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1878, 24 p.

192 Dr RIANT, des latrines scolaires, conclusions adoptées par la Sté de médecine publique, Annales

d'hygiène publique et de médecine légale, série 3, n°01, Baillière, 1879, p. 142-143.

193 Dr L. GUILLAUME, Hygiène des écoles, conditions architecturales et économiques, Annales Hyg. Pub.

et Médecine Légale, 2ème série, janvier 1874, p. 76-80

194 Scipion PINEL, Traité complet du régime sanitaire des aliénés, ou Manuel des établissements qui leur

sont consacrés, Société encyclographique des sciences médicales, 1857, pp. 382, p. 32-36

WATTEVILLE, DE FONTAINES, PARCHAPPE, TREBUCHET…, Résumé d'un Rapport au ministre de l'intérieur par la commission de salubrité de l'Asile Impérial de Vincennes, Nouvelles Annales de la construction, mars 1859, pp. 52-62

Anonyme, Département du Rhône, Monographie de l'asile public d'aliénés élevé à Bron, état descriptif des plans, dessins et photographies, envoyés à l'exposition universelle de 1878, p. 17-18

Anonyme, Les asiles de convalescence berlinois installés au milieu des champs… irrigués avec les eaux d’égout, Annales d’Hygiène Publique et de médecine légale, 3ème série, t. 28, juillet 1887, p. 573

On s'est déterminé à éloigner les cabinets des habitations et même, pour parler plus exactement, à les supprimer. Il n'y a en effet pas de fosses. Les lieux établis en encorbellement sur les sauts-de-loup correspondent simplement à des tinettes mobiles qui roulent Je long des fossés. Ces tinettes remplies, les aliénés les transportent à des dépotoirs éloignés qui seront, fermés et étanches, et d'où l'on tirera les engrais pour les étendre sur les terres cultivées195.

Les autres lieux concernés sont les orphelinats, les cités ouvrières, les ateliers et

manufactures, les rues, parcs et jardins, mais également les salles de spectacles196,

les hôtels, les navires197, les trains et gares ferroviaires, le cas des hôpitaux étant

abondamment illustré dans ce travail198, avec l’Hôtel Dieu de Lyon.

Dans les pages qui suivent, sont considérées les seules latrines publiques, en distinguant les caractères de mobilité et séparation des déjections, mais aussi les enjeux anatomiques (équipement mixte ou réservé aux femmes ou aux hommes). Les questions de l’évacuation des déjections accumulées, du branchement au réseau d’adduction d’eau potable et du raccordement au réseau d’assainissement ne sont pas étudiées.