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S’identifier ou se distancier du travail du sexe

Chapitre 5. Zones de tension

5.1 S’identifier ou se distancier du travail du sexe

La première zone de tension qui traverse les pratiques d’empowerment se rapporte à l’ambivalence des participantes propre au fait de s’identifier ou de se distancier du travail du sexe dans le cadre de leur implication. Le Projet L.U.N.E. vise à démarginaliser le travail du sexe, cherchant à faire reconnaître le statut de TDS comme valide, dans une volonté de renverser les préjugés et la stigmatisation qui y sont associés :

On se réunit ensemble, et on regarde sur quoi on veut travailler. Et ce qui serait à faire pour que justement, il y ait moins de préjugés envers les TDS et compagnie. [participante 3]

Ça revient beaucoup à enlever les préjugés sur le travail du sexe. Conduire éventuellement peut-être à une forme de décriminalisation. Démarginaliser le travail en soi. [participante 4]

Ainsi, le Projet L.U.N.E. fait la promotion d’une image des TDS qui se veut plus positive et valorisante, et la mobilisation collective est ancrée dans une lutte en faveur de la reconnaissance de cette identité. Or, malgré les efforts encourus en ce sens, certaines participantes du Projet L.U.N.E. entretiennent un rapport ambigu avec leur condition de TDS, hésitant parfois à s’identifier comme telles ou préférant se distancier de ce statut. Ainsi, ces répondantes attribuent une connotation négative au travail du sexe, l’associant à « un mauvais choix » ou à « un choix dans une absence de choix », ce qui dénote une ambivalence face au discours visant à reconnaître la légitimité du travail du sexe :

On n’est pas juste des droguées qui font de la prostitution… On est autre chose que ça. Oui, on a eu des mauvaises passes, on a fait des mauvais choix, mais maintenant, on est rendues là et on réussit à faire briller un projet tout le monde en commun. [participante 3]

Certaines qui disent : « Hey, je suis une travailleuse du sexe, j’assume pleinement ce que je fais. C’est un choix. » Ouais… Oui pis non. On le sait, des fois, c’est un choix dans une absence de choix. [alliée 3]

Dans le même ordre d’idée, l’une des répondantes qualifie le fait d’avoir arrêté le travail du sexe comme un élément de « cheminement » qui l’a amenée à être prête à travailler au drop-in, renforçant l’idée selon laquelle l’exercice du travail du sexe contraste avec une perspective de rétablissement ou de reprise en mains :

Je n’aurais pas pu rentrer là [au drop-in] sans avoir cheminé. […] J’avais arrêté le travail du sexe. J’avais arrêté la consommation, sauf le cannabis. Fait que je me sentais déjà prête. [participante 9]

D’autres répondantes établissent un parallèle entre le fait d’avoir un « vrai emploi » (intervenante-paire-aidante au drop-in) et l’estime de soi. Par conséquent, il semble que le processus de valorisation vécu par certaines participantes soit principalement alimenté par le nouveau statut d’employée, et non par la promotion d’une image positive des TDS à travers les pratiques du Projet L.U.N.E. :

De dire à quelqu’un que tu as un emploi. « Tu vas travailler? Ah, tu as un client à faire? » « Non, non! Non! Je m’en vais à ma job! » Tu sais… C’est comme… C’est vraiment… C’est beaucoup. Ça y fait pour beaucoup. [participante 2]

Ça augmente l’estime de soi, aussi. […] De reprendre contact avec sa famille, avec ses amies : « Hey, je travaille, maintenant! » Le travail, dans notre société, c’est tellement une valeur importante. [alliée 4]

En continuité avec cette idée, une répondante manifeste son désir de se détacher du travail du sexe. De façon plus spécifique, cette répondante explique qu’elle cherche par son implication au Projet L.U.N.E. à « se créer une bulle normale » ou à « faire partie de la gang des intervenants » :

J’aime ça aller à l’Université, et j’aime ça aller dans les cégeps. […] Parce que c’est tous des T.S qui sont alentour de moi. C’est tout du monde normal, et c’est ce que je recherche, à me créer dans ma nouvelle vie. Une bulle normale. [...] J’aimerais ça être dans la gang des intervenants. [participante 6]

Une autre répondante va dans le même sens, en précisant que malgré son respect pour le travail du sexe, elle préfère s’en dissocier, puisqu’elle s’est reprise en mains, et que le travail du sexe n’est pas conciliable avec sa nouvelle réalité. Au final, cette répondante dit ressentir le besoin d’une attache plus solide :

J’ai beaucoup de respect pour le travail en soi. Même que je le vois comme nécessaire. Mais à un niveau personnel, je m’en détache. J’ai besoin d’autre chose. J’ai besoin d’une attache plus solide. […] Je me suis prise en mains. Je retourne à l’école. Je veux me replacer dans la vie. Je veux voir mes enfants. [participante 4]

Ces extraits nous permettent de constater le dilemme vécu par les participantes, alors que leur discours marque une rupture entre les conceptions de travail du sexe et de « reprise en mains ». La stigmatisation

apparaît comme un obstacle à la prise de parole, alors que les TDS ne sont pas prêtes à s’identifier comme telles, compte tenu des conséquences qui pourraient en découler :

Il n’y a personne d’autre que les paires qui devraient prendre parole publiquement. Mais à cause de la stigmatisation qu’elles vivent… Elles ne sont pas prêtes à se montrer dans les médias. Parce que… Ça va avoir des conséquences, après, pour elle. [alliée 5]

Ces extraits apparaissent particulièrement éclairants pour comprendre la difficulté d’œuvrer au déploiement des pratiques d’empowerment à partir d’une identité stigmatisée à laquelle les participantes hésitent à s’associer.