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Interactionnisme symbolique : redéfinition de l’identité stigmatisée des travailleuses du sexe

Chapitre 6. Interprétation des résultats

6.2 Interactionnisme symbolique : redéfinition de l’identité stigmatisée des travailleuses du sexe

Les résultats de cette étude permettent de constater que le Projet L.U.N.E. contribue à modifier les perceptions négatives entretenues à l’endroit des TDS, et ce, tant auprès de la population générale qu’auprès des TDS elles-mêmes. En ce sens, il apparaît pertinent d’explorer les mécanismes par lesquels l’organisme participe à la redéfinition de l’identité stigmatisée des TDS, selon une perspective interactionniste. Deux angles d’analyse apparaissent appropriés pour interpréter les résultats de cette étude. D’une part, cette section aborde la façon dont le Projet L.U.N.E. parvient, à partir des interactions sociales, à attribuer une connotation plus positive au travail du sexe et aux TDS. D’autre part, cette section présente la manière dont le Projet L.U.N.E. contribue au renforcement de la communauté d’appartenance des TDS, en l’imprégnant de nouveaux référents identitaires.

6.2.1 Attribuer une connotation plus positive au travail du sexe et aux travailleuses

du sexe à travers les interactions sociales

D’un point de vue interactionniste, le sens des objets et des situations n’existe pas en soi, il est plutôt le produit des interactions sociales (Blumer, 1969). Selon Goffman (1975), la stigmatisation émerge dans le rapport à l’autre, lorsqu'un individu possède un attribut qui le rend différent et le discrédite aux yeux d’autrui. Dans le même sens, Cooley souligne avec sa théorie du « looking glass self » que le sentiment de valeur de soi est érigé par les interactions avec les autres (Denzin, 1992). Parallèlement, l’interactionnisme symbolique entrevoit l'individu comme un acteur libre de ses décisions (Le Breton, 2008). Ainsi, les TDS sont vues comme des actrices sociales qui construisent elles-mêmes le sens de leur rapport au monde à travers un processus interprétatif. L’interactionnisme symbolique apparaît donc comme un cadre théorique judicieux pour comprendre comment les pratiques d’empowerment contribuent à transformer l’image des TDS et la stigmatisation qui y est associée, et ce, à partir d’une interprétation réciproque entre les personnes qui y sont impliquées et qui interagissent ensemble.

Selon Mead, les gestes, les paroles et les attitudes d’un individu sont porteurs de significations auxquelles les autres s’ajustent en réponse (Le Breton, 2008). On peut s’appuyer sur cette notion de réciprocité pour analyser la transformation de l’identité stigmatisée des TDS qui se déploie à partir des pratiques d’empowerment. Le Projet L.U.N.E. mise sur les forces et valorise le savoir expérientiel, en élaborant des projets – comme le drop-in - qui s’appuient sur la pertinence et le caractère « essentiel » de l’expertise des TDS. Dès lors, les interactions propres aux pratiques d’empowerment sont imprégnées d’une nouvelle symbolique importante : les TDS disposent d’un savoir expérientiel légitime, qui représente un apport substantiel au sein de l’organisme. Selon les interactionnistes, les interactions sont également influencées par la position sociale des individus qui y prennent part, c’est-à-dire que chaque acteur représente diffusément certains groupes d’appartenance, selon son genre, son âge ou sa classe sociale (Le Breton, 2008). Or, en attribuant un statut de paire-aidante aux TDS, le Projet L.U.N.E. contribue à la création d’une identité à laquelle ces dernières peuvent s’identifier. Dès lors, le lien social s’articule autour de cette nouvelle référence positive, de sorte que les rapports sont empreints d’une dynamique plus égalitaire. Cette section explore les différents types d’interactions à travers lesquelles s’opère la redéfinition de l’identité stigmatisée des TDS. Par ses pratiques d’empowerment, le Projet L.U.N.E. encourage les TDS à cultiver des interactions positives entre elles. En effet, en mettant à profit leurs savoirs en vue d’améliorer les conditions de vie de leurs paires, les participantes engagent des interactions qui les positionnent comme paires-aidantes. Dans la mesure où leur vécu est considéré comme utile par autrui, les TDS développent une vision plus positive de leur parcours, en lui attribuant une utilité sociale. Leurs expériences négatives ont désormais une connotation plus favorable, permettant de tirer des apprentissages du passé, et ce, dans une visée de sensibilisation auprès des autres. Au final, le fait d’aider d’autres personnes amène les TDS à redéfinir les perceptions qu’elles entretiennent à propos d’elles-mêmes, participant au renversement de leur identité stigmatisée.

Dans un autre ordre d’idées, le Projet L.U.N.E. met en œuvre différents moyens pour favoriser la création de rapports égalitaires entre participantes et alliées : soutien pour faciliter l’implication, attribution d’une place prépondérante aux TDS, et établissement d’une relation d’intervention non hiérarchique. Or, cette posture entre TDS et alliées témoigne d’un rapport différent à l’image des participantes du Projet L.U.N.E., alors que ces dernières sont reconnues comme citoyennes au même titre que les intervenantes. Il en résulte que plusieurs TDS se perçoivent comme étant sur le même pied d’égalité que les intervenantes. Ce changement de perception nous éclaire sur le potentiel transformateur des rétroactions positives que les alliées adressent aux TDS à travers les interactions. En se positionnant dans un rapport plus égalitaire, les alliées lancent un message positif, et ce, au nom de l’ensemble de leur groupe d’appartenance.

La transformation de l’image des TDS se concrétise également par la promotion d’une vision plus nuancée du travail du sexe, ce qui teinte les interactions sociales. Le Projet L.U.N.E. n’entretient pas de définition préconçue du travail du sexe, c’est-à-dire que ce sont les TDS qui définissent leur expérience, en continuité avec le postulat de l'interactionnisme symbolique selon lequel les individus sont des acteurs sociaux qui disposent d’une capacité réflexive. Le Projet L.U.N.E. lutte en vue de décriminaliser le travail du sexe, ce que les répondantes associent au fait de « redonner une dignité » et de « reconnaître la citoyenneté » des TDS. À travers ses pratiques d’empowerment, le Projet L.U.N.E. favorise des interactions positives et respectueuses entre la population générale et les TDS, en permettant notamment à ces dernières de prendre la parole auprès d’auditoires ouverts, ce qui assure une rétroaction plus favorable en regard de leur vécu. Le fait de s’attarder aux expériences positives associées au travail du sexe et d’y accorder de la valeur contribue à redéfinir le vécu des TDS, de sorte que ces dernières ne se conçoivent plus seulement comme des victimes et cherchent à tirer des apprentissages de leur passé. Ce changement du rapport à soi apparaît particulièrement intéressant pour montrer qu’il est possible de renverser la stigmatisation en mettant de l’avant des représentations sociales du travail du sexe qui sont plus nuancées, parmi lesquelles les TDS vont puiser pour construire leur rapport à elles-mêmes.

Bien que le renversement de la stigmatisation s’actualise à partir des interactions, les participantes opèrent tout de même un processus interprétatif à travers lequel elles renouvellent leur rapport à elles-mêmes. La modification des actions des TDS au cours de leur implication traduit bien cette transformation, puisque ces dernières en viennent à s’affirmer davantage et à reprendre du pouvoir dans différentes sphères de leur vie (Blumer, 1969). De plus, les participantes du Projet L.U.N.E. se montrent de plus en plus à l’aise de se dévoiler, ce qui dénote un changement de perception quant à leur statut de TDS. À cet effet, Goffman (1975) souligne que les personnes ayant un stigmate invisible (comme les TDS) peuvent appliquer diverses techniques pour s’adapter à leur stigmate. Au début de leur implication, les TDS utilisaient la technique de dissimulation afin de camoufler le stigmate, alors que maintenant, il leur arrive de le dévoiler volontairement. Toutefois, malgré la valorisation de l’identité qui se produit au fil de leur parcours au Projet L.U.N.E., il n’en demeure pas moins que plusieurs participantes demeurent ambivalentes à l’idée de s’associer au statut de TDS, ce qui illustre la difficulté de renverser le stigmate associé au travail du sexe.

6.2.2 Le Projet L.U.N.E. comme groupe d’appartenance et communauté de

référence

L’interactionnisme symbolique implique de tenir compte des symboles qui alimentent le lien social entre acteurs (Le Breton, 2008). Cette dimension symbolique apparaît particulièrement intéressante pour analyser comment le Projet L.U.N.E. en vient à redéfinir l’identité stigmatisée des TDS. En effet, l’organisme participe à la construction d’une communauté de référence pour les TDS, en l’imprégnant de nouveaux marqueurs

identitaires. Il en résulte que les participantes articulent leurs interactions à partir de ces nouvelles significations partagées, ce qui contribue à renverser la stigmatisation. Toutefois, cela comporte des défis, puisque les symboles qui caractérisent la collectivité des TDS ont parfois une connotation négative, de sorte que ces dernières hésitent à s’y identifier.

Selon Goffman (1975), le stigmate peut constituer le point de départ d'une nouvelle communauté au sein de laquelle les individus stigmatisés retrouvent accueil, acceptation et soutien. Comme le note Goffman (1975), les individus « discréditables » peuvent décider de revendiquer un statut social à partir de leur stigmate, se construisant une identité basée sur la lutte pour la reconnaissance de leur nouveau statut. En permettant aux TDS de se rassembler au sein d’un groupe et de se mettre en action pour défendre leurs droits, le Projet L.U.N.E. constitue en quelque sorte le point de départ de cette nouvelle communauté.

D’un point de vue interactionniste, la culture du groupe d’appartenance apparaît comme un repère essentiel pour se situer face au monde, puisque les significations communes (ou non) constituent des références sociales et culturelles à partir desquelles l’individu érige son action. Selon une posture interactionniste, il convient d’analyser le « soi » comme le résultat d’un ajustement continu entre le groupe d’appartenance et la singularité des acteurs (Le Breton, 2008). Or, par la création d’une communauté de référence, le Projet L.U.N.E. contribue justement à l’élaboration de nouvelles significations desquelles les TDS peuvent s’inspirer pour guider leur conduite. Parmi ces significations, notons les principes d’accueil et d’acceptation inconditionnelle, alors que le Projet L.U.N.E. fonde ses pratiques sur l’ouverture et le non-jugement. Outre la volonté de reconnaître l’expertise des TDS et de promouvoir une conception plus nuancée du travail du sexe, le Projet L.U.N.E. vise également à redonner la parole et le pouvoir aux participantes, tout en s’inscrivant dans une perspective de respect et de défense des droits. Par l’édification de ces référents, l’organisme participe à la création d’une trame de sens partagée, qui alimente les interactions et à laquelle les TDS peuvent puiser pour construire leur action. En s’appuyant sur ces nouveaux symboles, les TDS interagissent entre elles et s’inspirent mutuellement, dans un processus d’interprétation et d’ajustement réciproque. C’est ainsi que plusieurs femmes en viennent à se mettre en action, en prenant exemple sur les autres pour s’affirmer et s’affranchir. Cette influence réciproque entre les participantes met en évidence l’importance du rôle de la communauté d’appartenance dans la détermination des actions des TDS. Il en résulte que le Projet L.U.N.E. devient un terreau fertile pour le changement.

Les symboles qui caractérisent la collectivité des TDS sont toutefois teintés par la stigmatisation, de sorte que ces dernières hésitent à s’y identifier. Tout comme la recension des écrits témoigne d’une ambivalence caractérisant la posture en faveur de la reconnaissance de la « prostitution » comme travail (Hwang, 2007 ; Mathieu, 2003), plusieurs participantes du Projet LU.N.E. attribuent une connotation négative au travail du

sexe, manifestant l’envie de s’en détacher. En ce sens, le propos des répondantes rejoint l’observation de Goffman (1975) selon laquelle les individus stigmatisés hésitent parfois à s'identifier à leur groupe d'appartenance. Dans ce contexte, la création d’une communauté de référence représente un défi, considérant que l’identité collective associée à cette communauté ne rallie pas l’ensemble des TDS. Il en résulte que les rapports entre TDS sont marqués par l’ambivalence, puisque certaines sont hésitantes à se fréquenter, illustrant l’impact de l’intériorisation du stigmate sur la construction des liens de solidarité.