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Partager le pouvoir entre alliées et travailleuses du sexe

Chapitre 5. Zones de tension

5.4 Partager le pouvoir entre alliées et travailleuses du sexe

La dernière zone de tension qui caractérise les pratiques d’empowerment du Projet L.U.N.E. renvoie à la difficulté d’assurer un partage de pouvoir équitable entre les TDS et les alliées, c’est-à-dire de renverser le rapport de force établi en redonnant la parole aux participantes. Le Projet L.U.N.E. vise à favoriser la participation des TDS, en leur attribuant une place prépondérante au sein de l’organisme, ainsi qu’en instaurant des relations non hiérarchiques entre participantes et alliées. Toutefois, plusieurs répondantes traitent de la difficulté d’instaurer des rapports égalitaires, citant des exemples où les relations sont soumises à une répartition inéquitable du pouvoir. D’une part, une répondante souligne que certaines alliées ne se considèrent pas comme étant sur le même pied d’égalité que les TDS, et inversement :

Il y en a [des intervenantes] que ça fonctionne super bien. Que tu as vraiment l’impression d’être sa collègue, et d’être sur le même pied d’égalité. Il y en a d’autres qui pensent que parce qu’elles ont un diplôme, elles sont meilleures. [participante 7]

D’autre part, une intervenante émet une mise en garde quant au « surempowerment », notant que des participantes reprennent parfois « trop de pouvoir » et qu’elles en viennent à « écraser les autres », ce qui nous illustre le caractère délicat de l’équilibre à atteindre dans un contexte de partage de pouvoir :

J’ai vu des femmes être très empowerées, à qui on redonne beaucoup beaucoup beaucoup de pouvoir, qui reprennent beaucoup d’autonomie, mais versé dans l’autre pan. Elles peuvent devenir des leaders négatives aussi. […] C’est correct de prendre de l’autonomie et du pouvoir, mais pas à n’importe quel prix. Pas au prix d’écraser les autres. [alliée 3]

Selon les répondantes, différents éléments font obstacle au partage de pouvoir. Une répondante fait mention du regard infantilisant de certains partenaires, rapportant que les interactions avec ces derniers peuvent invalider les efforts du Projet L.U.N.E. en vue d’instaurer des rapports égalitaires :

Moi, ce qui me dérange, ce n’est pas le regard de : [ton négatif] « Ah, encore une paire- aidante! », mais le petit regard de : « Ah, c’est tu cute, elle dit quelque chose! » [alliée 1]

Du point de vue de cette même répondante, des enjeux de pouvoir latents peuvent caractériser les relations entre participantes et alliées. Du fait qu’elles ont parfois l’impression d’avoir moins d’expertise dans un domaine donné, les participantes du Projet L.UN.E. peuvent calquer leur opinion à celle des alliées. En réponse à cette préoccupation, cette répondante souligne l’importance de s’assurer que la prise de décisions des TDS ne soient pas influencée par la confiance accordée aux intervenantes :

Quand quelqu’un te fait vraiment confiance, quand il a l’impression qu’il a moins de jugement ou qu’il connaît moins la patente… Si tu dis de quoi, il va dire : « Ben je pense comme elle! » Fait que là, on est tu encore dans les bonnes affaires? [alliée 1]

Dans un autre ordre d’idées, les répondantes observent que le Projet L.U.N.E. se bute à des enjeux relatifs à l’application des pratiques d’empowerment. Plusieurs questions émergent en ce sens : Quelle est la nature du pouvoir qui devrait être partagé entre les TDS et les alliées dans une perspective d’empowerment (décisionnel, opérationnel, relationnel)? Quelle place devrait être accordée aux TDS et aux alliées dans une répartition égalitaire du pouvoir? À titre d’exemple, certaines répondantes questionnent la nécessité de consulter les TDS pour l’ensemble des décisions qui sont prises au Projet L.U.N.E., notamment lorsque ces décisions n’ont pas d’incidence sur les orientations de l’organisme. Selon ces répondantes, il n’est pas réaliste que les participantes prennent part de façon active à toutes les décisions prises quotidiennement :

Je faisais plein de démarches pour plein de petits cossins [au drop-in], genre… Juste aller chercher des meubles, et le branchement de téléphone, pis ci, pis ça. Et là, je disais aux filles… Est-ce qu’il faut que je vous fasse un rapport sur tout ça? Tu sais! Ça sous-entend tu, le « par et pour », que je suis soumise à tout ramener ça en groupe, tout le temps? [alliée 3]

Je ne veux pas prendre toutes les décisions. Mais en même temps, je pense que c’est idéaliste de penser que… On ne peut pas faire une réunion à chaque fois qu’il y a la moindre décision à prendre. […] S’il y avait un gros changement à faire, je pense que là, ça vaudrait la peine de se revoir et d’en jaser. [alliée 1]

Plusieurs répondantes associent l’approche d’empowerment à une forme d’autogestion, de sorte qu’un « vrai par et pour » impliquerait que le Projet L.U.N.E. soit ultimement formé de TDS, sans intervenantes :

Deux-trois [TDS] qui prennent le lead, ça se peut. Tout se peut. […] Il faudrait qu’elles soient hot en maudit et qu’elles sachent se faire entendre… Je ne sais pas si ça se peut. Non, moi, je pense qu’à long terme, et peut-être que là, ce serait un vrai « par et pour ». [alliée 1]

Toutefois, plusieurs répondantes précisent que les alliées ont un apport non négligeable au Projet L.U.N.E., de sorte qu’il apparaît plus ou moins envisageable d’atteindre un point où il n’y a plus d’intervenantes impliquées à l’organisme. En ce sens, même si le Projet L.U.N.E. cherche à laisser le plus de place possible aux TDS, la présence des alliées s’avère nécessaire à certains égards :

Il y a aussi des fois où elles [les TDS] se sentent dépassées par des situations, et c’est pour ça que le pairage est intéressant. Parce que là, tu peux justement t’appuyer sur les compétences et les habiletés des alliées. [alliée 5]

Je ne sais pas si c’est vraiment écrit dans le plan, mais ce que j’ai entendu, c’est qu’à vraiment long long terme, ça soit sans intervenantes. Que ce soit juste des paires. Mais en même temps, je ne vois pas comment ça pourrait être possible de faire ça. Parce que quand on arrive au Projet L.U.N.E., on est dans différentes situations, et il y en a qu’on a besoin d’avoir un peu d’encadrement, comme une intervenante qui est là. [participante 1]

Une répondante abonde dans la même direction, en précisant que les TDS n’auraient probablement pas la même crédibilité si elles n’étaient pas accompagnées par des intervenantes.

Admettons, quand on va présenter dans des groupes d’école… C’est rassurant, et ça rend réaliste pour les gens d’avoir une intervenante qui dit : « Écoutez ce qu’ils ont à dire, c’est important. » [alliée 5]

À la lumière des résultats de ce mémoire, il apparaît que la mise en œuvre des pratiques d’empowerment est traversée par des contradictions et des ambiguïtés avec lesquelles il importer de composer. Ce processus de négociation constructif à l’œuvre au Projet L.U.N.E. traduit bien la complexité d’articuler l’intervention dans une perspective d’empowerment.