• Aucun résultat trouvé

Sémantique indexicale et sémantique interprétative : la question du motif

La sémantique indexicale

4.2.4 Seconde période : motif, profil, thème

4.2.4.2 Sémantique indexicale et sémantique interprétative : la question du motif

Dans leur ouvrage, Cadiot et Visetti indiquent qu’un rapprochement peut être établi entre leur dispositif théorique et celui de la sémantique interprétative. Un tel rapprochement permettrait entre autres de faire correspondre le motif linguistique au sème inhérent.

De notre point de vue, une telle correspondance doit être commentée car elle peut provoquer une confusion et mélanger deux niveaux d’analyses et deux objectifs distincts. Pour Rastier, en effet, la définition des classes, et en particulier, celle de domaine a pour effet de relativiser l’intérêt de la polysémie et de lui ôter sa pertinence en tant que phénomène. Ceci est confirmé dans ce qui suit :

« Il est bien rare que dans une pratique déterminée on ait à distinguer, parmi les acceptions de plateau, un plateau géographique d’un plateau de service, de spectacle, de tourne-disque, ou de machine-outil. Peu importe dès lors que ces acceptions aient en commun le sème /horizontalité/, lequel d’ailleurs n’est pas actualisé en toute occurrence. Pire, les traits communs à une classe d’acceptions sont eux-mêmes des artefacts d’une perspective sémasiologique : si l’on compare ‘l’assiette’ du cavalier et ‘l’assiette’ de service, on sera tenté d’inclure dans leur définition un sème /stabilité/, ce qui serait en règle générale erroné pour la seconde acception, pour laquelle ce sème n’est pas définitoire, relativement à ‘plat’ et à ‘couvert’, par exemple. » (Rastier et al. 1994, p. 51)

C’est exactement la même critique qui s’applique à l’analyse de ring par Langacker, dans laquelle ce dernier postule l’existence d’un schéma d’approbation circulaire, critique qui, d’une manière générale, vise toutes les conceptions de nature sémasiologique :

93

La sémantique indexicale

« La méthode traditionnelle, dite sémasiologique, est employée par la plupart des dictionnaires. Elle code les unités lexicales par leur signifiant graphique. A chaque signifiant, on associe l’ensemble des signifiés que ce signifiant est susceptible de véhiculer, et l’on cherche ensuite à structurer leur inventaire. […] Cependant, les signification associées à un même signifiant n’ont pas nécessairement d’éléments en communs (on parle alors d’homonymie) ; et quand elles en ont (on parle alors de polysémie), elles ne se rencontrent pas dans les mêmes contextes, n’ont pas la même histoire, n’appartiennent généralement pas au même niveau de langue, etc. Les interdéfinir conduit alors à des impasses, comme celle où s’engagent Langacker (1987) quand il interdéfinit les diverses significations de ring, qui vont de l’arène à l’anneau nasal, sous le prétexte qu’elles désignent des objets circulaires. » (Rastier et al. 1994, p. 45)

Or, comme le souligne très justement Cadiot et Visetti :

« Toutefois, notre point de vue diffère à cet endroit : nous ne refuserions pas de reconnaître un motif à ‘ring’, même si nous ne prenons pas le schéma circulaire de Langacker pour argent comptant, et soutenons par ailleurs le caractère intrinsèquement différentiel des profilages. » (Cadiot & Visetti à paraître, p. 113) La divergence des points de vue est-elle irréductible ?

La sémantique indexicale postule l’existence de motifs linguistiques dont le rôle est de motiver les emplois (catachrétiques, figurés, polysémiques) d’un mot. Nous pourrions être amenés à penser qu’il y a là les traces d’une approche sémasiologique, puisqu’en un certain sens il s’agit de rendre compte, sur la base d’un seul signifiant, des différents signifiés qu’il est susceptible de véhiculer. Or ce n’est pas tout à fait le cas. Le motif linguistique a ceci de remarquable qu’il peut être amené à disparaître ou à être remanié. En d’autres termes, il n’a pas cette valeur absolue que l’on reconnaît dans les conceptions sémasiologiques :

« Par définition, les motifs sont, non pas exactement sous-déterminés (ce serait prendre le risque de les considérer uniquement comme des abstractions génériques), mais toujours susceptibles d’être remaniés. Ils peuvent disparaître de la conscience des locuteurs, rester dans une mémoire enfouie de la langue, et même ne pas participer à la construction des emplois routiniers de mots qui pourtant continuent de les receler : ces emplois reposeront alors sur d’autres moyens de profilage, par exemple de type métonymique, ou bien sur des thèmes originaux constitués en discours. » (Cadiot & Visetti à paraître, p. 106)

On peut donc en conclure que la sémantique indexicale, en postulant l’existence d’une strate des motifs, traite un niveau de la signification qui n’intéresse pas nécessairement la sémantique interprétative. Mais ce régime de la signification ne créé pas pour autant une contradiction radicale entre ces deux approches.

4.2.4.3 Le profilage

Abordons maintenant la seconde strate de la signification, à savoir le profilage. Cadiot et Visetti, poursuivant la comparaison entre leur approche et celle de la sémantique interprétative, indiquent que le profilage peut être mis en correspondance avec les opérations interprétatives de Rastier :

« Les profils, quand ils engagent des motifs, jouent sur une plasticité de leurs traits : neutralisation complète ou virtualisation ; à l’inverse mise en saillance ; également afférences et requalifications par des dimensions nouvelles : soit socialement normées selon des profils déjà enregistrés en lexique, soit découlant de façon inédite de la mise en syntagme. Tout cela est conforme à ce qu’en dit F. Rastier. » (Cadiot & Visetti à paraître, p. 111)

Le profilage est donc le régime à l’intérieur duquel se détermine une mise en perspective du motif, un éclairage qui peut aller de la mise en saillance de ce motif (c’est le cas des emplois figurés qui mettent généralement en relief le motif initial) jusqu’à sa neutralisation complète (c’est le cas, entre autres, des emplois dénominatifs, dans lesquels le motif initial ne joue pratiquement aucun rôle).

Ces deux pôles du profilage, nous les avons croisés lors de l’étude des différents emplois de créneau. Ainsi, les exemples listés sous (43) permettent d’illustrer le premier pôle (mise en saillance du motif). La plupart semblent de nature catachrétique et font tous ressortir un motif initial de nature plutôt perceptuelle, dont nous avons dit qu’il pouvait être glosé comme un ‘intervalle propre à offrir une certaine disponibilité’. Nous avions remarqué, toutefois, que ces emplois spécifiaient ce motif initial en l’enrichissant : ainsi l’intervalle en question peut être spatialisé (faire un créneau), temporalisé (créneau horaire), mais aussi devenir une opportunité (un bon créneau) ou le signe d’une non conformité (hors-créneau). En d’autres termes, sa transposition dans de nouveaux domaines provoque aussi un profilage particulier, un enrichissement du motif initial et par extension, une certaine spécialisation94.

Le second pôle (neutralisation du motif) est très bien illustré par l’énoncé monter au

créneau, où l’on perd de vue l’idée d’intervalle. L’emploi devient alors purement dénominatif

et désigne effectivement cette ouverture pratiquée dans un mur, et qui permet de tirer à couvert sur l’assaillant. Dans ce cas, le profilage neutralise le motif et par la même occasion fraye la voie vers une thématique particulière, à savoir la guerre.

94

En cela, le profilage n’est pas sans présenter de fortes similitudes avec les PES de la première période de la sémantique indexicale. Une différence de taille, toutefois : les PES permettaient une spécification de la PE et devaient en cela rester cohérentes avec celle-ci, tandis que le profilage, comme nous le voyons dans ce qui suit, peut aussi amener à une neutralisation plus ou moins complète du motif.

La sémantique indexicale

4.2.4.4 La thématique

Si nous avons fait le choix de placer la sémantique indexicale dans ce troisième chapitre, en d’autres termes parmi les approches qui se préoccupent de la métaphore dans sa dimension textuelle, c’est justement à cause de ce troisième régime de la signification qu’est la thématique. Non pas qu’elle corresponde à la dimension du texte proprement dit95, mais elle permet d’ouvrir la problématique de la signification sur de grandes unités discursives.

La nature de ces unités discursives, on la conçoit facilement si l’on poursuit la comparaison engagée entre le dispositif théorique présenté par Cadiot et Visetti et celui de la sémantique interprétative. La thématique renvoie alors en partie à l’isotopie générique et / ou spécifique. Contrairement au motif, la thématique n’est donc pas un concept nouveau. Ce qui l’est plus, en revanche, c’est la nature des relations qui s’établissent entre la thématique et le motif, et qui permettent de rendre compte, contrairement à la plupart des approches schématiques, de l’innovation sémantique :

« Plus généralement, il est essentiel pour l’économie des motifs, qu’on puisse les retrouver comme sources et produits de l’activité de langage à tous les niveaux d’intégration : faute de quoi, on ne pourrait comprendre les rétroactions les plus profondes de la thématique sur les valeurs lexicales, que ce soit en diachronie ou dans la parole ; et corrélativement la portée du langage serait bornée en permanence par un répertoire clos (un dictionnaire) de ‘formes schématiques’, dont les paradigmes de stabilisations / déstabilisations circonscriraient d’avance le jeu lexical de l’innovation sémantique. » (Cadiot & Visetti à paraître, p. 96 note) Dans ce contexte, une telle rétroaction de la thématique sur les motifs ouvre la sémantique indexicale vers une conception véritablement dynamique de la signification, dynamique qui, par la même occasion, tend à réduire l’opposition langue - parole, puisque ladite dynamique n’en reste pas simplement au niveau des formes sémantiques mais s’applique également aux trois strates ainsi définies96.

95

Une simplification consisterait à placer le motif au niveau du mot, le profilage au niveau du syntagme et la thématique au niveau du texte. Une telle simplification ne peut toutefois être admise : la relation entre les trois régimes de la signification lexicale et les trois dimensions de la langue n’est pas bijective ; elle doit être vue sur le mode d’une interaction complexe : « Comme nous l’avons déjà souligné, des concepts tels que motifs, profils,

thèmes ne sont pas à aligner sur une méréologie simple, ou sur une chronologie étapiste, du type mot, phrase, texte. Ils ont sans doute des usages évidents si l’on se reporte à ces vénérables découpages, mais en réalité ils ne

s’y limitent pas et peuvent faire l’objet d’applications à d’autres paliers d’intégration. » (Cadiot & Visetti à paraître, p. 143).

96

Bien souvent, une théorie linguistique, pour se faire plus accessible et dépasser la simple exposition de dispositifs conceptuels, utilise une métaphore de nature pédagogique. Celle qu’emploient Cadiot et Visetti est d’autant plus intéressante qu’elle rend compte assez clairement des enjeux : « Le lexique est comme un système

complexe » (Cadiot & Visetti à paraître, p. 146). Pour commenter cette métaphore, il faudrait mener un

développement sur la physique dynamique, développement inutile ici puisqu’on le trouve chez des auteurs infiniment plus compétents (Petitot 1985; Victorri & Fuchs 1996, chap. 8; Visetti 1990).

Comme le soulignent très justement Cadiot et Visetti, les titres de roman, par exemple, actualisent simultanément les trois phases de la signification : l’homme de fer, le lys dans la

vallée, les douceurs de la chair, le repos du guerrier, etc. (Cadiot & Visetti à paraître, pp.

144-145) et l’on ne doit en privilégier aucune par rapport aux autres si l’on veut décrire le sens de tels énoncés.

4.2.5 Les emplois : un continuum déterminé par