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entreprise comparatiste entre les différentes théories analysées dans ce travail, nous allons étudier cet exemple dans le cadre de la sémantique interprétative et en tirer les conséquences.

Selon Rastier169, le problème du chirurgien qualifié de boucher est comparable à celui qu’implique la phrase de Woody Allen, citée par Sperber :

(96) Ma femme, m’invitant à goûter son tout premier soufflé, en a par inadvertance laissé tombé une cuillerée sur mon pied, fracturant ainsi quelques petits os.

(Rastier 1996; Sperber 1975)

Dans ce qui suit, nous reprenons mot pour mot l’analyse que fait Rastier de ce passage. Ceci nous permettra par la même occasion de revenir sur la distinction entre lecture intrinsèque et lecture extrinsèque (section 4.1.4). Le parcours interprétatif permettant de formuler les sous-entendus contenus par un tel passage se compose de deux étapes :

(i) Première étape :

1 - Inférence n°1 : Si sa chute cause une fracture, alors la cuillerée a une densité très élevée.

2 - Topos n°1 : Or le soufflé est un plat léger (occupant un volume appréciable pour une faible masse).

3 - inférence n°2 : Donc ce soufflé est très dense.

Cette première étape permet de remplacer le sème afférent /légèreté/ par son antonyme /lourdeur/, actualisé en contexte.

(ii) Seconde étape :

4 - Inférence n°3 : si ce soufflé est très lourd, alors il est raté. 5 - Topos n°2 : or une bonne ménagère réussit sa cuisine. 6 - Inférence n°4 : donc ma femme est une mauvaise ménagère.

Cette seconde étape permet d’assigner le sème afférent /péjoratif/ au sémème ‘femme’.

Comme le souligne Rastier, un tel parcours fait appel des données « extérieures » au texte, comme les topoi et les détours argumentatifs nécessaires à son élaboration. Malgré cela, il indique que ce parcours est un parcours intrinsèque : les deux étapes permettent d’aboutir à l’actualisation d’un sème afférent. En revanche, Rastier considère que toutes les interprétations qui prennent pour posée l’inférence n°4 seront extrinsèques, soit qu’elle porte sur l’énonciateur (« Woody Allen est sexiste »), sur les destinataires (« une telle plaisanterie

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sera amusante pour les mâles sexistes »), soit qu’on la généralise à toutes les jeunes épouses (« Toutes les jeunes épouses ont la catastrophe facile en cuisine »).

L’exemple (49) est moins complexe dans les élaborations argumentatives mises en jeu, mais il doit être traité selon le même principe : il fait intervenir des sèmes afférents dont l’activation dépend de normes sociales. Voici le parcours interprétatif proposé par Rastier :

« Je dirais que nous avons une incompatibilité (dans l'objet implicite) entre le trait /animal/ et /mort/ dans 'boucher' et /humain/ et /vivant/ dans 'chirurgien'. On a une double inférence : le parcours humain > animal et le parcours vivant > mort, qui dans la doxa équivaut à une double péjoration. L'incompétence est une inférence plausible à partir de cela (mais ce pourrait être le sadisme) : impossible d'aller plus loin sans contexte. » (Rastier, communication personnelle)

Ainsi, de façon parfaitement analogue à ce qui se passe pour la jeune épouse de Woody Allen, nous assignons le sème afférent /péjoratif/ à la personne du chirurgien à la suite d’une double inférence en partie socialement normée.

Cette remarque nous permet aussi de comprendre les raisons pour lesquelles la réversion de la métaphore (exemple (70)) entraîne un jugement plutôt mélioratif, puisque la double inférence devient animal > humain et mort > vivant, double inférence qui ne peut être qu’avantageuse pour le boucher qualifié de chirurgien, puisqu’il accorde à la matière première sur laquelle il travaille (la viande) une dignité qu’elle n’a pas nécessairement, et par conséquent, semble accomplir son ouvrage avec un grand respect. Exactement comme pour l’énoncé précédent, dans lequel nous pouvions sans contexte supplémentaire lire le sadisme en lieu et place de l’incompétence, la réversion de la métaphore peut aussi entraîner une lecture d’une autre nature, où le (trop) grand respect du boucher pour sa viande prend un tour légèrement déplacé et devient de la sorte le signe d’une obsession inquiétante par sa bizarrerie.

Nous sommes donc relativement éloignés des méthodes de l’intégration conceptuelle. Plus encore, il s’avère que les résultats obtenus ne se recouvrent que partiellement et peuvent aller jusqu’à entrer en totale contradiction, comme l’indique le tableau suivant :

Sémantique et cognitivisme

Lecture Produite Ce chirurgien est un boucher Ce boucher est un chirurgien

Intégration Conceptuelle « Incompétence » « Incompétence »

Sémantique interprétative « Incompétence / Sadisme » « Compétence / Bizarrerie »

Tableau 5-1 : divergence de lecture entre intégration conceptuelle et sémantique interprétative

Les prochaines sections seront l’occasion d’explorer la nature de ces divergences, qu’elles soient théoriques, méthodologiques ou terminologiques.

5.3.2 Espace mental et isotopie sémique

Une première divergence, la plus manifeste sans doute, entre intégration conceptuelle et sémantique interprétative, tient dans la nature des représentations sémantiques mises en jeu : l’intégration conceptuelle avance d’un côté l’existence d’espaces mentaux, tandis que la sémantique interprétative fonde ses analyses sur la notion de sèmes et sur une certaine répartition remarquable de ces sèmes, à savoir l’isotopie.

Il s’agit d’une différence d’autant plus appréciable qu’elle manifeste de façon claire la rupture fondamentale qui sépare de façon générale la sémantique pragmatico-cognitive et la sémantique linguistique. La première approche, comme nous avons eu l’occasion de le constater à différents endroits de notre travail, penche pour une représentation sémantique « naturelle » qui trouve ses racines dans les recherches en psychologie, voire aujourd’hui, dans les neurosciences. Il en est ainsi des notions de concept et de catégorie, dont on doit d’abord rechercher l’origine dans la philosophie. Ces deux notions, en tant qu’elles renvoient à un acte ou à un objet de la pensée, prennent toutefois de nos jours un sens différent de celui que leur prête la tradition philosophique. Repris à l’intérieur de la psychologie ou des sciences cognitives, ils perdent leur substrat métaphysique tout en conservant leur nature abstraite et générale170. Ils deviennent alors les schèmes naturels de la cognition sur lesquels doivent se fonder les facultés de l’homme, et en particulier, celle du langage. L’utilisation de concepts et de catégories a alors comme conséquence de replacer l’analyse à un niveau autre que celui de la linguistique proprement dite. On sait que nous avons affaire ici au credo fondamental du cognitivisme, qu’il soit de nature plutôt sémantique (Langacker), pragmatique (Sperber & Wilson) ou qu’il cumule les deux approches (Fauconnier & Turner).

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L’une des critiques de Rastier consiste toutefois à souligner que l’utilisation de concepts réintègre nécessairement, sous une forme « scientifique », toute une métaphysique dont la linguistique doit pourtant apprendre à se détacher.

Cette utilisation de notions telles que concept et catégorie détermine aussi en grande partie la nature des analyses proposées. Poser la notion de catégorie comme étant le lieu de la construction du sens aboutit nécessairement à se poser le problème en termes d’appartenance (section 5.2.3.3). De même, poser la notion de concept171 comme étant l’une des primitives de la pensée nous amène tout aussi nécessairement à penser le problème du sens en termes de hiérarchie taxonomique et de traits, et surtout, à orienter toute la réflexion sur la dialectique du général et du spécifique.

Les espaces mentaux proposés par Fauconnier n’échappent pas à cette orientation théorique générale. S’ils sont à l’origine présentés dans les termes d’une logique ensembliste172, la nature des éléments qu’ils intègrent, en particulier aujourd’hui, est cognitive173. Evidemment, l’espace mental ne désigne ni un concept ni une catégorie. Il se situe à un niveau supérieur d’élaboration puisqu’il a pour objectif d’architecturer des points de vue et des croyances, par l’intermédiaire de cadres conceptuels et de scenarii, en utilisant des rôles et en assignant ces rôles d’une certaine manière.

Mais lorsqu’on observe la nature réelle de la représentation attachée au boucher (ou celle du chirurgien) de l’exemple (49), on retrouve à peu près toutes les propriétés figuratives du concept de boucher.

Ce sont elles, en particulier, que Denis met en relief au cours d’une expérience psycholinguistique qui consiste à établir, pour une liste de professions données, les propriétés caractérisant ces professions :

« Boucher : Viande (5,03) ; Vendre (3,97) ; Tablier (5,16) ; Découper (4,84) ; Couteaux (4,66) ; Blanc (Vêtement) (5,16) ; Boucherie (4,69). » (Denis 1994, p. 153)

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Dont on sait qu’il peut être décliné selon une grande diversité d’acceptions. Dans les travaux de Lakoff, nous trouvons entre autres les concepts émergents et les concepts métaphoriques. Certains psychologues distinguent entre concepts catégoriels et concepts sensoriels (Hoffmann 1982).

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« Dans le modèle, les espaces mentaux seront représentés par des ensembles structurés et modifiables - des ensembles avec des éléments a, b, c, …, des relations satisfaites par ces éléments ( R1ab, R2a, R3cbf, …), et tels qu’on puisse leur ajouter de nouveaux éléments, ou établir de nouvelles relations entre leurs éléments. (Techniquement, un ensemble modifiable est une suite ordonnée d’ensembles ordinaires - il sera commode de parler d’espace mental construit au fil du discours, plutôt que de mentionner la suite correspondante d’ensembles.) » (Fauconnier 1984, p. 32).

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Sémantique et cognitivisme

Si de tels traits figuratifs174 ne peuvent constituer à eux seuls la structure d’un espace mental, ils sont fréquemment employés et ce sont bien eux qui s’insèrent dans des cadres conceptuels plus élaborés175. Or de tels traits entretiennent des rapports étroits avec ce que Cadiot & Nemo appellent des propriétés intrinsèques. Ce sont elles qui déterminent en grande partie l’importance de la référence dans les approches cognitives.

A l’inverse, et de façon analogue à ce qu’avance la sémantique indexicale, Rastier fonde ses analyses sur une notion qui n’est pas de nature cognitive mais bien linguistique. Il ne s’agit pas pour lui de partir de concepts ou de catégories, mais de classes sémantiques176. Or le principe qui permet de structurer de telles classes est fondamentalement de nature linguistique puisqu’il hérite du paradigme différentiel élaboré par Saussure. Dans ce cadre théorique, on considère ainsi que la valeur177 est la seule réalité des unités linguistiques, qu’elle est déterminée par la position des unités dans le système, et que ce positionnement n’est lié à aucune idée préétablie. La constitution du taxème, en particulier, dépend fondamentalement de cette conception. Nous en avons vu un exemple pour le cas des transports (Tableau 4-1).

Le principe de constitution des classes sémantiques nous permet ainsi de comprendre ce qui distingue véritablement les sèmes de la sémantique interprétative et les traits figuratifs employés par l’approche cognitiviste. Car si les sèmes sont les composants ultimes du sens, ce n’est pas en vertu d’une hypothèse cognitive ou psychologique, mais bien à cause du principe, beaucoup moins ambitieux, d’opposition fonctionnelle :

« Un admirable désir d’absolu pousse toujours à rechercher des éléments ultimes ou primitifs, et conduit parfois à penser les avoir trouvés ; sa puissance heuristique est incomparable, mais heureusement pour le progrès des sciences, il est toujours déçu. Bien évidemment, des sèmes comme /pour s’asseoir/ ou /extra-urbain/

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Cette liste des propriétés est exposée par ordre décroissant d’évocation. Le chiffre attaché aux traits correspondants est un indice de figurativité. Il permet d’apprécier le caractère figuratif des traits retenus. Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur au texte. La profession de chirurgien ne fait malheureusement pas partie du corpus analysé. A noter toutefois une distinction entre la structuration conceptuelle proposée par Grady et al. (1999) et celle mise en relief par l’expérience de Denis : si Grady et al. considèrent que l’objectif du boucher consiste à sectionner de la viande, Denis montre que celui de la vendre prime sur les autres, puisque ce trait apparaît avant la question du découpage. Or il est intéressant de constater que si les auteurs avaient intégré ce trait dans l’espace d’entrée attaché au boucher, l’espace intégrant résultant eut été manifestement différent, pointant de la sorte l’aspect vénal dudit chirurgien. Une question peut alors se poser : selon quel critère les auteurs de l’analyse privilégient le trait ‘découper’ au détriment du trait ‘vendre’, qui se trouve pourtant évoqué plus rapidement par les personnes testées ? Notre propre réponse à cette question, comme nous le verrons, fait intervenir la notion de thématisation, dont nous avons déjà abordé certaines caractéristiques (sections 4.2.4.4 et 5.1.5).

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Par exemple, le cadre conceptuel attaché au fossoyeur de l’exemple (45) ou le cadre conceptuel de la navigation que l’on a utilisé pour traiter la métaphore de Doderer (exemple (59)).

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Nous les avons étudiées dans la section 4.1.2 : il s’agit du taxème, du domaine et de la dimension. 177