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Espace intégrant

5.2 Une logique de conformité : le motif sémantique

5.2.3 La question des espaces d’entrée

5.2.3.3 Le contre argument de Kleiber

L’analyse qui précède nous a permis de mettre en relief le versant véritablement sémantique du lexème blindé, et ceci, au détriment d’un domaine conceptuel guerrier dont nous avons montré les limites, limites qui trouvent en particulier leur origine dans la trop grande référentialité des représentations sémantiques employées. La notion de compacité ne pouvant être dérivée d’un espace intégrant qui prendrait comme entrée un tel domaine, nous sommes bien obligés d’admettre qu’elle fait partie du potentiel sémantique de l’adjectif.

On peut toutefois critiquer cette approche en soulignant que la notion de compacité est trop puissante pour expliquer correctement le comportement polysémique de blindé. Kleiber est certainement celui qui a formulé le mieux cette critique. Nous l’avons déjà croisée plus haut dans ce travail (section 3.2.2), à cet instant au cours duquel nous précisions la différence fondamentale entre une conception schématique de la sémantique cognitive (représentée par Langacker) et une conception expérientialiste (Lakoff & Johnson). Il est donc nécessaire de revenir sur cette critique à ce niveau de notre analyse.

Le contre argument de Kleiber porte en particulier sur l’analyse du lexème boîte, analyse menée par Cadiot (Cadiot 1994), au cours de laquelle ce dernier postule que le sens du mot

boîte n’est pas descriptible en termes de propriétés intrinsèques (‘récipient de matière rigide’

par exemple) mais par l’intermédiaire d’un motif linguistique :

(93) X contenir Y pour produire / fournir

Une telle définition permet de rendre compte des emplois dits figurés du mot :

(94) Boîte (entreprise, école), boîte de vitesse, de nuit, à lettres, etc.

Dans le cadre théorique de la sémantique indexicale, ces emplois, en tant qu’ils permettent d’accéder facilement à la forme sémantique du lexème, sont mis au premier plan de la description et sont privilégiés par rapport aux emplois dénominatifs et littéraux. En opposition avec cette conception, Kleiber souligne qu’une telle forme sémantique (93), de par son trop haut degré d’abstraction, est trop puissante dans ses applications :

« Par trop puissantes, nous entendons souligner le fait qu’elles peuvent convenir également à des entités qui ne se trouvent pas désignées par l’expression en question : un cartable ou une serviette répondent à la définition schématique de P. Cadiot, mais ne seront pas appelés pour autant boîte. » (Kleiber 1999b, p. 48) Cet argument est pertinent par rapport à un présupposé théorique, présupposé qui fonde la majeure partie de l’approche de Kleiber, et qui consiste à penser la catégorisation, ou plus précisément, la « procédure de catégorisation qui fait que telle ou telle entité particulière perçue est reconnue comme appartenant à telle ou telle catégorie » comme étant le lieu de la signification proprement dite. Or si le sens est réduit à un processus de catégorisation, cela implique nécessairement une approche fondée sur une logique d’appartenance, qu’elle soit simple (modèle des CNS) ou plus complexe (théorie du prototype non standard). Au final, il s’agit bien de mesurer le degré d’appartenance d’un objet du monde à une catégorie donnée, que cette appartenance soit absolue (CNS), graduée (prototype standard) ou fondée sur des ressemblances locales (prototype non standard). Ce présupposé nous amène alors à constater, et c’est là l’argument de Kleiber, que le cartable ou la serviette ne peuvent appartenir à la catégorie des boîtes, même si l’on se dote d’un principe d’appartenance très peu contraignant.

Or Cadiot insiste sur le fait que le sens n’est pas un problème de catégorisation mais plutôt un problème d’accès au monde163. Les présupposés théoriques sont alors totalement différents

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Cadiot le dit explicitement dans ce passage déjà cité : « …le sens des mots n’est pas un problème de catégorisation. […] Le problème de la polysémie nominale est sans rapport avec la question de l’appartenance catégorielle. Il ne s’agit pas pour les mots (qua mots) de quelque façon que ce soit de regrouper des objets, mais bien d’indiquer des accès. Loin de procéder par abstraction à partir d’une gestalt commune hypothétique, ou par relâchement à partir d’un prototype, l’emploi d’un mot a pour fonction d’indiquer comment l’objet doit être pris et/ou perçu. L’iconicité des mots est subordonnée à leur fonction indexicale. » (Cadiot & Nemo 1997c, p. 144).

Une logique de conformité : le motif sémantique

et la mise en avant de propriétés extrinsèques (ou de motifs) rendent compte non plus d’un processus de catégorisation, mais bien d’un principe de motivation164.

Dès lors, la définition fonctionnelle proposée par Cadiot n’est pas trop puissante puisqu’elle a pour objectif de définir un potentiel sémantique dont la propriété fondamentale est sa transposabilité à l’intérieur d’une multitude de domaines distincts.

Or, nous considérons que cette transposabilité rend compte d’une réalité linguistique. Nous l’avons montré pour l’adjectif blindé et le verbe blinder. En ce qui concerne le lexème boîte, nous ne pouvons que constater encore la pertinence de ce principe, comme le prouvent de façon éclairante les exemples attestés suivants :

(95) Boîte à bouffe [restaurant] ; boîte à dominos [cercueil / bouche] ; boîte à idée

[crâne] ; boîte à jérémiade [violon] ; boîte de lait Mont-Blanc [sein de femme] ;

boîte à Lollo [soutien-gorge] ; boîte à néant [crâne d’un demeuré] ; boîte à pitié

[cœur] ; boîte à ragoût [estomac]165

Si l’on connaît la stylistique « extrême » que pratique San Antonio dans ses romans policiers, on constate toutefois que tous les emplois cités entrent exactement dans la définition fonctionnelle proposée par Cadiot166. Ceci confirme donc sa validité puisque les emplois les plus périlleux obéissent encore à cette définition. Certes, nous ne trouvons pas d’énoncé dans lequel le cartable ou la serviette deviennent une boîte à part entière, mais à la vue des différentes boîtes énoncées ci-dessus, cela ne semble pas faire partie du domaine de l’impossible.

Nous sommes donc dans un cas semblable à celui du verbe blinder et sa forme adjectivée, mais aussi dans le cas du créneau et du client analysé plus haut (exemples (43) et (42)). Pour ces trois lexèmes, et d’une manière plus générale pour la grande majorité du lexique, le sens gagne à être décrit dans les termes d’une forme sémantique dont le rôle est de motiver des

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Kleiber, du reste, l’a lui-même parfaitement compris : « Ainsi la définition fonctionnelle qui unit les différentes boîtes de P. Cadiot est, nous semble t-il, plus un fait de motivation, qui explique pourquoi un lycée peut être une boîte, un dancing une boîte de nuit, etc., qu’un critère d’application référentielle. » (Kleiber 1999b, p. 48)

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Ces expressions sont tirées du dictionnaire San Antonio, pp. 72-73. On peut aussi se rapporter au classique « fermes ta boîte » des cours de récréation, ou à la non moins classique « boîte à camembert » (pour bouche). 166

Rappelons la caractérisation sémantique de boîte : X contenir Y pour produire / fournir. Les exemples tirés de San Antonio jouent très exactement sur ces deux valeurs. Ainsi, pour la valeur contenir nous avons boîte à

dominos [cercueil / bouche], boîte à Lollo [soutien-gorge], boîte à ragoût [estomac]. Pour la valeur de production, nous avons boîte à jérémiade [violon]. Les autres emplois impliquent simultanément les deux

valeurs : boîte à bouffe [restaurant], boîte à idée [crâne], boîte de lait Mont-Blanc [sein de femme], boîte à néant [crâne d’un demeuré] ; boîte à pitié [cœur]. Ces derniers cas sont analogues à l’exemple (92), dans lequel les deux valeurs du motif (impénétrabilité et compacité) sont activées simultanément. En fait, si l’on observe les choses d’un peu plus près, certains de ces cas activent plus ou moins une valeur au détriment de l’autre sans toutefois neutraliser complètement cette dernière. Ceci confirme simplement que nous avons bien affaire à un « modèle mental flexible » (Cadiot 1994).

profilages, ces derniers pouvant être attestés ou non, enregistrés en langue ou non. Les motifs sémantiques expliquent alors aussi bien l’existence des emplois figurés les plus lexicalisés que celle des innovations les plus risquées.

Se détachant des contraintes caractéristiques d’une approche fondée sur la catégorisation, les motifs sémantiques ne s’inscrivent pas dans un processus d’appartenance. Ils sont à comprendre comme des potentiels transposables, capables de motiver un très grand nombre d’emplois, dits figurés, mais qui ne sont en dernière instance que les effets naturels de cette forme sémantique. Dans un tel cadre, la référence n’intervient plus qu’en aval de la transposition. Mais contrairement à ce que l’on reproche à la sémantique indexicale (que l’on qualifie souvent d’aréférentielle), ceci n’a pas pour conséquence de supprimer la question de la référence. Pour reprendre les termes de Cadiot, il s’agit simplement de dire que « les mots permettent d’ouvrir des perspectives sur les référents » (Cadiot 1999).

C’est donc l’occasion pour nous de revenir sur l’originalité considérable du motif sémantique, qui n’est ni une forme schématique (qu’elle soit de nature diagrammatique ou de forme topologico-dynamique), ni une liste de conditions à remplir :

« Surtout nous entendons critiquer, c’est-à-dire limiter drastiquement, la portée de ces motifs, en refusant de leur attribuer un pouvoir génératif immanent de se déployer par eux-mêmes en emplois. La relation entre les motifs et d’autres phases plus déterminées de la signification (en lexique, en énoncé, dans la parole) est bien, en un sens nouveau à préciser, une relation de motivation. » (Cadiot & Visetti à paraître, p. 89)

Le motif tel qu’il est définit par Cadiot & Visetti ne peut être, en particulier, confondu avec les formes schématiques habituellement proposées dans le cadre des linguistiques culioliennes. Nous avons souligné ailleurs la divergence qui existe entre ces deux approches (note 90) : les sémantiques culioliennes, en construisant leurs descriptions sur la notion de bonne forme, entretiennent assez peu de rapport avec une sémantique indexicale pour laquelle le motif, somme toute, voit sa portée aussi réduite que les sèmes inhérents de Rastier167.

Les présupposés théoriques dont nous parlions vont en fait beaucoup plus loin que le simple niveau de la description du sens. Ils ont des conséquences sur toute une conception de la perception. Au lieu de fonder cette dernière dans un concret structuré par le système psycho-moteur et expérientiel de l’homme ou par des cadres conceptuels, ou alors de la

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Comme le remarquent Cadiot et Visetti : « Une option, possible et brutale, serait de considérer qu’il n’y a aucun écart, dans la mesure où nos motifs linguistiques correspondraient à ce qu’il [Rastier] appelle des sèmes

inhérents. » Tout comme le sème inhérent, le motif peut être virtualisé. Il n’a donc pas la suprématie formelle

Une logique de conformité : le motif sémantique

rattacher à un principe d’appartenance catégorielle, la sémantique indexicale tente en fait de lui restituer sa nature phénoménologique et ce, afin de la replacer à l’intérieur de la sphère intentionnelle et dynamique caractéristique de toute relation sujet / monde :

« […] Percevoir signifie bien autre chose qu’être le siège d’une simple structuration sensorielle. Percevoir s’identifie à un sens premier de connaître, à une dimension générale de la cognition, et non aux processus périphériques d’un système ; percevoir est une activité sémiotique, qui repose sur la saisie immédiate de qualités et d’horizons, qu’on ne saurait réduire à l’identité de schèmes sensori-moteurs, ni aux épures d’une diagrammatique ; percevoir est toujours esquisser un sens, qui ne se déploie que dans un parcours, dans une activité de thématisation par laquelle se font et se défont les identités. » (Cadiot & Visetti à paraître)

Le reste de notre travail aura tendance à privilégier ce point de vue, qui s’oppose radicalement à celui d’une intégration conceptuelle, et à en tirer les conséquences pour la construction du sens.

5.2.4 Conclusion

En fondant son approche dans une conception référentielle, que l’on voit à l’œuvre dans la structuration des espaces d’entrée comme dans celle des espaces génériques, l’intégration conceptuelle rate en grande partie la description du comportement polysémique des lexèmes. Nous l’avons montré pour créneau (exemples (43)), pour client (exemple (42)), pour boucher (appliqué au soldat, exemple (69)) pour le ciseleur (appliqué au boucher, exemple (71)), pour le verbe blinder et sa forme adjectivée (en particulier dans sa valeur de compacité). Dans tous ces cas, notre argument consistait à montrer que l’intégration peut être amenée à prédire une lecture fausse à cause du privilège donné à la référence. Nous l’avons encore montré pour le lexème boîte, qui peut renvoyer à des domaines extrêmement variés et dont les emplois figurés n’entretiennent aucun rapport avec les propriétés intrinsèques de la boîte en tant qu’objet du monde (exemples (95)). Il est donc nécessaire pour l’intégration conceptuelle de complexifier ses représentations sémantiques.

Cette argumentation n’a rien d’originale et se retrouve, en particulier sur une grande quantité de noms, dans tous les travaux de la sémantique indexicale. Nous nous sommes contentés de l’adapter à l’intégration conceptuelle et de l’augmenter par des exemples nouveaux.

Il n’en reste pas moins vrai que l’intégration conceptuelle se trouve être un candidat idéal pour décrire un grand nombre de phénomènes d’une autre nature et qui se fondent sur le déploiement de thématiques. Nous l’avons montré dans le cas du Castiletz de Doderer

(exemple (59)), exemple qui nous a aussi permis de mettre en relief l’intérêt d’une conception régulatrice de l’intégration ainsi que la valeur du principe d’intégration.

Force est donc de constater que les deux approches sont pertinentes mais qu’elles couvrent deux régions phénoménales distinctes. Au-delà des présupposés théoriques divergents, le problème revient alors à se demander dans quelle mesure ces deux approches peuvent se rejoindre, et à mettre en place les possibilités d’une complémentarité. Ceci sera l’objectif du chapitre suivant (chapitre 6).

Avant cela, toutefois, nous devons compléter notre analyse en jouant sur une nouvelle opposition. Dans les sections précédentes, en effet, nous avons mis en relief deux conceptions dont l’une est référentielle, et dont l’autre est non pas aréférentielle, mais fondée sur la notion de rapport ou de motif. Il faut maintenant préciser les divergences qui existent entre une conception véritablement cognitive telle que l’IC et une conception non cognitive, représentée par la sémantique interprétative. Cette dernière comparaison nous permettra par la suite de définir exactement notre propre objet.

5.3 Sémantique et cognitivisme