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Espace générique et espace d’entrée : premier retour à la boucherie

Espace intégrant

5.2 Une logique de conformité : le motif sémantique

5.2.1 Espace générique et espace d’entrée : premier retour à la boucherie

Nous avons pu remarquer, au cours de la première partie, l’existence d’une tension, si ce n’est une opposition radicale, entre l’approche que propose la sémantique indexicale et la théorie de l’IC130. Il serait donc contestable de ne pas analyser en détail l’origine d’une telle divergence, même si nous avons déjà abordé le problème en partie.

A première vue, celle-ci tient d’abord dans le fait que la sémantique cognitive (dont fait partie l’IC) a tendance à privilégier les usages dénominatifs par rapport aux emplois figurés en leur donnant une place centrale dans la description. C’est là l’un des aspects qui soulève chez certains sémanticiens un vif mécontentement. L’exemple du chirurgien et du boucher (exemple (49)) est, de notre point de vue, l’un de ceux qui manifestent cette tension le plus clairement : car de nos jours, il est difficile de nier que le lexème boucher est marqué d’une valeur bien particulière, qu’il indexicalise, dans la terminologie de Cadiot & Nemo, un rapport spécifique qui pourrait se gloser par le fait de « travailler de façon peu soignée, sans ménagement ». L’existence de ce rapport trouve une preuve dans l’extrême profusion de ce qui peut être qualifié de boucher (tout comme nous constations dans la partie précédente la quantité importante des domaines dans lesquels créneau ou client peuvent apparaître) : un soldat, un professeur, peuvent être facilement qualifiés de boucher, mais l’on parle aussi très facilement d’une nuque de boucher, d’un langage de boucher. Toujours, ce qui est visé, c’est cette sorte d’épaisseur triviale et grossière, et ce n’est pas manquer de respect envers ladite profession puisque comme le dit Cadiot, la question n’est pas de se demander ce qu’est exactement un boucher en listant les propriétés intrinsèques qui le caractérisent sur un mode hautement référentiel et figuratif, mais plutôt de savoir ce que veut dire boucher (Cadiot 1999). Dès lors, doit-on s’étonner que le chirurgien ainsi qualifié dans l’énoncé (49) prenne à son compte l’ensemble de ces propriétés, dont la moindre revient finalement à donner une idée de sa parfaite incompétence ? Car si l’on considère que boucher veut dire entre autres choses « faire un travail peu soigné », la notion d’incompétence vient naturellement à l’esprit lorsqu’il s’applique à un chirurgien, et l’existence d’un calcul intégratif préalable devient d’un intérêt tout relatif.

Une logique de conformité : le motif sémantique

Turner lui-même, lors d’une conférence donnée au Collège de France, constate ce phénomène, et admet qu’ « à ce moment-ci de l’histoire du langage, le mot boucher est utilisé conventionnellement pour désigner quelqu’un qui fait un travail peu soigné » (Turner 2000d). Mais, poursuit-il, un autre exemple détermine une intégration qui aboutit finalement à la même invention de sens :

(65) Ce chirurgien est un bûcheron.

Cet énoncé permet d’éviter, selon Turner, la difficulté soulevée par le lexème boucher puisque le bûcheron est dégagé des propriétés indexicales que l’on repère dans boucher131. La construction du sens, en revanche, reste identique et l’on parvient à l’incompétence selon le même modèle. C’est donc, conclut Turner, que le processus d’intégration reste dans son ensemble valide.

Cet argument nous semble discutable dans sa forme et il a l’inconvénient supplémentaire de ne pas régler le problème : si boucher indexicalise vraiment cette propriété extrinsèque d’un travail « bâclé, approximatif », alors qu’apporte l’intégration par rapport à la compréhension de l’énoncé ?

En analysant les choses de façon précise, on constate que l’IC est confrontée à l’alternative suivante : une première solution consisterait à inclure directement dans l’espace des bouchers, sous une forme ou une autre, cette propriété d’un « travail bâclé, approximatif » ; la conséquence est alors immédiate : le reste de l’intégration ne sert à rien puisque l’incompétence, que l’on faisait auparavant émerger au niveau de l’espace intégrant, et donc dans un après-coup de nature inférentielle, se trouve déjà contenue dans le potentiel sémantique du boucher, incompétence que le chirurgien reprend à son compte par une simple relation de prédication132. La seconde solution consiste à éliminer de l’espace des bouchers cette propriété qui consiste « à faire un travail peu soigné », pour ne conserver du boucher que ses traits les plus référentiels, les plus figuratifs (les propriétés intrinsèques dans la

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Cette tension, du reste, cristallise celle qui oppose depuis toujours une certaine sémantique « continentale » et la sémantique anglo-saxonne.

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Il y a de fortes chances, toutefois, pour qu’une analyse détaillée des emplois figurés de bûcheron fasse apparaître l’existence d’un motif sémantique, comme le montrent ces quelques exemples : Je ne demandais qu'à

pencher mes épaules de bûcheron sur des grands dortoirs tièdes et obscurs, qu'à jucher sur elles des petits cavaliers rieurs et tyranniques. (Tournier) ; Puis, tout bas : - En amour, tu sais, une sociologue vaut une fille de

bûcheron ! (Vincenot). Rappelons aussi que le mot partage une origine commune avec le verbe bûcher « travailler avec ardeur » « démolir, tuer », se bûcher « se battre ».

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Il est vrai que la prédication est considérée par les représentants de l’IC comme une intégration à part entière, mais une intégration qui n’est pas à double scope : Paul est le père de Marie, nous incite, selon Turner, à intégrer le cadre conceptuel de père à la personne Paul (Turner 2000d).

terminologie de Cadiot & Nemo), et de la sorte, appauvrir systématiquement la part sémantique du lexème. C’est cette solution qu’adopte l’intégration conceptuelle133.

Le problème, dans ce cas de figure, c’est que la notion même de conventionnalité et plus encore, celle de polysémie et de sens figuré, en tant qu’elles intègrent dans la langue cette propriété, ne sont plus tenables. Dans le cadre de l’IC, en effet, la propriété en question (« faire un travail peu soigné ») ne peut être autre chose que le résultat d’un calcul intégratif

préalable, avec une conséquence très problématique : même la polysémie la plus avérée doit

dériver (et par la même occasion s’expliquer à partir) d’une intégration.

De ce fait, partant d’un primat de l’objectivité sensible, se fondant sur un isomorphisme entre le monde et le mot et n’intégrant dans ses représentations que des traits figuratifs structurés par des cadres conceptuels, la sémantique cognitive, et l’IC en particulier, ne déterminent les effets de sens qu’après coup, dans un second temps qui a pour caractéristique de ne jamais être linguistique mais plutôt d’ordre pragmatique, encyclopédique, et dans le cas qui nous préoccupe, inférentiel. C’est aussi dans ce cadre que se justifient les concepts métaphoriques de Lakoff, certes intuitivement satisfaisants, mais qui représentent parfois une certaine commodité. L’IC, de ce point de vue, reprend en grande partie ce privilège donné à la désignation, au concret, en bref, à la substance, comme on peut facilement s’en convaincre avec l’exemple suivant, analysé dans (Grady et al. 1999) :

(66) The commitee has kept me in the dark about this matter.

Si la TMC fait intervenir ici une projection entre le domaine source de la vision et le domaine cible de la communication humaine, l’IC fait plutôt appel, comme nous l’avons vu, à des scénarios structurés par différents domaines plus ou moins spécifiés : une personne A est plongée dans l’obscurité (espace source), un comité refuse de donner des informations à une personne A’ (espace cible). L’espace intégrant permet alors en particulier de fusionner A et A’. Mais le principe que nous critiquons ici reste identique : il y a bien dégroupement préalable entre une situation immédiatement concrète et une autre plus abstraite, où dark est pris comme indissolublement lié à l’espace de la vision et doit être mis en relation avec le domaine de la communication pour être correctement interprété. Le comportement polysémie de dark est alors nié au profit d’un processus inférentiel secondaire, et la notion d’ignorance ne fait plus partie du potentiel sémantique de dark mais dérive de la composition d’espace.

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Il suffit de reconsidérer la Figure 4-3 à la lumière de ce que nous venons de dire : ce sont bien les traits les plus référentiels qui sont conservés dans l’espace initial contenant le boucher : hachoir, viande, abattoir, etc. Cette caractéristique est bien évidemment la même pour le chirurgien.

Une logique de conformité : le motif sémantique

La divergence entre une sémantique indexicale et l’intégration conceptuelle peut donc se formuler de la façon suivante : dans le premier cadre théorique, un énoncé tel que (66) sera considéré comme faisant intervenir le potentiel sémantique de dark, potentiel qui peut se décrire sous la forme d’un motif transposable134 à un grand nombre de domaines (ici, la communication humaine), tandis que l’intégration conceptuelle interprète ce même énoncé comme la mise en présence de deux espaces (un espace source attaché à la vision humaine et un espace cible attaché à la communication), deux espaces qui doivent être intégrés à l’intérieur d’un troisième afin d’impliciter la notion d’ignorance.

Une telle divergence tient son origine dans la nature des hypothèses mises en jeu. A l’image de la théorie de la métaphore conceptuelle, l’intégration conceptuelle est une conception référentialiste de la langue. Elle suppose l’existence d’espaces à forte teneur ontologique (dans le cas de l’énoncé (66), l’espace de la vision et l’espace de la communication). Ces espaces sont aussi de nature dénominative et l’emploi figuré (en tant qu’emploi non dénominatif) n’est saisissable que dans un second temps, au niveau de l’intégration proprement dite.

La sémantique indexicale, au contraire, inverse l’ordre des priorités. Le pouvoir dénominatif des lexèmes n’est pas central et c’est au contraire un potentiel sémantique attaché au lexème qui motive les emplois figurés. A la problématique d’une projection (entre deux espaces référentiels et figuratifs), la sémantique indexicale substitue la problématique d’une transposition (d’un motif à l’intérieur d’un domaine).

Cette divergence semble toutefois pouvoir être relativisée lorsqu’on reconsidère l’existence de l’espace générique. Ce dernier en effet, bien qu’il puisse être ramené, comme nous l’avons montré, à une conception schématique du sens, n’est pas sans entretenir une certaine compatibilité avec la notion de motif. Une comparaison entre l’intégration conceptuelle et la sémantique indexicale doit donc tenir compte de cette compatibilité. C’est pourquoi nous analyserons, dans un premier temps, la nature de l’espace générique.