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L’intégration conceptuelle

4.3.1 Introduction - Quelques exemples

4.3.1.1 Creuser sa propre tombe

La métaphore, en tant qu’elle implique généralement deux domaines et travaille sur les relations particulières qu’ils entretiennent, se trouve être l’un des phénomènes les plus féconds pour la théorie :

« Metaphor is a salient and persuasive cognitive process that link conceptualization and language. It depends crucially on a cross-space mapping between two inputs (the Source and the Target). This makes it a prime candidate

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C’est nous qui soulignons. 100

for the construction of blends, and indeed we find that blended spaces play key role in metaphorical mappings. That is, in addition to the familiar Source and Target of metaphorical projection, blends are constructed in which important cognitive work gets accomplished. » (Fauconnier 1997b, p. 168)

L’un des exemples le plus cité par les représentants de cette approche est probablement le suivant :

(45) Creuser sa propre tombe101.

Expression conventionnelle de l’anglais comme du français, elle indique que la personne à qui elle s’applique fait un certain nombre de choses qui devraient la mener à sa perte sans pour autant qu’elle s’en rende compte.

Deux espaces d’entrée sont impliqués ici : le premier correspond au domaine concret des tombes, des cadavres, des enterrements, des fossoyeurs et de tout ce qui peut s’y rattacher par un lien métonymique ; le second fait intervenir un schéma beaucoup plus abstrait, qui consiste à faire des choses par erreur, de façon non intentionnelle, et qui aboutit finalement à la catastrophe. La mise en présence de ces deux domaines provoque une série de projections qui rapproche certains éléments du premier espace à ceux du second : la mort et l’enterrement seront liés à la catastrophe finale, et les erreurs qui précèdent la catastrophe finale seront mises en rapport avec les actions qui précèdent l’enterrement (creuser une tombe). Il est à noter que ces erreurs peuvent être de nature très hétérogène : investissements immobiliers, engagement affectif, consommation de viande bovine française, etc., ceci permettant à une telle métaphore de s’appliquer à un nombre potentiellement illimité de situations, comme nous le verrons tout à l’heure.

Source (Input 1) Cible (Input 2)

Cimetières Comportement imprudent

Résultat : l’enterrement L’agent : le fossoyeur Patient : le mort Action : Creuser une tombe

Résultat : catastrophe finale Agent : l’imprudent Patient : (hétérogène) Action : faire des erreurs

Figure 4-2 : projections trans-spatiales induites par creuser sa propre tombe

Ce qu’il faut comprendre, c’est que dans l’espace concret des cimetières, personne ne facilitera son propre enterrement, à moins d’être déprimé ; parallèlement, dans l’espace

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abstrait du comportement imprudent, les erreurs ne peuvent se faire que par inconscience, surtout lorsqu’elles mènent à une catastrophe.

Toutefois, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il creuse sa propre tombe, on provoque un certain nombre de bouleversement dans les structures causales propres aux deux espaces. On s’en rend facilement compte lorsqu’on les compare : si des actes inconscients amènent la catastrophe finale, le fait de creuser une tombe n’implique généralement pas la mort du fossoyeur, et dans les cas les plus extrêmes, si l’on prépare une tombe à l’avance, considérant que le client, par une santé ou un mode de vie déplorable, a de fortes chances d’y passer, il n’en reste pas moins vrai que le fait de jeter la dernière pelletée de terre ne provoque pas pour autant sa mort. Au contraire, notre savoir encyclopédique (background knowledge) nous enseigne que la structure causale habituellement en vigueur est la suivante : le patient meurt, l’agent creuse une tombe, puis enterre le patient. Or il faut bien admettre que dans son interprétation, l’expression conventionnelle (45) inverse les rôles et l’ordre des faits, et nous amène à penser que c’est le patient qui creuse une tombe, et qu’une fois qu’elle est suffisamment profonde, et seulement à cet instant, le patient meurt puis l’occupe.

C’est donc une situation extraordinaire que l’on ne retrouve nul part ailleurs. Même dans une scène, relativement classique dans le genre western ou policier, où l’on voit deux malfrats obliger leur victime, en la menaçant de leurs armes, à creuser sa propre tombe, il est évident que le fait de finir de creuser n’entretient pas de lien causal direct avec la mort de ladite victime.

La métaphore génère donc un nombre considérable d’impossibilités, et devrait, par la quantité d’incompatibilités qu’elle provoque, rester à l’état d’énigme. Et pourtant, nous savons tous qu’elle est à l’origine d’un sens cohérent partageable par tous. Selon le point de vue de l’IC, ces paradoxes se règlent à l’intérieur d’un nouvel espace, l’espace intégrant qui hérite des structures concrètes du monde des cimetières (tombe, enterrement, creusement,

etc.), mais qui reprend au cadre conceptuel abstrait « faire des erreurs » sa structure causale et

temporelle. L’espace intégrant n’est donc pas une juxtaposition des deux espaces d’entrée (une simple juxtaposition n’aurait pas réglé les paradoxes mentionnés). Bien au contraire, il construit une structure émergente que l’on ne retrouve dans aucun des deux espaces d’entrée, ni dans l’espace générique.

C’est à partir de cette structure émergente que l’on peut inférer un certain nombre de choses : plus la tombe est profonde, plus les chances de mourir s’accroissent, et incidemment, plus la chute est dure. De plus, c’est uniquement dans ce nouvel espace, qu’il devient possible et cohérent de creuser une tombe sans s’en rendre compte : ceci vient directement de l’espace

d’entrée cible, dans lequel il est normal d’être inconscient des erreurs que l’on fait. Il n’en reste pas moins vrai que seul un véritable fou peut creuser une tombe de façon inconsciente, et c’est justement ce que vise la métaphore : souligner et illustrer d’une façon frappante la folie inconsciente du personnage visé.

Plus encore, cette structure émergente construit des propriétés qui lui sont propres et qu’ici encore, on ne repère nulle part ailleurs. L’une d’entre elle est d’inverser le lien de cause à effet propre à l’espace source : ce n’est plus la mort qui provoque l’existence de la tombe (comme il est classiquement admis dans le domaine conceptuel des enterrements), mais l’existence de la tombe qui cause la mort. Cette inversion est entièrement déterminée par la nature de la cible (où les activités malheureuses auxquelles le personnage se livre le mènent à sa perte) et que l’espace intégrant reprend à son compte. Nous aboutissons ainsi à une scène fantastique mais qui n’en reste pas moins cohérente. On peut d’ailleurs vérifier cette cohérence en faisant varier l’énoncé :

(46) A chaque investissement que tu fais, tu creuses un peu plus profondément ta tombe.

Dans ce cas, l’espace intégrant fusionne le financier et le fossoyeur ; les investissements représentent la pelle (le moyen) en même temps que l’action de creuser (l’action) ; la profondeur de la tombe nous renvoie la mesure des pertes financières subies, et la conclusion peut s’orienter vers l’alternative suivante : la mort du financier (un suicide, par exemple) ou sa ruine complète. Le sentiment de cohérence, s’il est immédiat pour un locuteur natif, est donc le résultat d’une intrication complexe de relations dont le locuteur n’a pas conscience, un réseau extrêmement fin dont l’IC donne manifestement la meilleure approximation.

L’intérêt d’une telle approche est de pouvoir rendre compte de façon assez économique d’un certain nombre d’énoncés qui, s’ils sont directement compréhensibles par les locuteurs, n’en restent pas moins délicats à décrire. Il en est ainsi de l’énoncé suivant que nous pourrions entendre s’appliquer à un sportif de haut niveau qui refuse obstinément de s’entraîner, énoncé qui ajoute une contradiction supplémentaire si l’on en reste à une lecture littérale :

(47) A chaque jour passé ainsi à ne rien faire, tu creuses un peu plus ta propre tombe.

La métaphore permet alors de conceptualiser l’inactivité dudit sportif dans les termes, justement, d’une activité102. C’est du reste l’intérêt de l’intégration conceptuelle que de rendre

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Nous verrons un autre exemple qui conceptualise l’inactivité en termes d’activité (exemple (134), section 8.1).

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possible l’intégration, par des moyens simples et efficaces, d’éléments parfaitement incompatibles à première vue.

La théorie de l’intégration est aussi d’une grande efficacité dans le cas des plaisanteries. Prenons pour exemple cet énoncé appliqué à un fossoyeur cardiaque à qui le médecin déconseille tout effort physique :

(48) En creusant toutes ces tombes, vous creusez un peu plus la vôtre.

Si les rôles des deux espaces d’entrée sont remplis par des personnages identiques (pour la cible comme pour la source, l’agent reste le fossoyeur), il n’en reste pas moins vrai que la première occurrence de creuser (En creusant toutes ces tombes) s’inscrit dans un cadre conceptuel spécifique (comportement imprudent). Par conséquent, il ne peut être confondu avec la seconde occurrence de creuser (vous creusez un peu plus la vôtre) qui appartient à un autre espace, celui des enterrements, avec le type de causalité qui lui est propre et qui se distingue du précédent. Pour cette raison, l’énoncé (48) n’est pas une tautologie103.