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Espace intégrant

5.2 Une logique de conformité : le motif sémantique

5.2.2 La question de l’espace générique

Résumons les points qui précèdent :

a.) L’IC, comme la plupart des sémantiques cognitives, place l’effet de sens dans un second temps qui est toujours d’un autre ordre que sémantique ; dans le cas spécifique de

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Pour une description de la notion de motif sémantique et celle de transposabilité, le lecteur doit se reporter à la section 4.2.4.1.

l’IC, c’est un jeu d’inférence rendu possible une fois la structure de l’espace intégrant finalisé par achèvement.

b.) Se fondant sur une perception objectivante du monde, l’IC postule l’existence d’espaces d’entrée plus concrets, à forte teneur figurative, très bien enracinés culturellement, avec des spécificités qui sont directement accessibles parce que référentielles. Ils se composent donc pour l’essentiel de propriétés intrinsèques qui garantissent un calcul d’intégration à « l’échelle humaine » : ainsi, dans l’exemple (45) où l’on creuse sa propre tombe, l’espace des enterrements est beaucoup plus structuré que celui du comportement imprudent qui reste très hétérogène (on peut faire beaucoup de choses par imprudence) ; cet espace est aussi un espace dénominatif puisqu’il fait intervenir les éléments du monde (fossoyeur, pelle, tombe, etc.) en plus des principes de causalité qui structurent cet espace.

L’espace générique, en tant qu’il introduit une conception schématique dans le calcul de l’intégration, pourrait être considéré comme le moyen d’échapper à une approche purement référentielle. Nous constatons que ce n’est pas toujours le cas et que l’espace générique, malgré sa généricité, se laisse lui aussi contaminer par la tendance référentialiste que l’on observe dans l’IC.

Pour le prouver, il suffit de reprendre l’argument proposé par Turner, qui oppose à l’exemple du chirurgien -boucher l’exemple (65) où l’on a affaire à un chirurgien - bûcheron. Il est en effet remarquable que celui-ci choisisse le lexème bûcheron plutôt qu’un autre. A cela, il y a une excellente raison, qui est directement liée avec ce que nous venons de dire, et qui va nous permettre de mettre en relief la nature très problématique de l’espace générique. Rappelons d’abord que dans l’exemple (49), l’espace générique se définit ainsi : « Quelqu’un découpant quelque chose avec un objet tranchant ». La coïncidence est heureuse : l’espace du bûcheron apparaît bien comme une spécification de cet espace générique, où un bûcheron découpe les arbres avec une hache.

Il est certain qu’un tel espace générique n’a rien de schématique, malgré les variables en attente d’assignation que l’on y repère (quelqu’un, quelque chose). De fait, si l’existence de ces variables font de cet espace un espace plus générique, il n’en est pas pour autant plus schématique. Sa nature dénominative est aussi manifeste que celle des espaces d’entrée, en particulier dans la substantialité du processus (découper) et des outils impliqués (objets

tranchants).

Cette conception substantialiste du langage se manifeste donc à deux niveaux : a.) les espaces d’entrée sont de nature dénominative et renvoient à des traits figuratifs, même si ces

Une logique de conformité : le motif sémantique

traits sont intégrés dans des points de vue, de croyances, de relations de causalité, etc. b.) l’espace générique peut lui aussi être réduit à une liste d’éléments référentiels, et sa généricité ne permet pas d’atteindre le degré d’abstraction qui caractérise véritablement les formes schématiques employées en sémantique.

L’objectif de ce qui suit est d’analyser les conséquences qu’une telle conception implique et de mettre en relief les limites auxquelles elle se heurte.

Dans le cas du chirurgien - boucher, nous savons que l’espace générique se glose de la façon suivante : « Quelqu’un découpant quelque chose avec un objet tranchant ». Imaginons maintenant une situation dans laquelle nous substituons la profession de chirurgien par une autre, celle de professeur d’université.

Dans ce cas, que doit penser un locuteur lorsque c’est ce professeur d’université qui se trouve promu au grade de boucher par ses étudiants, en particulier lorsqu’il critique (« désosse », dirions-nous), dans son séminaire, des théories adverses sans prendre toutes les précautions d’usage ? Quels éléments communs vont nous permettre de dégager un cadre suffisamment général pour que les espaces d’entrée n’en soient que les spécifications ?

Si l’on en reste à l’approche référentielle de l’intégration conceptuelle, la seule solution consiste à conserver l’espace générique précédemment défini : « Quelqu’un découpant quelque chose avec un objet tranchant » avec comme spécification « Un professeur d’université découpe une théorie (adverse) à l’aide de son esprit, sa critique, son ironie tranchante ». Si cette solution peut paraître un peu abusive, rappelons toutefois qu’elle reste cohérente avec le reste de l’analyse puisqu’une métaphore structurale, déjà proposée par Lakoff & Johnson, rapproche les deux domaines :

(67) LES IDEES SONT DES OUTILS COUPANTS135

Cet énoncé justifie l’existence des énoncés conventionnels suivants :

(68) Ceci tranche dans le vif du problème, c’était une remarque incisive, il est tranchant, il a l’esprit acéré.

L’espace générique ainsi défini semble donc avoir une certaine pertinence. Pourtant, la situation devient plus malaisée lorsque, employant une métaphore courante, ce sont les militaires qui sont qualifiés de bouchers :

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(69) Ce soldat est un boucher.

Dans cet énoncé, doit-on considérer que le soldat ne massacre les populations civiles qu’à l’aide de son couteau ou bien le fusil mitrailleur, la grenade et tout l’attirail mortel qu’il transporte doivent-il être perçus comme des objets tranchants à part entière ?

Avec cet exemple usuel, nous parvenons aux limites de ce qu’une approche référentielle peut produire en termes d’analyse : dans le cas du professeur d’université, une certaine structuration du lexique fait que la propriété d’être coupant peut s’appliquer à l’esprit, mais cette même propriété provoque un blocage dans la situation du soldat, blocage difficilement surmontable puisque, premièrement, aucune connexion métaphorique136 ne peut joindre un objet tranchant à des objets qui ne sont manifestement pas tranchants (fusil, grenade), et deuxièmement, la notion de tranchant ne peut pas non plus s’appliquer de façon figurée à l’esprit du soldat, dont on sait qu’il a plutôt tendance à obéir et à faire partie d’une collectivité à l’intérieur de laquelle les remarques « incisives » et un esprit « acéré » n’ont pas nécessairement leur place.

A trop vouloir réduire le lexique à ses caractéristiques référentielles, intrinsèques et figuratives, nous arrivons finalement à une impasse qui montre en retour l’insuffisance de l’espace générique et son incapacité à rendre compte de la polysémie. Et s’il doit exister une proximité conceptuelle qui rapproche les bouchers et les soldats, elle n’est de toute façon pas fondée sur l’existence commune de quelque chose de tranchant. Qualifier un soldat de boucher revient à souligner l’idée qu’il fait son travail « d’une façon peu soignée », autrement dit, à lui attribuer une propriété qui est déjà plus ou moins comprise dans le potentiel sémantique de boucher, et non pas à l’inférer d’une intégration préalable.

Notre argument peut toutefois être contesté : si l’espace générique est identique pour ce

chirurgien est un boucher et ce professeur d’université est un boucher, rien n’indique que cet

espace générique reste le même dans l’énoncé ce soldat est un boucher. L’espace générique construit dans ce dernier énoncé pourrait parfaitement éliminer de son contenu l’existence d’un objet tranchant, et notre argument ne tiendrait plus137.

136

Au sens donné par la sémantique interprétative (chapitre 4.1.3.1). 137

Mais alors nous ne nous expliquons pas les conséquences de l’intégration proprement dite : même en ajustant l’espace générique de façon satisfaisante, l’IC parviendra difficilement à inférer que le soldat fait son travail de « façon peu soignée ». En revanche, même avec un espace générique mieux formulé, il y a de fortes chances pour qu’elle aboutisse à un non-sens en inférant l’incompétence du soldat (incompatibilité entre les moyens du boucher et ceux du soldat). Or, lorsqu’un soldat est qualifié de boucher, cela ne veut pas dire qu’il est incompétent. Nous reviendrons sur ce problème dans le prochain chapitre.

Une logique de conformité : le motif sémantique

En fait, notre argument retrouve toute sa valeur si nous revenons sur l’énoncé (50) (Ce

n’est pas un boucher, c’est un chirurgien). Cet énoncé, en effet, consiste à inverser la

métaphore (49) et à y ajouter une négation. Si nous supprimons cette dernière, nous obtenons la converse de l’exemple (49) :

(70) Ce boucher est un chirurgien.

Comparé à ce qui se passe pour (49) (ce chirurgien est un boucher), peu de choses varient : les espaces d’entrée sont identiques et la seule différence consiste à inverser la source et la cible. En tant que tel, l’espace générique reste lui aussi inchangé, puisque les espaces d’entrée sont les mêmes et que l’espace générique se définit comme la structure commune à tous les autres espaces138.

On en déduit que les projections trans-spatiales sont les mêmes (le chirurgien fusionne avec le boucher, le scalpel avec le hachoir, etc.) et rien ne permet de dire que la composition sera différente, à part le principe de topicalité asymétrique. Or celui-ci se contente, comme nous l’avons dit, de donner une certaine priorité à la structure « framique » de la cible au détriment de celle de la source (cf. section 4.3.2.5). Ici, la grande différence tient dans le fait que l’objectif du chirurgien (soigner quelqu’un) sera neutralisé au profit de celui du boucher (couper de la viande). Dans l’espace intégrant, nous nous retrouvons alors dans une configuration identique au cas (49) : une incompatibilité entre l’objectif du boucher et les moyen d’un chirurgien. Selon le même modèle, nous sommes contraints à inférer l’incompétence du boucher, ce que font très honnêtement les auteurs de l’analyse (Grady et al. 1999)139. Malheureusement, et on ne pense pas prendre trop de risques en l’affirmant, la lecture méliorative semble largement primer dans (70), et le boucher, manifestement, hérite du caractère précis, soigneux et minutieux du chirurgien.

Admettons toutefois que cette lecture ne soit pas perçue par tout le monde, et que certains locuteurs retrouvent l’incompétence du boucher selon le principe de composition exposé140. Notre argument devient de toute façon difficilement contestable avec cet autre exemple :

(71) Ce boucher est un ciseleur141.

138

A notre connaissance, l’intégration conceptuelle ne fait aucune différence de nature entre la source et la cible. Formellement, leur permutation ne peut donc provoquer de changements dans le contenu de l’espace générique. 139

En parlant de l’énoncé (50), les auteurs affirment : « In context, this sentence could be intented and understood as a negative evaluation of the butcher’s competence. Casting him as a surgeon highlights the incongruity between his methods and those appropriate to a butcher ».

Il est probable que l’espace générique que détermine cet énoncé reste identique à celui qu’implique ce chirurgien est un boucher : les deux espaces d’entrée (boucherie et ciselage) partagent en effet une structure commune dans laquelle « quelqu’un découpe quelque chose avec un objet tranchant ». Le jeu des spécifications est lui aussi analogue : « le ciseleur découpe une étoffe, une pierre, un métal, à l’aide d’un ciseau (ou de ciseaux) ».

Nous sommes alors amenés à constater que les projections trans-spatiales restent identiques elles aussi. Et si les projections sont identiques, une intégration de ces deux espaces prédit nécessairement l’incompétence du boucher (par une incompatibilité entre l’objectif du boucher et les moyens du ciseleur). Or nous pensons qu’il est inutile de faire une expérience psycholinguistique pour confirmer que dans ce cas, le boucher se trouve être compétent, et plus encore, qu’il est compétent au point de devenir artiste en la matière. La théorie, si l’on en reste à son mécanisme formel142, prédit donc un résultat faux.

Comment s’explique un tel résultat ? Tout simplement parce que l’intégration conceptuelle, en donnant une importance trop grande à la référence, en privilégiant les traits figuratifs pour élaborer ses représentations sémantiques, se voit dans l’obligation d’intégrer les espaces d’entrée sur la base d’éléments qui sont moins sémantiques que référentiels. Elle perd donc de vue les propriétés extrinsèques qui ont pourtant une part importante dans la construction du sens. En réduisant ses représentations à des schémas qui ne sont que des décalques de la réalité, l’intégration conceptuelle passe alors à côté des effets de sens les plus courants.