• Aucun résultat trouvé

La rhétorique de Fontanier

2.2.6 Les limites des critères extension / tension

Comme on le constate, Fontanier a pour ambition de réaliser une systématisation de la rhétorique à l’intérieur de laquelle les tropes sont définis à partir de critères relativement précis : la catachrèse est le produit d’une extension, extension dont l’origine tient dans un sens propre primitif, dont l’objectif est de combler un manque lexical, et dont le résultat est un sens propre de seconde origine ; tandis que la métaphore met en rapport de tension deux idées distinctes en substituant la première par la seconde.

Reprenons toutefois l’exemple du verbe orchestrer présenté dans l’introduction. Le premier exemple (orchestrer un concert) est une bonne illustration d’un sens propre primitif : il désigne d’abord l’acte de répartir les différentes parties d’une composition musicale entre les instruments d’un orchestre.

Le second exemple (orchestrer une manifestation) quitte volontairement le sens primitif d’orchestrer en l’élargissant, au point de pouvoir s’appliquer désormais à des compléments

19

Notons au passage cette difficulté à définir le positionnement exact de ces deux idées l’une par rapport à l’autre. Nous retrouvons à nouveau ces marques d’incertitudes déjà repérées pour la notion de sens propre primitif.

20

On peut ainsi se référer à cet intéressant passage : (Fontanier 1977, pp. 189-190), dans lequel nous apprenons pourquoi la métaphore je baignerai mes mains dans l’onde de tes cheveux, est une mauvaise métaphore.

La rhétorique de Fontanier

qui ne sont pas nécessairement un concert (une manifestation) et qui peuvent être plus abstraits (un complot).

De son côté, l’exemple (3) (métaphore de Proust) semble bien correspondre à la définition de la métaphore : en passant de l’orchestration d’un opéra à l’orchestration d’un air matinal au moyen des cris des marchands, nous nous détachons véritablement du sens propre d’orchestrer (qu’il soit primitif ou de seconde origine). Ce qui est désormais orchestré n’est plus une composition musicale mais un air matinal, et les différentes parties de la composition musicale se répartissent non plus entre différents instruments d’un orchestre, mais bien entre différents « crieurs »21. Deux idées sont alors mises en tension : le bruit qui parvient de la rue et la musique que produit l’orchestre.

Néanmoins, si nous voulons être absolument rigoureux, nous constatons qu’en réalité, la définition de la figure (deux idées distinctes mises en rapport de tension) peut aussi s’appliquer dans une certaine mesure à l’exemple (2) (l’orchestration d’une manifestation) : il est en effet possible de repérer une tension entre un sens propre (orchestrer) et un sens figuré qui, dans ce cas, se rapproche d’organiser (pour organiser une manifestation, ou organiser un

complot).

Une question se pose donc : les critères avancés par Fontanier sont-ils véritablement opératoires ? En d’autres termes, peut-on savoir en toute certitude si le mot employé compense un manque lexical ou bien s’il se substitue à un autre ?

Les données que traite Fontanier lui-même sont à cet égard révélatrices. Si l’on en reste aux adjectifs, les énoncés suivants sont considérés par l’auteur comme des figures (donc, rappelons-le, la substitution d’une idée par une autre, et en tant que tel, la mise en tension de ces deux idées distinctes) :

(7) Une vie orageuse, un souci rongeur, un remord dévorant.

Ceux qui suivent sont en revanche perçus comme des catachrèses (donc le produit d’une extension dont l’objectif est de remplir un vide lexical) :

(8) Un mérite éclatant, une voix aigre.

21

Dans un autre passage de La Recherche du temps perdu, Albertine désigne la nourriture des marchands de rue par l’expression « nourritures criées » : « Ce que j’aime dans les nourritures criées, c’est qu’une chose entendue, comme une rhapsodie, change de nature à table et s’adresse à mon palais » (Proust, La Prisonnière). On retrouve à nouveau, sous la forme d’une comparaison, le rapprochement entre la musique et les cris des marchands de rue.

Si nous devons avouer notre incapacité à reproduire, sur la base d’un tel critère, une pareille classification22, il n’en reste pas moins vrai que dans son principe, cela reste une tentative de classification. Les difficultés propres à son application ne doivent pas nous faire perdre de vue l’effort réel et original de Fontanier pour tenter de distinguer entre la catachrèse et la figure. Effort repris plus tard par Dupriez lorsqu’il donne ces autres exemples de catachrèses :

« Le croisement de deux autoroutes sera appelé plat de macaronis en attendant le mot échangeur. […] Faire un créneau : “se ranger entre deux voitures en stationnement, le long d’un trottoir” (Lexis). Ex. courants : laine de verre, salade de fruit. » (Dupriez 1984, p. 104)

Dans tous ces cas, nous reconnaissons que la catachrèse comble un manque lexical. C’est clairement le cas pour laine de verre, où laine ne peut être substitué par aucun autre mot qui eut été propre dans ce contexte23. Mais comme nous l’avons dit, dans d’autres cas (celui du verbe orchestrer dans orchestrer une manifestation ou aigre dans l’exemple (8)) la notion de vide lexical peut parfois s’avérer particulièrement problématique. Fontanier le souligne lui-même :

« Ce qui est bien plus important, et aussi bien plus difficile, c’est de savoir les reconnaître [les Tropes] et les caractériser à mesure qu’ils se présentent dans le discours ; de savoir juger si ce ne sont que des Tropes purement extensifs, purement catachrétiques, c’est-à-dire, auxquels on n’ait voulu attacher qu’un seul sens ; ou si ce sont des Tropes véritablement figurés, et à double sens. » (Fontanier 1977, p. 233)

En ce qui nous concerne, l’efficacité réelle des critères de classifications posés par Fontanier nous intéresse moins que leur structuration : s’il est en pratique difficile de savoir si l’on a affaire à une catachrèse ou bien une métaphore, il n’en reste pas moins vrai que Fontanier tente de définir les moyens de distinguer entre les deux. En cela, la rhétorique de Fontanier est véritablement une approche distinctive.

22

Le lecteur peut s’y essayer. Les catachrèses citées en (8), tout particulièrement, peuvent trouver des substituts relativement clairs (Par exemple : aigre ; désagréable). Comme nous le verrons, la question des substituts problématiques trouve une réponse extrêmement claire dans le cadre de la sémantique interprétative, lorsqu’elle met en place l’opération de réécriture.

23

Après réflexion, le mot fibre pourrait remplacer relativement bien le mot laine, dans l’expression laine de

La rhétorique de Fontanier