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La métaphore : un rapport de schématicité partielle

La grammaire cognitive et la notion de schématicité

2.3.3 La métaphore : un rapport de schématicité partielle

Venons-en donc au sens figuré, justement, et à ce que Langacker appelle la catégorisation explicite. Une telle catégorisation a lieu lorsque la schématicité, c’est-à-dire le rapport schématique entre la structure d’approbation et la structure cible, est partielle, en d’autres termes, lorsque le passage de la structure d’approbation vers la structure cible n’est pas un

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passage transparent et qu’il entraîne un certain nombre de conflits au niveau du jeu paramétrique.

Pour illustrer ce phénomène, considérons la métaphore idiomatique suivante, traitée par Langacker (Langacker 1987a, p. 93) :

(10) The cat out of the bag.

Elle est employée lorsque quelqu’un, qui dissimulait une information jusqu’à présent, l’exprime de façon non intentionnelle28. Le rapport de schématicité qui existe entre la structure d’approbation [OUT-OF]29 et la structure cible [OUT-OF]’ est un rapport transparent, autrement dit, comme nous l’avons montré, le résultat dans la terminologie rhétorique d’une extension catachrétique30.

Il n’en est pas de même, en revanche, pour les unités [CAT] et [BAG]. On constate en effet un rapport peu transparent entre la structure d’approbation [INFORMATION] et la structure cible [CAT] (puisque métaphoriquement, le « chat » correspond à une information que quelqu’un ne voulait pas exprimer), et entre [CONCEALMENT] et [BAG] (puisqu’il s’agit de dissimuler ladite information, et que le « sac » correspond à cet aspect dissimulateur). Et pour cause, le concept information est un concept abstrait, tandis que cat renvoie à un animal concret ; il en est de même pour les concepts concealment et bag, qui semblent n’entretenir aucun rapport immédiat. Dans ces deux cas, la relation entre la structure d’approbation et la structure cible provoque des conflits dans la spécification des paramètres. La relation de schématicité est alors partielle et ne respecte plus le principe de transparence. On est alors amené à gérer, comme le dit l’auteur, « a certain amount of strain », un certain degré de tension (Langacker 1987a, p. 69).

Cette incompatibilité entre les spécifications requises par la structure d’approbation et celles de la structure cible peut aller jusqu’à l’anomalie : les énoncés happy molecule et happy

brick illustrent ce cas, par une violation manifeste des spécifications attachées aux schémas

mis en cause (happy demande un sujet humain alors que molecule est un objet inanimé). Pour Langacker, il s’avère donc que tout emploi figuré, et en particulier la métaphore, se définit par une relation de schématicité toujours partielle. Il s’ensuit que nous disposons d’un critère particulièrement clair pour distinguer entre catachrèse et métaphore :

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L’expression est l’équivalent de l’expression française faire une gaffe. 29

Dans la terminologie de Langacker, les unités linguistiques sont mises entre crochets et notées en majuscules. 30

La situation est ici équivalente à ce qui se passait pour verbe aller lorsqu’il était appliqué à des situations temporelles : dans les deux cas, l’approbation est complète et le principe de transparence schématique parfaitement respecté (full sanction).

« Recall that semantic incompatibility between corresponding entities is precisely what distinguishes an instance of semantic extension or figurative language from normal cases of unproblematic categorization and full sanction. Only by attributing to speakers the ability to form complex conceptualizations incorporating mutually inconsistent scenes can we account for the interplay between literal and figurative semantic values that constitutes the very essence of metaphor and extension. » (Langacker 1987a, p. 143)

La définition de la métaphore en termes de schématicité partielle va toutefois plus loin. Rappelons en effet que dans le cas d’une schématicité complète, la structure cible avait tendance à absorber la structure d’approbation à l’intérieur d’une conceptualisation unique. Or, ce phénomène d’absorption, déterminé par le principe de transparence, ne peut pas avoir lieu dans le cas d’une schématicité partielle. En effet, du fait de leur incompatibilité plus ou moins grande, la structure d’approbation et la structure cible restent séparées, distinctes, et ne peuvent fusionner à l’intérieur d’une conceptualisation unique. Nous avons alors affaire à une conceptualisation bi-partite, dans laquelle nous reconnaissons naturellement l’opposition classique littéral versus figuré :

« It might be argued that figurative language, which I treat as extension31, involves the interplay between a literal sense and a figurative sense, and is therefore intrinsically more complex than categorization, which appears to involve nothing to the kind. But far from being problematic, this observation is actually supportive of the analysis, for it is precisely what one expects from the characterization of full and partial schematicity. Because partial schematicity involves conflicting specifications, the sanctioning and target structures cannot merge into a single, consistent conceptualization ; in a categorizing judgment of the form [[SS] ---> [TS]]32, the discrepancy between SS and TS keeps them at least partially distinct. The result is a bipartite conceptualization including what we recognize as a literal sense (SS) and a figurative sense (TS). » (Langacker 1987a, p.92)

Notre thèse de départ, qui prenait appui sur un rapprochement entre extension catachrétique et schématicité complète, se trouve alors confirmée dans le cas de la métaphore. Fontanier avance, en effet, le critère du double sens pour caractériser la figure, critère que l’on retrouve à l’identique chez Langacker, lorsqu’il définit la métaphore comme la mise en présence de deux structures (approbation et cible), deux structures suffisamment incompatibles pour ne pas fusionner et provoquer de la sorte une « conceptualisation bi-partite » ; et ceci contrairement à la catachrèse, qui implique une structure d’approbation et

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Notons au passage que la définition de l’extension avancée ici par Langacker ne correspond pas à celle de Fontanier. Pour le premier auteur, elle a lieu dans le cas de la métaphore, et non pas dans le cas de la catachrèse. Pour Fontanier, c’est l’inverse qui se passe.

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TS est l’abréviation de Target Structure, SS est l’abréviation de Sanctionning Structure. La flèche en pointillé indique une schématicité partielle contrairement à la flèche pleine qui désigne une schématicité complète.

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une structure cible suffisamment consistantes (full consistency) pour pouvoir fusionner. Il existe donc une isomorphie considérable entre l’approche rhétorique de Fontanier et l’approche cognitive de Langacker, isomorphie dont il faut maintenant tirer les conséquences :

a.) Si l’extension catachrétique correspond à la schématicité complète, l’analogie entre grammaire cognitive et rhétorique ne s’arrête pas là. Il s’avère aussi que le double sens métaphorique correspond à une schématicité partielle. En effet, contrairement au premier cas (extension catachrétique) qui fusionne les deux structures à l’intérieur d’une conceptualisation unique, la seconde conserve nécessairement une distance entre les deux : la schématicité partielle entretient un rapport étroit avec la théorie du double sens.

b.) Si les principes mis en jeu divergent de façon importante (extension versus spécification non conflictuelle, double sens versus spécification conflictuelle, sens propre primitif versus schéma, etc.) il n’en reste pas moins vrai que le découpage des emplois (métaphoriques et catachrétiques) demeure identique. C’est pour cette raison que la grammaire cognitive tient sa place dans cette section : de façon analogue à la rhétorique de Fontanier, la grammaire cognitive est une approche dont l’un des objectifs est de distinguer, de séparer, de disjoindre les emplois métaphoriques des autres emplois. Elle fait pleinement partie de ces approches que nous avons appelées distinctives.

c.) Nous en déduisons finalement la figure suivante, très proche de celle mise au point pour Fontanier :

Figure 2-3 : partition des emplois dans la grammaire cognitive

Exactement comme pour la rhétorique de Fontanier, le véritable point de rupture est à situer entre la catachrèse et la métaphore, la catachrèse restant dans la région du sens littéral (pour Fontanier, du sens propre), puisqu’elle fusionne la structure d’approbation et la

Structure d’approbation Catachrèse : Conceptualis -ation unique Sens figuré (métaphore) Conceptualisation bi-partite : double sens Sens métaphorique textuel Sanction complète Sanction partielle

structure cible dans une conceptualisation unique, tandis que la métaphore conserve une distance irréductible entre ces deux structures. De même que pour Fontanier, nous laissons la région des métaphores à dimension textuelle hors du champ d’analyse : à notre connaissance Langacker ne se focalise pas de façon systématique sur ce genre de phénomène.

2.3.4 Quelques précisions sur la schématicité en grammaire