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La rhétorique de Fontanier

2.2.4 Catachrèse et extension

C’est à cet endroit précis que les avis divergent entre une rhétorique et une sémantique lexicale. En effet, si l’on pose l’existence d’une extension du sens, c’est bien parce qu’il existe un sens « premier », une origine sur laquelle se fonde ladite extension. Cette origine, Fontanier l’appelle le sens propre primitif (Fontanier 1977, p. 213). Inversement, la plupart des sémantiques lexicales ont toutes en commun la volonté de se défaire de cette notion par trop périlleuse et qui pose des problèmes trop considérables.

La rhétorique de Fontanier

Ce sens d’origine à partir duquel l’extension se fait, si l’on suit la définition qu’en donne Fontanier, se caractérise par deux notions distinctes : il est à la fois propre et primitif. Par

propre, Fontanier, et d’une manière générale, toute la rhétorique, entend un type de sens

opposé à un autre, à savoir le sens figuré :

« …quand on prend un mot, dans le sens figuré, on le tourne, pour ainsi dire, afin de lui faire signifier ce qu’il ne signifie point dans le sens propre. » (Dumarsais 1988, p.69)

Sens propre et sens figuré sont toujours présentés en interdéfinition : est propre ce qui n’est pas figuré et inversement.

Par primitif, Fontanier ajoute une autre caractéristique, une spécification d’ordre temporelle. Est primitif le sens qui est premier, celui qui se trouve être avant les autres. Ce serait une erreur de considérer cette dernière précision comme une précision accessoire : toutes les analyses de Fontanier portent invariablement la marque de cette antériorité du sens primitif17. Ceci est d’autant plus important que Fontanier, par la suite, disjoint sens propre et sens primitif. Pour comprendre l’intérêt de cette séparation, il faut toutefois revenir à la question de l’extension.

Si l’on admet l’existence d’un sens propre primitif et si l’on considère que la catachrèse est le résultat d’une extension de ce sens, on peut alors se demander quel est le statut du sens obtenu après extension : s’agit-il encore d’un sens propre primitif ou bien est-ce déjà un sens figuré ?

Dans les deux cas, la réponse est négative. Le sens d’une catachrèse, ou ce que Fontanier appelle encore le « sens tropologique extensif » (Fontanier 1977, p. 58) ne peut pas être primitif, puisque par définition, il vient après le sens primitif pour combler un manque lexical. Il ne peut pas non plus être figuré, puisque le sens figuré, comme nous le verrons plus loin, n’est pas lié à une extension mais à un double sens. En fait, le sens tropologique extensif occupe une région intermédiaire entre le sens primitif et le sens figuré :

« Le premier [le sens tropologique extensif], comme on voit, tient le milieu entre le sens primitif et le sens figuré, et ne peut être guère regardé que comme une nouvelle sorte de sens propre. » (Fontanier 1977, p. 58) « Elle [la catachrèse] est,

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Ces marques sont absolument permanentes. Nous les soulignons dans ces quelques citations prises parmi d’autres : « Le mot aile ne désignait d’abord, sans doute, que cette partie… » « La première lumière que nous avons connue, c’est sans doute celle du jour, et c’est pour celle-là que le mot a été créé » « aveuglément n’a dû, dans le premier moment, se dire que de la privation du sens de la vue » « Aigre et doux n’ont d’abord exprimé, à ce qu’il paraît, que des qualités connues par le goût » (Fontanier 1977, pp. 216-217). Le lecteur notera au passage la présence automatique des modalisations marquant l’incertitude de l’auteur quant à la réalité d’une pareille antériorité. L’utilisation, dans la dernière citation, de l’expression « à ce qu’il paraît » est sans doute la plus parlante et montre à quel point cette notion de sens primitif reste difficilement manipulable, même dans l’esprit de l’auteur.

par conséquent, tout Trope d’un usage forcé et nécessaire, tout Trope d’où résulte un sens purement extensif, ce sens propre de seconde origine, intermédiaire entre le sens propre primitif et le sens figuré, mais qui par sa nature se rapproche plus du premier que du second, bien qu’il ait pu être lui-même figuré dans le principe. » (Fontanier 1977, p. 213)

L’intérêt de distinguer le sens primitif du sens propre devient alors manifeste, puisqu’il permet justement de donner un statut intermédiaire à la catachrèse : le sens de celle-ci n’est pas un sens primitif mais un sens de seconde origine, c’est-à-dire postérieur au sens de première origine ; mais malgré cette seconde origine il demeure un sens propre à part entière.

En d’autres termes, un sens primitif est toujours propre mais l’inverse n’est pas vrai : un sens propre peut ne pas être primitif. Cet aménagement que réalise Fontanier est fondamental : il permet de donner une pertinence à la catachrèse qui devient pour le coup le véritable centre de son ouvrage (cf. note 14).

Cet aménagement entre propre, primitif et figuré nous amène à constater que Fontanier opère un découpage identique à celui que nous avons proposé dans l’introduction avec le verbe orchestrer. Un premier type d’emploi de sens propre primitif, un second emploi catachrétique qui se caractérise par un sens propre de seconde origine, et un troisième emploi, métaphorique et figuré. On peut alors représenter le découpage opéré par Fontanier de la manière suivante :

Figure 2-1 : partition des emplois dans la rhétorique de Fontanier18

La région centrale des emplois, intermédiaire entre un sens propre primitif et le sens figuré, a été, à notre connaissance, assez peu commentée. Ceci est fort dommage puisqu’elle nous

Sens primitif (toujours propre) Sens propre de seconde origine (catachrèse) Sens figuré (métaphore) Sens métaphorique textuel Extension Tension

La rhétorique de Fontanier

livre la clé du critère classificatoire de l’ensemble de la tropologie de Fontanier. Plus encore, c’est certainement cette partition qui est à l’origine de celle que l’on retrouve plus tard dans les approches lexicographiques.