Un territoire rural, propice à une construction spécifique du vieillissement
I.1. Deux territoires ruraux, appartenant au rural isolé, restant très marqués par l’activité agricole…
I.1.1. Le rural aujourd’hui, c’est quoi ?
I.1.1.1.Quelle définition ? Quelle évolution ?
Aujourd’hui, il est plus difficile qu’hier identifier le rural du fait de profondes transformations tant économiques, sociales que culturelles et ce depuis les années 70. Fin des paysans, disparition des sociétés paysannes, des collectivités rurales, autant de termes qui ont alimenté les travaux des sociologues ruraux. Autrefois, la ville comme la campagne avaient des spécificités fortes. Aujourd’hui, la ville progresse, l’urbanité triomphe (Hervieu, Viard, 2001), de nouvelles pratiques se développent, les individus exprimant sous différentes formes le désir de vivre à la fois à la ville et à la campagne.
Les agriculteurs, dont le nombre a par ailleurs fortement diminué avec la modernisation du secteur agricole, ce que certains ont dénommé l’industrialisation de l’agriculture, sont de plus en plus minoritaires. Les campagnes se repeuplent, surtout à proximité des villes du fait d’un mouvement de péri‐urbanisation qui gagne de plus en plus du fait de l’amélioration des moyens de transport et est la conséquence du développement des mobilités quotidiennes domicile‐travail. Tel est en tout cas le modèle dominant.
N’y‐a‐t‐il pas cependant des espaces qui restent à l’écart de ce mouvement général d’urbanisation ? C’est en tout cas ce que l’INSEE essaye de traduire en ayant aujourd’hui recours à la distinction entre espace à dominante urbaine et espace à dominante rurale. Pour quelles raisons ? La campagne d’aujourd’hui n’est plus celle de 1950 et pas toujours facile à délimiter du fait d’un mouvement général d’urbanisation.
En 1954, des communes ont été regroupées en unités urbaines, celles‐ci étant définies comme des ensembles d’habitations séparées d’une distance maximale de 200 mètres et comprenant au moins 2000 habitants. Cette définition reprenait un seuil de population utilisé depuis 1856. Etaient ainsi distingués l’urbain (la ville) avec son tissu serré d’habitations et le reste, la campagne. Cette vision dichotomique entre urbain et rural s’est avérée assez vite trop simpliste du fait qu’une partie croissante de la population quittait la ville pour habiter la campagne, tout en continuant à travailler en ville.
L’espace péri‐urbain naissait avec des communes d’apparence rurale qui prenaient des airs d’urbanité à travers les modes de vie des habitants. Pour prendre en compte cette évolution, l’INSEE a défini en 1960 les zones de peuplement industriel et urbain (ZPIU), découpage qui a du être à nouveau abandonné avec le développement rapide des déplacements domicile‐travail, la population vivant dans les ZPIU étant estimée à 96 % de la population totale, ce qui ne permettait plus de différencier de manière pertinente le territoire, sauf à considérer que l’influence de la ville était à la fois omniprésente et homogène (INRA, 1998).
L’INSEE a alors été conduit à proposer un nouveau découpage, le zonage en aires urbaines basé sur une approche plus restrictive de la ville et de l’espace périurbain.
Quant à l’espace à dominante rurale, il est formé de l’ensemble des communes rurales et des unités urbaines n’appartenant pas à l’espace à dominante urbaine. L’hétérogénéité de l’espace à dominante rurale a conduit ensuite en 1999 l’INSEE et l’INRA à caractériser de façon plus fine cet espace, certaines communes faisant preuve d’un dynamisme généré par l’influence plus ou moins grande d’une ville alors que d’autres connaissent isolement et déclin. Ceci explique qu’on différencie désormais quatre catégories au sein de l’espace à dominante rurale : le rural sous faible influence urbaine, les pôles ruraux26, la périphérie des pôles ruraux et le rural isolé, catégorie résiduelle n’étant ni pôle rural, ni à la périphérie des pôles ruraux, ni sous faible influence urbaine donc à l’écart de toute influence d’une agglomération ou d’une ville.
Compte tenu de nos objectifs de travail, les territoires que nous avons retenus sont situés dans le rural isolé dans deux départements où l’espace à dominante rurale occupe une place importante par rapport à d’autres départements français27. Ce sont des territoires qui sont davantage à l’écart du mouvement d’urbanisation que d’autres territoires ruraux tout en subissant l’influence de la ville, mais faisant l’objet d’une évolution plus lente qu’ailleurs tout en n’échappant pas à un certain nombre de tendances générales telles le déclin de la population agricole et la diversification des sociétés rurales. Depuis les années 60, en effet, l’espace rural a fait l’objet de profondes transformations très liées à ce qu’on a appelé l’industrialisation de l’agriculture ainsi qu’à l’émergence de nouvelles fonctions.
« La fin des paysans », tel est le titre du livre d’Henri Mendras publié en 1984. La société paysanne y est définie comme un ensemble de collectivités locales qui vivent en relative autarcie démographique, sociale et culturelle. « Chaque collectivité est un groupe d’interconnaissance où chacun connaît tout le monde et tous les aspects d’autrui….Dans des collectivités aussi fermement structurées, tout concourt à la stabilité de l’ensemble ».
Ce qui caractérise cette société paysanne, c’est une symbiose très forte entre famille et travail. Toute la famille contribue au travail sur l’exploitation et le village est un ensemble d’agriculteurs ou non agriculteurs dans lequel existent des traditions d’entraide, des manifestations communes, des fêtes. La vie villageoise est organisée à partir de la famille au sens large qui réunit souvent plusieurs générations, l’exploitation agricole étant unité de production mais aussi unité de vie.
26 Les pôles ruraux sont de petites unités urbaines offrant entre 2000 et 5000 emplois et qui comptent plus d’emplois que d’actifs résidents. Ils exercent donc une attraction et jouent un rôle structurant sur l’espace environnant.
27 77 % pour le département de la Creuse, 46 % pour celui de l’Ardèche. Il n’y a en effet qu’une seule aire urbaine dans le département de la Creuse = Guéret, 6 en Ardèche (Annonay, Aubenas, Montélimar, Privas, Tournon, Valence)
I.1.1.2. Cette société paysanne a‐t‐elle pour autant disparu dans un contexte de mutation des espaces ruraux ?
Un débat existe, donnant lieu à des interprétations contradictoires : « fin du rural » ou
« renaissance », le tout brouillé par l’image de la campagne aujourd’hui. La période actuelle est en effet celle de la réhabilitation des campagnes, des interrogations sur la place qu’y prend l’espace rural à nouveau dénommé « campagne ». En effet, si l’on assiste bien à des transformations de la paysannerie française en même temps qu’à une publicisation des campagnes28, il paraît difficile de ne pas prendre en considération des éléments de la société ancienne, de la société paysanne. Il y a d’abord encore une France très agraire où seuls demeurent des agriculteurs, les autres activités étant très fragilisées, voire condamnées (cf disparition des services publics, fermeture de nombreux services privés faute de rentabilité suffisante). Ensuite, les agriculteurs sont encore largement présents dans la vie publique. Un tiers des maires français sont aujourd’hui encore agriculteurs, ce qui veut dire que les agriculteurs conservent un poids politique. Comme le rappellent Hervieu et Viard (2001), même si les paysans sont de plus au plus ouverts au monde, adoptent un mode de vie de plus en plus urbain, la paysannerie conserve des valeurs anciennes en restant très attachée aux traditions, à la religion, à la famille. Elle vit encore « dans une logique d’aléas climatiques, de sédentarité et de rôles symboliques qui n’est pas de même nature que celle des autres groupes de la population ». Et si aujourd’hui les agriculteurs souffrent d’une crise identitaire du fait d’une évolution de leur métier, il reste une identité commune enracinée dans un rapport au patrimoine garant de la pérennité du métier. Les liens famille‐exploitation restent forts. En 2000 comme en 1960, « le successeur hérite, s’installe sur une exploitation qui est son principal outil de travail dans un espace villageois travaillé par les générations qui le précédèrent au travail » ( Gillet M., Guigon S., Jacques‐Jouvenot D., 2002).
En résumé, si aujourd’hui il est couramment admis que l’agricole ne fait plus le rural, que la société paysanne traditionnelle a tendance à disparaître, la culture paysanne n’a pas pour autant disparu et cela même si le métier d’agriculteur évolue, même si la place des agriculteurs dans le monde rural n’est plus la même qu’au début du siècle.
28 « La mobilité et l’urbanité de notre mode de vie en viennent à publiciser l’espace des campagnes, c’est à dire à instaurer un droit de regard et d’usage commun à l’ensemble de la société sur un espace qui ne lui appartient pas » ( Hervieu et Viard, Au bonheur des campagnes, 1996)
I.1.1.3.Diversification des usages et des représentations de la campagne.
Les collectivités rurales ont fait l’objet de nombreuses recherches dans les années 60‐70 de la part de sociologues tels Jollivet ou Mendras. Ce qui caractérisait cette collectivité rurale était l’inter connaissance. Il existe un système de valeurs partagé par tous. Il y a parfaire correspondance entre l’espace rural et la société rurale dans un univers quelque peu autarcique. Mais dans les années 1980, de nombreuses interrogations se font jour face aux profondes transformations économiques et sociales des campagnes. Peut‐on encore parler de rural ? Faut‐il encore parler de rural ?
De telles mises en cause ne sont pas le fruit du hasard, mais une réponse à certaines tendances lourdes de la société française ayant des conséquences sur les campagnes : des mobilités de population de plus en plus nombreuses entre villes et campagnes, de nouvelles demandes de la société à l’égard du rural et notamment des agriculteurs. Pour les comprendre, on peut se rapporter aux travaux du groupe de prospective sur l’espace rural mis en place à la DATAR en 1990 qui propose pour comprendre la physionomie actuelle des espaces ruraux de privilégier une entrée par les figures de la campagne et leurs tensions. L’espace rural serait en effet le support de différentes représentations ou constructions sociales, mettant en présence des groupes d’acteurs porteurs de projets différents, voire antagoniques. On peut ainsi opposer la campagne ressource, la campagne cadre de vie, la campagne nature (Perrier‐Cornet dir., 2002) :
‐ la campagne ressource met en avant les usages productifs de l’espace rural vu comme le support d’activités économiques. Il s’agit de la fonction traditionnelle du rural, de la fonction productive
‐ la campagne cadre de vie recouvre les usages résidentiels et récréatifs de l’espace rural.
Cette figure de la campagne est celle qui s’est le plus affirmée au cours des 30 dernières années. Elle fait référence aux citadins de plus en plus nombreux qui viennent habiter dans l’espace rural tout en continuant à travailler en ville pour bénéficier à la fois d’un moindre coût du foncier et des aménités rurales : paysage, calme, environnement. Ces migrations de population ont été et sont à l’origine d’un retournement démographique : les campagnes ont cessé de se dépeupler depuis une vingtaine d’années. La population de l’espace à dominante rurale augmente même à un rythme de 0,1 % par an, en raison d’un solde migratoire devenu positif et ceci malgré un solde naturel déficitaire. Les zones rurales isolées continuent néanmoins à perdre des habitants, non pas tant du fait de leur déficit migratoire, mais parce qu’avec une population vieillissante (près de 3 habitants sur 10 ont plus de 60 ans), leur natalité est plus faible que par le passé et leur bilan naturel est devenu déficitaire.
Un autre phénomène lié à l’abaissement de la durée du travail, au développement des moyens de transport est l’usage de la campagne à des fins récréatives. Des citadins de
plus en plus nombreux ont une résidence secondaire. Dans certains cas, la résidence secondaire est une maison de famille, modalité assez fréquente compte tenu de l’origine rurale de nombreux français qui se sont retrouvés propriétaires à la suite d’un héritage.
Viennent ensuite s’ajouter un goût particulier pour le placement dans la pierre et la propriété individuelle, l’extension progressive du temps consacré aux loisirs et l’idée de pouvoir transformer un jour cette habitation en une résidence principale. En 30 ans, leur parc a triplé, plus particulièrement, il est vrai, dans certaines régions que d’autres (cas du sud notamment).
‐ la campagne cadre de vie et paysage, la campagne nature apparaît de plus en plus centrale dans les représentations que les français ont du rural, vu comme un espace préservé, un espace naturel.
L’espace rural apparaît donc aujourd’hui comme le support d’usages diversifiés, utilisés à des fins différentes par des acteurs qui cherchent à satisfaire des besoins différents d’où des tensions possibles entre des usages différents, des conflits d’usage qui ci et là peuvent générer des problèmes dans les communes rurales, des problèmes de pouvoir.
La localité n’est plus marquée par l’inter‐connnaissance, mais de plus en plus par la rencontre d’usages et d’habitants aux échelles d’appartenance diverses : des habitants permanents, des résidents secondaires natifs, d’autres non natifs ; des touristes plus ou moins fidèles. Avec l’évolution du métier d’agriculteur, le développement des mobilités, le village d’aujourd’hui n’est plus le village d’hier.
La question que nous nous posons est celle de la survivance d’une société paysanne, de liens de sociabilité encore forts et cela malgré les mutations importantes que nous venons d’énoncer : déclin de l’agriculture, adoption d’un mode de vie de plus en plus urbain : pratiques des supermarchés, télévision…
I.1.2. Deux territoires ruraux contrastés mais comparables, appartenant au rural