Sociabilités et solidarités : indistinction ou différenciation
II.4. L’amitié, une relation peu fréquente
II.4. L’amitié, une relation peu fréquente
Sur les deux territoires investis, les relations amicales sont peu développées en particulier chez les natifs qui parlent de leur voisinage, et peu de leurs amis à quelques exceptions. Ainsi Madame B. qui insiste sur la faiblesse du voisinage a des amies, dit‐
elle, qui viennent la voir de temps en temps. Elle connaît l’une depuis longtemps, l’autre dit‐elle, elle l’a connue parce qu’elle est devenue veuve. « Finalement, on est deux veuves, on sort ensemble, on va se promener ensemble. »On retrouve ici une sociabilité extérieure souvent plus développée chez les femmes, particulièrement quand elles sont veuves. On la retrouve également chez des personnes ayant eu ou ayant encore un réseau social important. C’est notamment le cas de Monsieur E. qui nous dit qu’ « il a des amis, j’en ai partout où j’ai passé, vous savez comme enseignant… J’en a avec Labégude beaucoup, mais malheureusement, mes 5 plus grands amis de Labégude, et bien je suis allé aux obsèques de l’avant‐dernier, il n’y a pas très longtemps….Et oui, et ben alors, on était très unis. »(07,02)
Les personnes qui parlent de leurs amis sont plus souvent des nouveaux venus ayant depuis longtemps une sociabilité diversifiée du fait de leur travail antérieur, de leurs implications tant professionnelles que non professionnelles. « Mes amis d’autrefois, oui, oui, parce que j’ai des amis d’autrefois, j’en ai qui viennent l’été…..Et.. les amis d’autrefois, les amis d’autrefois, vous savez, il y en a beaucoup qui ne bougent plus et y en a des disparus. C’est pour ça qu’on n’avait pas très envie de rester… parce qu’on voyait tous nos amis s’éteindre », explique Madame Heritier (07,1). Aujourd’hui, elle dit être bien entourée : « Ah, mes amies…. Ah oui, ah oui, elles sont toujours très soucieuses ». Et elle donne l’exemple de R. :
« Ah oui, R. est incapable de vivre dans sa maison. Elle aime pas être chez elle, elle est tout le temps dehors. Remarquez, elle est adorable, elle va toujours voir les personnes âgées. ». Voisine
privilégiée ou amie ? La différence est ténue. Monsieur Rajot, d’un milieu également aisé retournait, dit‐il, à Paris, jusqu’il y a peu à. « Tous les 6 mois, on allait à Paris voir les amis, la famille… A Paris, j’ai encore des relations, j’ai déjà l’école… tandis qu’ici c’est pas des amis, oui, on connaît tout le monde, quoi dans le temps, je connaissais plus de monde, ils sont tous morts. »(23,1)
La difficulté d’entrevoir la relation d’amitié est que les uns et les autres n’ont pas la même conception de l’amitié. Si l’amitié renvoie fréquemment à la confidence, à la qualité affective (Bidart, 1997), elle est aussi fortement marquée par l’appartenance sociale davantage d’ailleurs dans les classes supérieures ce qu’on retrouve bien chez Monsieur Rajot ou Madame Heritier. Quant à Madame Chapuis, nouvelle venue en Creuse, se sent plus d’affinités avec des personnes extérieures au territoire qu’avec des locaux : « Oui, heureusement, on a des amis à La Graule, c’est des anciens parisiens, c’est peut‐
être pour ça qu’on a bien sympathisé, on a les mêmes conceptions de la vie, ici, c’est vrai que des fois on se dit qu’ils sont un peu pénibles, je sais pas comment dire, c’est un peu la vie à l’ancienne. Il y en a qui sont jamais partis. »(23,2).
En définitive, parmi les personnes interrogées, très peu font référence à leurs amis. Il y a ceux qui n’ont jamais eu un réseau relationnel très important du fait de leur profession, de leur lieu d’habitation, qui n’ont jamais bougé, n’étant quasiment jamais partis en vacances. Il y a ceux qui du fait de leur âge ont vu leurs amis disparaître, mais ils en parlent. Il y a enfin ceux qui sont arrivés tardivement dans les lieux et ont souvent davantage de relations extérieures surtout quand ils appartiennent à des milieux aisés ou ont des activités diverses, permettant des rencontres, permettant de nombreuses rencontres qu’ils ont eu d’autant plus de chances de transformer en amitié qu’il s’agit de personnes appartenant aux mêmes milieux sociaux.
Sociabilité et solidarité : une fréquente assimilation
Sociabilité, solidarité, entraide, quelles relations ? Indistinction ou non entre sociabilité et solidarité ?
L’entraide, la solidarité sont souvent très présentes.
C’est d’abord le cas de la sociabilité familiale, importante, notamment pour la plupart des natifs. La solidarité est très développée, pouvant se faire dans les deux sens, les grands parents gardant les petits enfants pendant les vacances, les enfants quant à eux rendant d nombreux services à leurs parents : visites régulières, courses, aides administratives, aides à la mobilité…S’il est vrai que la proximité géographique favorise l’entraide, elle n’explique pas tout. Les valeurs familiales jouent aussi un rôle important.
La solidarité familiale a toujours existé : les enfants aidaient leur parents sur l’exploitation ou travaillaient en dehors l’été pour compléter les ressources familiales ; plus tard, ils ont gardé leurs parents. Tous évoquent une éducation rigide : « Les enfants,
il faut leur expliquer, je les faits écouter, je les mets au piquet. C’est pas comme en ville où les enfants sont à l’abandon avec les parents qui travaillent. » (Roger Lassagne., 07,01). Et si les parents considèrent qu’il est normal que les enfants aident ils sont aussi très reconnaissants : « Vous savez, s’occuper d’une personne âgée, c’est tenu. » (Lassagne Roger, 07,01). Si l’on considère que la solidarité familiale repose sur l’obligation, en partie imposée par la loi, elle est ici profondément inscrite dans la solidarité paysanne. On la retrouve aussi dans d’autres familles, appartenant souvent à de milieux modestes, dans lesquels les parents ou les grands parents étaient agriculteurs.
La solidarité familiale est par contre moins développée dans les catégories plus aisées, différents facteurs pouvant intervenir : des familles plus dispersées, un réseau de sociabilité plus diversifié, des ressources économiques permettant davantage le recours à des aidants professionnels.
Le voisinage, intervenant davantage en cas de difficultés, d’urgence représente pour un bon nombre de personnes un potentiel su lequel on peut compter, encore plus d’ailleurs quand il s’agit de voisins de longue date. Si l’on considère avec Marcel Drühle que les deux règles du voisinage « normal » sont la reconnaissance de l’autre et la préservation de soi, le temps aide à l’approfondissement des relations : c’est la cas de personnes qui ont toujours vécu au pays, qui y ont travaillé, avec qui on a partagé des moments forts de la vie villageoise (les moissons, les rencontres du soir, les fêtes). Certes, avec l’âge, le voisinage peut jouer un rôle moindre, la solidarité familiale pouvant prendre le relais.
Le voisinage est plus distant cependant dans certaines localités : habitat plus dispersé, relative méfiance par rapport aux voisins : « Non, non, on ne demande rien, ça me ferait plaisir de les aider, non, non, c’est pas la mentalité du creusois, on s’entent très bien, il n’y a pas de problème » (Monsieur Dutel, 23,1).
Le voisinage est aussi plus distant selon les milieux sociaux, les catégories les plus aisées ayant davantage de relations formelles, des amis aussi.
Que conclure alors de la combinaison entre sociabilité et solidarité ? Dans la majorité des cas, on peut parler d’une indistinction, davantage chez les natifs et dans les milieux modestes. Dans quelques cas, souvent dans des milieux plus aisés, la différenciation est plus nette ce que l’on retrouve aussi chez des personnes dont l’âge peut expliquer une moindre solidarité de même que la configuration de l’habitat (habitat dispersé), de plus grandes possibilités de déplacement. La rigueur de l’hiver en Ardèche peut être à l’origine d’une plus grande solidarité et d’interventions des plus valides. En définitive, le territoire comme le milieu social joue en faveur d’une indistinction ou non, mais il reste souvent des survivances de la société villageoise, une solidarité fondée sur l’interconnaissance.