• Aucun résultat trouvé

Les perceptions de la vieillesse : longévité ou déclin ?

Perceptions spécifiques et enjeux du vieillissement   en milieu rural isolé

IV.1.  Des perceptions et des représentations de la vieillesse et du vieillissement  spécifiques

IV.1.1.  Les perceptions de la vieillesse : longévité ou déclin ?

 

Lorsqu’elle apparaît de manière spontanée dans les discours, la vieillesse présente deux  faces :  en filigrane dans  les  discours,  elle apparaît d’une  part  simplement comme  longévité.  Elle  permet  de  nommer  la  somme  des  années  vécues,  sans  y  attacher  nécessairement  de  jugements  de  valeur,  positif  ou  négatifs.  D’autre  part,  des  représentations plus négatives de la vieillesse comme limitation ou comme déclin sont  également à l’œuvre dans les discours des personnes âgées. La vieillesse nomme alors le  temps qu’il reste à vivre : sa représentation en est beaucoup plus angoissée. Cette  ambivalence de la vieillesse est perceptible dans tous les discours, mais la pondération  entre ces deux faces varie selon la proximité à la culture paysanne, ainsi que selon l’âge  des enquêtés et leur trajectoire biographique.  

La vieillesse comme longévité obéit selon nous à une définition « naturaliste », très  présente chez les personnes les plus proches de la culture paysanne, et chez les plus âgés  de  nos  enquêtés,  ceux  qui  sont  « déjà  vieux »,  qui  en  ont  une  expérience.  Par 

« naturaliste », nous entendons qu’elle est, pour ces enquêtés, dans l’ordre des choses, et  qu’elle s’impose aux individus, quelle que soit leur attitude à son égard. Cette vision  fataliste de la vieillesse est à rapprocher des perceptions également fatalistes de la  maladie et de la santé (cf. infra, 2.4), et explique peut‐être pourquoi les enquêtés sont si  peu diserts sur ce point. A quoi bon en parler, puisqu’on ne peut aller contre le temps  qui passe ? « On a vieilli, il n’y a pas beaucoup de changements » (monsieur A., ancien  agriculteur, 80 ans, Creuse, 2). « Le climat est rude ! les nourritures sont saines et les gens  vieillissent…(rires) » (monsieur D., ancien agriculteur, 63 ans, Creuse, 1). Une partie des  représentations de la vieillesse s’appuie ainsi sur le temps écoulé, sur les âges atteints. 

Les personnes se découvrent vieilles, ayant accumulé de l’âge. Ainsi que le remarque  monsieur L. (ancien agriculteur) « Enfin, si on calcule, passé un moment, je peux pas croire  que jʹai 80 ans ». Et sa sœur de 85 ans (ancienne agricultrice) reprend : « Tant que on va  bien, tant quʹon va à peu près bien, quoi, eh ben, on se sent pas vieux ». Le fatalisme des  représentations découle partiellement de l’insensibilité du vieillissement. On est devenu  vieux  sans  y  penser,  bon  ou  mal  gré.  La  réflexion  de  madame  B.  (ancienne  contremaîtresse), 96 ans, est symptomatique : « je ne pense pas à la vieillesse, non, je n’y  pense pas ». Lorsqu’on demande à monsieur E. ce que signifie vieillir pour lui, il répond : 

« C’est un stade dans lequel il faut aller. Je m’en rends pas compte ». Les discours des anciens  agriculteurs et de ceux qui sont restés proche de la culture paysanne mettent ainsi en  évidence une vieillesse non réductible à la maladie ou handicap, une longévité qui ne  fait que nommer l’accumulation des années. Significativement, un de nos enquêtés  rappelle que son père est « mort de vieillesse à 91 ans » (Monsieur Touvier, ancien  agriculteur, 63 ans, 23, 1). Cette expression semble désuète tant elle est peu employée 

aujourd’hui, et tant la vieillesse est d’abord caractérisée par le nom des maladies qui  peuvent l’émailler (Alzheimer, Parkinson, diabète, troubles cardiovasculaires…)54. Ce  que nomme la vieillesse comme longévité, c’est d’abord le passage du temps, et non les  limitations des individus : de ce point de vue, il s’agit d’une définition plus positive que  celle qui a cours dans la plupart des milieux et des contextes sociaux. C’est ainsi que  madame B. peut dire : « La vieillesse me fait pas peur. Mais ce qu’on demande, surtout, ne pas  souffrir. Ne pas avoir des handicaps qui vous enchaînent dans un  fauteuil, ou dans un lit, ou… 

Ah non, moi, j’aime mieux partir avant, va. » Les deux faces de la vieillesse, longévité et  déclin, temps écoulé et temps qu’il reste à vivre, sont alliées dans ce court extrait,  comme elles le sont dans la plupart des entretiens.  

Cette longévité n’est alors pas associée de manière univoque à des jugements de valeur  positifs ou négatifs. Alors que les représentations actuelles de la vieillesse tendent à  rabattre toute vieillesse sur la vieillesse dépendante, sans quoi on n’est pas « vraiment »  vieux (Ennuyer, 1998, 2002), et portent des jugements de valeurs négatifs, la longévité  apparaît comme une notion plus ambiguë, plus plastique. Pour les personnes les mieux  intégrées à la vie locale, cette longévité est synonyme d’ancienneté et de connaissance  fine du pays, du village. Ainsi dit‐on à propos de Madame B. (96 ans) comme de Monsieur  E. (86 ans), ancien instituteur, qu’ils sont « la mémoire de Montpezat ». « Le Maurice »,  un ancien agriculteur  du  Faud, fait  également partie des  « figures » locales de ce  hameau, et au‐delà du village. Cette expérience ne perd pas de sa valeur parce qu’elle  est fortement reliée au contexte dans lequel elle a pris corps. La longévité, l’ancienneté  sont ainsi reconnues comme des qualités, et positivement connotées par les autres  habitants du pays (en particulier par ceux qui sont natifs de l’endroit). La longévité est  donc une vieillesse riche des expériences des individus, qui fondent leur savoir et leur  statut dans le village. Cette longévité suscite par elle‐même l’admiration : « J’ai un cousin  qui est devenu centenaire ! C’était l’instituteur de M. Il est mort à 102 ans ! » Une admiration  d’autant plus vive que la santé et les capacités des individus sont épargnées : « Dans le  village, il y a une dame de 100 ans qui est restée tout le temps chez elle avec les soins à domicile,  elle a fêté ses 100 ans et puis elle est morte….Il y a aussi Monsieur Rajot, il conduisait encore il y  a 3 ans….Il y a quelques années, il lisait sans lunettes… ». (Monsieur Courbon, 23, 2). Mais  cette vieillesse peut également être lourde à porter. Ainsi que le remarque Monsieur  Collange (07), qui a des problèmes de cholestérol, et dont la femme est très fortement  handicapée par une hémiplégie, « nous, on fait pas une belle vieillesse ». Cette longévité  comporte également son lot de « misères », plus ou moins douloureuse, plus ou moins  limitatives. Vieillir n’est acceptable que dans la mesure où la vieillesse ne se fait pas trop  sentir.  L’accumulation  des  années  perd  de  son  sens,  de  son  évidence,  si  elle  s’accompagne de handicaps, de maladies, de limitations.  

54 Au point que certains de ces noms deviennent des substantifs pour désigner les personnes : un « Alzheimer », une

« Parkinson »…

Cette représentation de la vieillesse comme longévité, comme étape « naturelle » de la  vie, doit sa prégnance en milieu rural isolé en partie au fait que les personnes ont peu  recours, sur  le  territoire,  à  des  services d’aide  professionnels. L’entraide  familiale  quotidienne ou le fait de se « débrouiller », revendiqué par les plus vieux, et observé à  leur propos par les plus jeunes, contribue à ne faire de la vieillesse rien d’autre que  l’avancée en âge. Parmi nos enquêtés, très peu ont ou ont eu recours à un service  médicalisé. Or, la vieillesse comme limitation, comme déclin, comme impuissance,  comme temps de maladies et de handicap assombri par la perspective d’une mort  prochaine,  voire  comme  maladie  elle‐même,  devant  être  prise en  charge  par  des  professionnels de santé, est très largement mise en forme par les professionnels de la  vieillesse, et en France par les professionnels du secteur sanitaire. Ayant peu affaire à ces  professionnels  (cf.  infra,  2.4.),  les  enquêtés  vivant  en  milieu  rural  isolé  se  voient  également peu renvoyés à cette vieillesse dépendance, en passe de devenir la définition  dominante de la vieillesse en France, dans ses déclinaisons psychiques (avec la figure  paroxystique du malade d’Alzheimer) ou physiques (le grabataire, impuissant à se  déplacer). Ainsi, alors que les enquêtés font l’expérience de difficultés accrues à lire, à se  déplacer, de douleurs physiques ou de limitations dans les activités, ces observations  sont rarement lues et réinterprétées à l’aide d’un vocabulaire médical chez les enquêtés. 

Cette représentation de la vieillesse comme longévité tient aussi sa force de l’absence de  rupture nette dans les modes de vie engagée par la retraite pour les anciens agriculteurs.  

La vieillesse‐longévité est ainsi une étape « naturelle » du cours de vie, elle fait partie de  l’ordre des choses pour les agriculteurs, et pour ceux qui sont restés proches de la  culture ou de la civilisation paysannes. Les personnes installées à la retraite, ou plus  éloignées de cette culture, proche des saisons, de la terre, de ce qui vit et de ce qui  meurt, mais également chez les personnes plus jeunes, on observe moins ce fatalisme, et  plus  d’autres  représentations,  plus  proches  des  représentations  habituelles  de  la  vieillesse comme un déclin biologique, prédictif à plus ou moins brève échéance de la  mort. Pour autant, la vieillesse si elle comporte un risque accru de maladie n’est pas  définie elle‐même comme une maladie, ou dans les termes de la dépendance (telle  qu’elle est mise en forme dans notre pays par la culture médicale). 

Chez les plus jeunes de nos enquêtés et les plus éloignés de la culture paysanne, les  représentations de la vieillesse comme un temps qui reste à vivre, où le risque de  maladie, de handicap se fait plus présent, un temps de déclin avant la disparition finale,  sont plus nombreuses, et prennent le pas sur les représentations de la vieillesse comme  longévité. « Vieillir, vous vous rendez compte ce que c’est vieillir. Quand vous vieillissez, vous  vous dites, bon… pff… j’ai fait… déjà moi je vois que déjà bon j’ai fait une partie de ma vie. 

Alors vous vous dites, bon… des fois je pose… même je me le dis, même comme ça… : bon, il  reste quelques années à vivre bon, on n’en sait rien – d’ailleurs vaut mieux pas le savoir. Et puis 

qu’est ce qu’il reste ? Il reste, ppfff… les maladies qui vont arriver, qu’est ce qu’il reste ? Où est  ce que tu vas finir tes jours…   Il faut pas y penser à ça. Il faut pas ». Si Madame Brunier. 

repousse  avec  autant  d’énergie  cette  vieillesse,  c’est  parce  qu’elle  la  définit  essentiellement comme déclin à venir. Les représentations de la vieillesse comme déclin  en font une étape immédiatement antérieure à la mort : elles peuvent être anxiogènes  comme  mieux  acceptées,  selon  que  la  vision  de  cette  étape  est  fataliste  ou  plus  combative. Ainsi, à Madame Brunier, qui refuse même d’en parler55, s’oppose Monsieur  Berget (77 ans, ancien contremaître, maire, 23, 1) qui ne s’estime pas encore concerné par  cette étape de l’existence : « Moi oui, mais c’est toujours pareil, j’ai besoin de personne,  puisque je suis encore valide, mes revenus me suffisent, je peux pas me cataloguer avec des gens  dans le besoin, je suis pas dans le besoin » ; ou encore à Madame Gallice. (83 ans, veuve d’un  ancien artisan sabotier, 23, 1) : « Il y a pas longtemps, y a pas longtemps sur mon petit poste, je  crois que c’était sur Radio Berry, il y avait une actrice ou une chanteuse dont je ne me souviens  pas du nom, et qui disait aux journalistes qu’elle avait beaucoup de respect pour les personnes  âgées, alors le journaliste, il avait l’air de s’en ficher complètement, il lui a demandé pourquoi. 

Bien elle dit : j’ai beaucoup de respect pour les personnes âgées qui ne renoncent pas, c’est à dire  qui font comme si elles ne devaient jamais, elle a expliqué, et bien moi je suis de celles‐là… » La  vieillesse des individus est alors appréciée en fonction de leur « validité », de leur santé,  de leur capacité à se déplacer, mais également de la conservation de leurs facultés  mentales,  ou  encore  de  leur  « moral »,  selon  l’expression  de  Monsieur Labiole  et  Madame Henry en Ardèche. Ces représentations sont alors beaucoup plus proches des  représentations communes selon lesquelles être vieux, c’est être malade, handicapé,  limité  dans  sa  vie  quotidienne.  Les  propos  de  Madame  Héritier  sont  à  ce  titre  significatifs : « J’ai pas du tout envie de vivre jusqu’à 100 ans. [Pourquoi ?] Eh ben, j’ai peur  après d’avoir 100 ans, de diminuer petit à petit et de devenir dépendante » (Madame Héritier, 84  ans, 07, 3). Venue de la ville s’installer tardivement dans son lieu de villégiature,  Madame Héritier est la seule à utiliser, de manière très ponctuelle, puisqu’elle ne le fait  qu’une fois en trois entretiens, le terme de dépendance. La maladie, le handicap sont  plus souvent convoqués pour nommer la vieillesse déclin, et ils le sont alors pour  l’essentiel par les personnes venues s’installer tardivement dans le pays.  

Plus qu’une maladie ou qu’une dépendance des individus, la vieillesse apparaît en  milieu rural comme une étape « naturelle » de l’existence, dans laquelle la plupart des  individus entrent avec fatalisme (lorsqu’ils y pensent, ce qui n’est pas toujours le cas). La 

55 « vieillir ça fait peur, ça. C’est une parole, qu’il faut pas la demander ». (Madame Brunier, femme d’un ancien maçon, 63 ans, Ardèche, 3). Comme si l’évitement dans le discours permettait d’éviter d’atteindre ce temps, qui marque le début de la fin de vie, pour certains. L’ambiguïté est ainsi toujours présente : ce n’est pas parce que la vieillesse est une étape naturelle de la vie qu’elle fait moins peur, ou qu’elle reçoit des qualifications positives. Les représentations de madame Brunier dessinent une limite à la vieillesse « naturelle », celle d’une vieillesse impensée, parce qu’impensable. C’est la seule enquêtée qui refuse ainsi de s’affronter à la vieillesse, la sienne en particulier, mais également celle des autres.

vieillesse  est  d’abord  conçue  comme  longévité,  souvent  riche  des  expériences  accumulées. Et si elle peut être marquée par des misères, ces dernières sont dans l’ordre  des choses. D’autres représentations cependant, présentes chez les plus jeunes des  enquêtés, rattachent la vieillesse au déclin et au malheur, aux souffrances et à la finitude. 

Plus que sur le temps écoulé, elles se fondent sur le temps qu’il reste à vivre. Enfin, la  vieillesse apparaît à travers la qualification des autres personnes âgées comme la figure  même de l’altérité : elle est alors le plus souvent constituée comme un stigmate, qui  distingue et met à distance sociale d’autre celui qui le porte.  

 

IV.1.2. La qualification des autres personnes âgées   

Si la vieillesse est peu présente finalement dans les discours des individus, les autres  vieux y occupent‐ils une place plus importante ? La manière dont les autres personnes  âgées  sont  envisagées  permet  également  de  déterminer  des  perceptions  et  des  représentations  de  la  vieillesse  spécifiques  au  milieu  rural  isolé,  dont  une  des  caractéristiques est le poids relatif très important des générations les plus âgées. Or,  parmi les autochtones, les personnes ne sont pas d’abord qualifiées par leur âge. Alors  même qu’ils peuvent se sentir appartenir à un pays qui meurt, ils ne se sentent pas  habiter dans un pays de vieux. Ceux qui sont identifiés comme vieux, ou comme  personnes âgées56, sont les personnes qui vivent en maison de retraite : particulièrement  en Ardèche. Chez les autochtones, la maison de retraite est le lieu de la vieillesse,  l’institution qui certifie la vieillesse. Ainsi que l’expriment Monsieur Labiole et Madame  Henry, cette vieillesse‐stigmate, celle dans laquelle on ne peut plus se suffire, ne met pas  d’abord l’âge en jeu : « Moi, je dis, tant qu’on peut se suffire, là tous les deux, ça va, et puis  après… on ira chez les vieux. [H : Arrivera ce qui fera !] [c’est‐à‐dire, vous irez chez les vieux ?] 

[ils rient tous les deux] Eh bé, à la maison de retraite ! Je vais vous citer un cas. Y a un  bonhomme, qui fêtera ses 100 ans, je pense qu’il y arrivera, le pauvre, au mois d’avril prochain. 

Et il vient de perdre sa femme, enfin [inaudible] Et sa femme le disait « viens, qu’on va tous les  deux à la maison de retraite ». « Que veux‐tu que j’aille faire là‐bas avec ces vieux, ça bave de  partout ! ». [Ils rient] ». Aussi le bonhomme a‐t‐il 100 ans, mais n’est toujours pas vieux. 

De même, lorsque nous demandons aux anciens agriculteurs creusois ce qui est organisé  pour les personnes âgées, ils sont nombreux à regretter qu’il n’y ait pas plus de maisons  de retraite. Pour les personnes ayant toujours vécu au pays, la vieillesse est ainsi  repoussée et cantonnée dans les maisons de retraite. Elle s’invisibilise dans le reste du  pays. Pour les personnes extérieures au territoire au contraire, la conscience d’habiter un 

56 L’usage de l’une ou l’autre dénomination semble largement dépendre des appartenances de classe, les milieux populaires n’hésitant pas à utiliser le terme de « vieux » comme un substantif, alors que les « personnes âgées » sont mobilisées de manière exclusive par les personnes de issues de milieux plus favorisés.

Outline

Documents relatifs