Perceptions spécifiques et enjeux du vieillissement en milieu rural isolé
IV.2. Prendre sa retraite en milieu rural : ruptures et continuités des parcours de vie
IV.2.2. Une nouvelle vie pour les autres enquêtés
IV.2.2.4. Un retour à la culture paysanne ?
IV.2.2.4. Un retour à la culture paysanne ?
Pour les hommes de notre échantillon venus s’installer ou se réinstaller en milieu rural à la retraite, le choix de la campagne se traduit par une inscription ou une réinscription dans la culture paysanne, à des places différentes selon les statuts sociaux. En effet, s’intégrer localement signifie se mettre au diapason des gens du coin, en tissant des ponts entre un mode de vie paysan et une trajectoire de vie pour l’essentiel urbaine. Les nouveaux venus adoptent ainsi des pratiques paysannes, et plus largement populaires : le jardin, pour la subsistance et l’autoconsommation, vise à assurer une autonomie alimentaire. Ainsi, Monsieur Dutel a « réussi à avoir 100 melons » l’année où nous le voyons pour la deuxième fois. De même, les poules, les lapins, parfois les moutons ou le poney complètent cette panoplie du paysan. La chasse peut devenir, plus rarement, un loisir. Les personnes réinterprètent également leur vie passée, et en particulier leur enfance, à l’aune des conditions de vie paysannes qu’ils découvrent à la retraite. Ainsi Monsieur Berget « tire » son expérience de la ville vers la campagne : « C’était comme à la campagne, qu’il y avait rien, sauf qu’il y avait du monde autour de nous, c’est tout, on y était habitués, on se rendait même pas compte ». Ils partagent le même diagnostic d’un pays qui se meurt, et souhaitent, autant que les natifs demeurés sur place, le relever, et en particulier le rajeunir. Pour autant, cette mise au diapason n’est jamais totale. La distance entre gens d’ici et gens d’ailleurs est maintenue par les deux parties, et s’inscrit dans des détails : Monsieur Dutel a bien un « champ » et non un jardin, mais il fait 3000
m² et non 30 ares, comme le noteraient les anciens agriculteurs. On est fier de pouvoir faire des « repas biologiques », quand cette culture est à peu près étrangère aux anciens agriculteurs. On souhaite que le pays rajeunisse, mais moins pour revivifier l’agriculture que parce que cela rendrait la vie à la retraite plus agréable. On apprécie le lieu, mais plus pour son panorama que pour les relations sociales ou amicales qu’on y a tissées.
« Ça change tout le temps et en plus c’est beau. Même les jours où c’est pas beau. L’autre jour, mon Dieu ! il faisait pas beau, c’était oh !.... Y’avait de ces nuages noirs ! et puis au milieu des nuages noirs, y’avait des éclairs de nuages blancs, je me suis dit oh ! mais je ne suis pas ici, je suis dans les Alpes... dans la montagne avec des glaciers. C’est toujours.... y’a toujours quelque chose de joli ». Le paysage est interprété comme une nature, avec des considérations esthétiques, quand pour les anciens agriculteurs, ou les natifs demeurés sur place, il est un milieu façonné par l’homme. Les statuts sociaux graduent également la distance avec la culture paysanne : par leur carrière professionnelle et leur éloignement du cercle domestique durant leur vie active, les femmes installées à la retraite sont de fait plus éloignées d’une culture paysanne marquée dans ses rapports à l’extérieur par les hommes. De même, les personnes ayant eu des positions de pouvoir, en entreprise ou en association, ne font jamais référence à une culture paysanne dans leur appréciation de leur vie à la campagne. Ainsi, si la culture paysanne informe encore le paysage, si elle fait l’objet d’efforts de conservation de la part des autochtones revenus aux pays, elle est également le lieu d’hybridation avec des cultures urbaines populaires et presque effacée pour les enquêtés aux positions sociales les plus fortes. La coexistence sur un même territoire d’individus aux trajectoires sociales très différentiées, et aux expériences de vie largement distantes, produit une coexistence polie de populations aux modes de vie juxtaposés, qui ne s’infléchissent et ne se rencontrent qu’aux marges de cette existence.
Conclusion : Retraite et vieillesse
Si la retraite marquait de manière massive au milieu du siècle dernier l’entrée dans la vieillesse, elle opère aujourd’hui de manière inégale selon les classes sociales comme marqueur de l’avancée en âge. Ce sont bien davantage les usures physiques, inégalement distribuées, qui déterminent le vieillissement. Ainsi, les agriculteurs semblent entrer plus vite dans la vieillesse que les autres enquêtés, qui accèdent à un
« troisième âge » où la vie s’invente. L’invalidité ou les difficultés de santé accompagnent plus souvent le passage à la retraite pour les agriculteurs que pour les autres retraités venus s’installer sur les territoires enquêtés.
Mais pour tous nos enquêtés, le passage à la retraite signifie un autre rapport au temps.
L’expérience propre de la retraite semble bien de pouvoir bénéficier de temps, d’avoir le
temps de vivre sa vie, et de gagner ou d’élargir une autonomie limitée par le travail. Les retraités sont également très conscients que ce temps, dont on goûte le passage parce qu’il n’est pas scandé de manière hétéronome, parce qu’il n’est pas soumis à un patron, à des échéances (financières ou de production, dans le cas des agriculteurs), est également un temps qui est compté, limité par la mort, qui se rapproche de manière inéluctable. Les pratiques des retraités sont donc en tension entre deux utilisations du temps : d’une part la volonté de savourer le temps, de prendre son temps, quitte à le perdre parfois, et d’autre part, le désir d’utiliser de manière intensive le temps qu’il reste, pour faire tout ce qu’on n’avait pas eu le temps de faire auparavant. Même chez les agriculteurs, dont la vie à la retraite se déroule dans une forte continuité avec la vie professionnelle, l’ouverture à des plaisirs inconnus, à des voyages, à de nouveaux loisirs, s’opère dans cette tension. La retraite est alors souvent un temps de retour à soi, voire de retour sur soi, où les individus se recentrent sur leurs propres plaisirs et centres d’intérêt. Comme temps libéré, la retraite apparaît comme un temps pour soi, un temps hédoniste, au moins tant que nul handicap physique ne vient fragiliser, voire compromettre, cette nouvelle organisation de la vie.
Vieillir, c’est continuer à vivre. Et on pourrait appliquer à la vieillesse le mot de Fontenelle décrivant le bonheur comme « un état tel qu’on en désire la durée sans changement ». Mais il arrive un moment où « trop de temps tue le temps ». Où les plaisirs et les engagements savourés dans la première partie de la retraite se retournent contre soi, et où il faut faire un travail d’ajustement. Passé le moment où on souffle, où on se repose, arrive le moment où on s’ennuie. Les choix opérés au tournant de la retraite, ou les changements de vie décidés après s’être désengagé d’une participation locale intense (soit politique, soit associatives) deviennent alors des contraintes, presque des pièges. C’est ce que décrit, dans un tout autre contexte, P. Roth, dans Un homme « Il l’avait choisie, cette solitude, au départ, mais sans la deviner insupportable. Le pire, dans cette solitude insupportable, c’était précisément qu’il fallait la supporter – ou alors se laisser couler à pic. […] Et puis, il s’était lassé de peindre. Lui, qui, depuis des années, rêvait de ce temps que sa retraite lui laisserait pour peindre sans être interrompu – comme des kyrielles de directeurs artistiques tenus de gagner leur vie dans la publicité.
Mais, depuis qu’il s’était installé sur la côte et peignait presque tous les jours, il en avait perdu le goût » [2007, p. 90‐91]. Une partie du vieillissement consiste en la transformation de certaines évaluations en leur contraire. Une des questions qu’il faudrait alors se poser est celle de la réversibilité – ou non – de ces transformations. Ce basculement d’une étape du vieillissement dans l’autre s’opère à des âges inégaux, selon les catégories sociales, la vie de travail menée et l’usure qui en résulte : les centenaires de notre échantillon sont ainsi entrés très récemment dans cette étape du vieillissement où l’usure physique contraint l’organisation de la vie quotidienne, alors que certains vieux agriculteurs y sont entrés en même temps qu’ils ont perçu leur première pension.