Sociabilités et solidarités : indistinction ou différenciation
II.2 Des sociabilités de voisinage différenciées selon les lieux, selon les personnes et leur histoire de vie
II.2.1. Des formes diversifiées de la sociabilité de voisinage
d’échange est une permutation d’objets, la structure de réciprocité met en lumière une relation entre des personnes (M.Chabal, 1995).
II.2.1. Des formes diversifiées de la sociabilité de voisinage
Il peut s’agir d’une forme relationnelle qui va de l’échange de propos à la conversation puis à l’échange d’objets et de services, la forme la plus achevée de l’implication étant l’entraide.
II. 2.1.1. La présence et la co‐présence
La présence de voisins rassure. Elle représente un potentiel de contacts, le voisin étant susceptible d’intervenir en cas de besoin. Il y a là une possibilité non négligeable dans des territoires de plus en plus dépeuplés, surtout l’hiver. Tous connaissent les noms de leurs voisins et les connaissent. Pour Madame Bardin, il n’y a pas beaucoup de gens dans le village : « Monsieur et Madame C., elle est handicapée… Ils ont une famille, mais l’une est à Paris, l’autre est d’ici, l’autre de là…. Là, on a des jeunes en dessous, c’est pas des gens qui travaillent, c’est des gens bien gentils, on est bien contents de les avoir…. ».
Avec certains voisins, les relations sont difficiles, voire impossibles, davantage d’ailleurs en Creuse. A la question : « Qui habite ici à La Marche ? », la réponse est : « Il y a 6 maisons, des retraités, une femme seule, elle a 84 ans, un monsieur qui a 63 ans et sa femme plus jeune….
Je m’entends bien sauf avec celui de 63 ans et sa femme plus jeune. Je m’entends bien sauf avec celui de 63 ans, il ne parle pas, si je savais pourquoi, je pourrais m’améliorer. »(Monsieur Aymard, 23,2)
Monsieur Courbon s’entend bien avec tout le monde « sauf les derniers qui parlent à personne du village, sont pas très soigneux et ne pensent qu’à eux, ont eu des accrochages avec tout le monde…Je peux pas dire qu’on se fâche mais on se fréquente pas, et puis il n’y a pas qu’avec nous, ils fréquentent personne ».
L’espace public représente un lieu potentiel de rencontres, où l’on peut rencontrer l’autre, bavarder un moment. La place du village, ses bancs sont ainsi fortement appréciés, peut‐être davantage en Ardèche qu’en Creuse, ce qui tient, comme nous l’avons dit plus haut ; à la fermeture de nombreux poins de services. « Quand il fait beau, je vais là devant la chapelle, là, il y a un banc, et on y est 4, là du coin. Et alors, on bavarde, on refait le monde »(Monsieur Eustache 07, 2).
A Nouziers ( Creuse), où il reste encore un café, la place du village est toujours investie par certains : « Ils restent sur le banc, ils sont tout le temps dehors, au spectacle, on dirait. » (Monsieur Rajot, 23,1).
Le simple fait que des gens passent, se promènent est évoqué par de nombreuses personnes en Ardèche : « Il y a du monde là bas au bout, il passe beaucoup de monde, on n’est jamais tout seul ici (Madame Bardin, 07,01). « Et bien, on voit beaucoup de gens du village, qui viennent au cimetière. Quand il fait beau, sur le banc en pierre là bas…y en a beaucoup qui demandent des renseignements sur l’église, le calvaire. Et puis on connaît tellement de monde ici, je vous dis que c’est incroyable, les rencontres qu’on peut faire (Labiole, Henry, 07,01). « Les voisins, on n’en a pas beaucoup, si l’été, il y a des gens qui se promènent de Saint Cirgues qui montent jusque là » (Monsieur Lassagne R, 07, 1). Dans la Creuse, Madame Giraudier qui a 92 ans apprécie aussi de voir passer du monde : « l’été, je vois du monde qui passe, je laisse la porte ouverte….et quand j’entends une voiture, je sors dehors ».
II.2.1.2. Les visites.
Elles ne sont pas très fréquentes et l’on rejoint ici les caractéristiques des relations de voisinage : le respect de l’intimité de l’autre. Elles sont appréciées par ceux qui les reçoivent. « Quand les gens en dessus sont là, ils viennent me voir… C’est des gens que je connais depuis longtemps, longtemps…On cause. De l’autre côté, je le connais aussi le monsieur, il avait 4 ans quand je me suis mariée…Je suis contente qu’ils viennent, sans ça, je suis toute seule. » (Madame Giraudier, 23,1).
Dans l’ensemble, les relations de voisinage sont davantage le fait du « voisin privilégié » qui cumule deux activités du « voisiner » : « il rend service et il a le privilège de pouvoir rentrer chez autrui » (Drülhe, 2007). Ce sont souvent des personnes seules qui ont ce type de voisinage qui intervient plus régulièrement, sur lequel on peut effectivement compter en cas d’urgence. C’est le cas de Madame Gallice qui s’est cassée le poignet et parle de sa voisine en ces termes : « Des visites, je n’en ai pas beaucoup, quand je me suis cassée le poignet, les gens m’ont téléphoné pour savoir si j’avais besoin, j’ai eu quelques visites bien sûr, et puis sortie, j’ai une amie qui m’a sortie partout, une amie de la Forêt du Temple qui me faisait la porte, qui m’emmenait, vraiment, elle a gagné son paradis sur terre avec moi. »(Madame Gallice, 23, 2) On retrouve des propos analogues chez Madame Henry : « Le jour où je m’étais cassée le poignet… alors je suis arrivée ici, je connaissais son n° de téléphone par cœur.. ;je lui disais, oh alors je lui disais : Rosette, viens parce que ça va pas, j’ai fait des bêtises. Elle était là dans le quart d’heure. Elle était là. Et elle m’a quand même bien dépannée. »
Par contre, la sociabilité formelle peut être plus développée : clubs du 3ème âge, fêtes….fonction de l’âge et de la dépendance, du statut matrimonial – ceux qui sont veufs développent plus ce type de solidarité ‐, de l’importance de la sociabilité familiale.
En effet, plus la sociabilité familiale est développée, moins la sociabilité de voisinage sous une forme ou une autre a sa place. Certes, un certain nombre de personnes enquêtées précisent qu’il y a moins d’animations que par le passé : Monsieur Touvier, agriculteur, va au repas de la commune qui a lieu une fois par an et part en voyage avec le club du 3ème âge d’une commune voisine : « Dans le temps, dit‐il, on faisait des voyages avec la commune, il n’y en a plus. ». « A Nouziers, il y avait la fête du solex. Il faut tout organiser. Il y a quelques années, il y avait la fête du cidre bouché, c’était en août, cela coûtait très cher. A la Saint‐Jean, il n’y a plus rien » (Monsieur Courbon, 23, 1).
Il n’empêche que cette forme de sociabilité compte encore beaucoup pour certaines personnes. Les sœurs Tassy qui marchent tous les jours, le font une fois par semaine avec le club : « Ah oui heureusement, on va jouer aux cartes une fois par semaine…On en fait partie mais on en fait très peu, d’ailleurs surtout avec ça (elle montre son bras) et ma sœur joue pas aux cartes, mais elle joue au scrabble… Eh oui, on a fait des voyages en Haute Loire, c’est pas loin, mais enfin… On est une trentaine, il y en a peut‐être quarante ou cinquante qui sont inscrits…parce qu’on paye et on n’y va, on n’y va pas… ».
Monsieur et Madame Dutel, arrivés en Creuse il y a une dizaine d’années évoquent l’existence de fêtes importantes auxquelles ils donnent un coup de main : « La fête à Linard, le 6 août, ils font un méchoui, l’année dernière, il y avait 220 convives, l’après mid,i il y a des danses, le soir, il y a un feu d’artifice et un bal gratuit, la matin, le départ, c’est la brocante, puis le vide grenier… . Madame Aymard se rend régulièrement au club des aînés à Nouziers : « une réunion tous les mercredis, une belote tous les mois, on fête tous les anniversaires, un banquet en mars, un méchoui pour les adhérents »
Certaines personnes, qui sont beaucoup allées au club, n’y vont quasiment plus du fait de leur âge, de leur handicap et évoquent l’esprit du village qui contribue à la cohésion, des incompréhensions pouvant exister, des cultures différentes aussi, témoins d’une forte cohésion interne, mais aussi d’une relative fermeture de la société locale, parfois peu ouverte sur l’extérieur. Ainsi, les Lassagne J. allaient jouer aux cartes, allaient aux repas, aux voyages, mais n’y vont plus parce qu’il faut conduire la voiture et ajoutent :
« On allait à Montpezat… A Montpezat, ils sont bien gentils. A Saint Cirgues, ils sont curieux, égoïstes. J’ai toujours travaillé à Saint Cirgues, il y a une mentalité, ça ne me plaît pas. ». On retrouve le même discours chez Lassagne M.: « Avant, j’allais jouer aux cartes à Saint Cirgues, mais pour se retrouver à quatre pour jouer aux cartes, c’était quelquefois difficile. Il y a quand même comment on appelle ça, la Montagnarde qui joue deux fois par semaine, ils se réunissent… Certaines gens ne me plaisaient pas. Maintenant pour jouer, on se perd un peu de vue, on est sourd, alors je suis bien chez moi, on n’a pas froid, on est bien ».
II.2.1.3. L’échange de services, de coups de main.
Il fait aussi partie des relations de voisinage. Le journal est fréquemment objet de service, vecteur de communication : « Hier, je voulais aller chercher mon journal, le voisin m’a dit de ne pas monter, il le prendrait »… « Si j’ai besoin, je vais voir du monde, je ne voisine pas, enfin les voisins quand ils sont là, ils viennent chercher le journal, et puis on cause ».
(Madame Giraudier, 23,1)
Ceux qui sont plus dépendants sont également aidés par les voisins qui proposent leurs services pour les courses ou peuvent les emmener chez le médecin, à la pharmacie, qui peuvent aider au déneigement… « Le pain et le boucher passent tous les mercredis, c’est le facteur qui amène le pain …On a une dame qui va leur faire les courses de temps en temps… Et l’été, il y a les résidences secondaires… » (Madame Brunier, 07, 1). Les Collange qui sont dépendants (lui asthmatique, elle hémiplégique) peuvent compter sur les voisins pour déneiger. « C’est le jeune là bas, quand il y a de la neige, il vient tous les matins voir ce qu’on fait. Il donne un coup de main à la pelle ».
Cette dernière forme de sociabilité peut être aussi l’expression d’une solidarité, le voisinage pouvant constituer un potentiel, une ressource importante sur laquelle on peut compter au quotidien. Certes, on attend l’occasion pour la solliciter, mais on a ce souci de la réciprocité de l’échange. Monsieur Beal qui est célibataire et n’a pas de voiture commence par dire qu’il ne veut pas demander, et puis « Quelqu’un me fait mes courses, c’est une dame qui le fait, ils sont pas tous sauvages ici ! Pour les papiers, c’est la voisine, je suis pas embarrassé, ça. ». Plus tard dans l’entretien, à la question : « Vous rendez aussi des services aux autres ? », la réponse est : « Ah oui, je coupe un peu de bois ou quelque chose comme ça ».(07,01). Les sœurs Tassy, mercières à Monpezat, participent activement à la vie locale et à l’organisation de fêtes : « les jeunes, on les voit quand ils font des fêtes, ici ils viennent au magasin, on leur donne un lot…On est assez sollicité, oui, les clubs, les sociétés, et oui, vous savez les boules… (07,1)». C’est également le cas de Monsieur Touvier, jeune agriculteur à la retraite, « qui aide Pierre, Paul, Jacques à charger les vaches » ou encore de Madame George qui vient de perdre son mari : « Des voisins super, on boit le café, quand mon mari est décédé, c’est une voisine que j’ai appelé, pour ramener la voiture. ».
II.2.2. Une sociabilité de voisinage variable selon les territoires
Dans certains cas, la sociabilité recouvre la solidarité qui signifie aide et entraide.
Comme le rappelle D. Argoud (2004), « autant la sociabilité de voisinage existe naturellement (sauf dans le cas de personnes très isolées), autant la solidarité de voisinage s’inscrit dans une histoire de vie et sur un territoire qui en rendent l’exercice plus limité et partiellement aléatoire. ».
Un des résultats qui s’est rapidement imposé au cours de la recherche est la forte différence entre la Creuse et l’Ardèche, non seulement dans les paysages, l’organisation administrative, l’équipement en services – sociaux et privés ‐ et en commerces, mais aussi dans les relations des personnes âgées vivant à la retraite dans ces milieux ruraux isolés, accentuant des différences de morphologie sociale (Mauss, Halbwachs) cristallisées dans l’organisation territoriale en bourgs, hameaux et domiciles isolés. Dès les premiers instants de l’enquête ethnographique, la difficulté (en Creuse) ou la facilité (en Ardèche) à trouver, dans l’espace public (sur les places des bourgs, le long des chemins) ou par relations, des personnes âgées à enquêter a fortement contrasté les deux territoires.
Dans les deux territoires, pourtant proches du point de vue démographique, l’organisation sociale est différente.
La géographie des lieux est un élément d’explication. En Creuse, le paysage de bocage s’impose partout et ne contribue guère aux rencontres : « le paysage n’est pas laid, on est sur une partie plate du département, je dirais le paysage, on n’y voit pas grand chose, des arbres qui sont devant, on se tourne, de l’autre côté, c’est pareil… On peut pas dire qu’on voit loin comme dans certaines régions » (Monsieur Duron, 23,1). Il en va de même en ce qui concerne la forte dispersion de l’habitat, l’existence de nombreux écarts : « On est isolé, on est à 500 m d’une autre habitation, des bourgs où la quasi totalité des services a disparu ». La quasi‐totalité des services a disparu. Il ne reste plus que deux cafés, l’un à Moutiers‐
Malcard, l’autre à Nouziers, une épicerie à Moutiers Malcard.
En Ardèche, l’existence de lieux de rencontre (la place, l’église, le café, le marché) facilite les échanges. « Et ben oui, on voit des gens du village qui viennent au cimetière… C’est incroyable les rencontres que je fais dans cette église…. Quand il fait beau sur le banc en pierre, y en a qui demandent des renseignements » ( Monsieur Labiole, 07, 1).
L’histoire locale est un autre élément d’explication. On retrouve ici différents travaux qui se sont intéressés à la transformation de la société villageoise, sous l’effet de la modernisation, de l’introduction massive du progrès technique dans le secteur agricole, phénomènes auxquels ont fait allusion de nombreux enquêtés : « De mon temps, on