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Les médiations ambiguës du monde

Perceptions spécifiques et enjeux du vieillissement   en milieu rural isolé

IV.3.  Vieillir à l’écart du monde ?

IV.3.2.  Les médiateurs entre vie locale et monde moderne : médias et petits‐

IV.3.2.2.  Les médiations ambiguës du monde

IV.3.2.2. Les médiations ambiguës du monde 

 

La télévision est également appréciée comme source d’information : mais elle devient  alors un média ambigu, puisqu’elle éloigne le monde moderne dans le temps même où  elle en expose les progrès comme les difficultés ou les turpitudes. En effet, ce sont  surtout les problèmes sociaux, dans leurs manifestations les plus violentes, dans les  situations les plus exacerbées qui retiennent l’attention des vieilles personnes vivant en  milieu rural. Durant notre enquête, l’actualité a été riche en événements : émeutes des  banlieues  en  novembre  2005,  agression  au  couteau  d’une  enseignante  peu  après,  élections présidentielles, ces différents événements reviennent dans les discours de nos  enquêtés. Cela montre d’abord que les personnes âgées, même en milieu rural restent en  prise avec l’actualité, et concernées par le vivre ensemble. Elles se sentent toujours 

81 Il cite « C’est pas sorcier » lors du 3ème entretien.

appartenir  à  la  société  et  à  la  république  française.  Dans  le  même  temps,  les  commentaires opérés, en particulier sur les émeutes, sur l’agression, ou de manière plus  générale sur l’évolution des mœurs, de l’économie, de la société française, du pays  même, font apparaître un écart, voire une rupture, avec cette société, avec ce pays. Les  principes sur lesquels ces personnes ont fondé leur vie semblent ainsi disqualifiés. Cela  produit en retour des jugements moraux parfois très durs, et réactionnaires, sur des  pratiques qui apparaissent comme critiquables, parce qu’étrangères. Ainsi ce dialogue  entre Roger Lassagne et sa femme (07, 1) : « ‐L’autorité et maintenant, vous savez, moi, je  suis bien content de voir, ils peuvent pas tout faire et aujourd’hui les jeunes pénibles, il y en a  beaucoup, ils en sont pas maîtres, ils en sont pas maîtres, moi, je vous cache pas au niveau  national, je me plains pas.  

‐Et non parce qu’ici, on voit pas grand‐chose. 

‐ Eh bien on a la télévision. 

‐ On voit par rapport à la télévision mais ici, c’est le calme complet vous savez, vous comprenez. 

‐ Avec la télévision, on voit bien ce qui se passe ».  

Les personnes âgées, en particulier les plus ancrées dans le territoire, celles qui n’ont pas  bougé, nourrissent ainsi des  inquiétudes, presque des frayeurs, sur le monde que  connaissent et que connaîtront leurs enfants et petits‐enfants : « [Qu’est‐ce qui vous fait  peur ?] Qu’il y ait une révolution ! [Oh… je sais bien qu’en ce moment dans les banlieues c’est  pas rose, mais…] [H : Vous savez, le monde est bien déboussolé ! c’est ça, surtout, qui fait peur !] 

[Ca vous fait peur, ça ?] [H : Eh bé oui ! On y pense, on pense à l’avenir, même pour les enfants  et les petits‐enfants, vous savez, on se demande ce qu’ils auront… Moi je dis, nous, on a bien  travaillé, on a bien pâti, mais quand même, on n’a pas eu des soucis que maintenant ils peuvent  avoir !] [Des soucis comme quoi ?] [H : Eh bé, mais si…] Eh ben, même les jeunes, pour trouver  du boulot et qu’on les garde… [H : Eh oui, tant de choses] et pas s’expatrier ». Les petits‐

enfants peuvent alors être des médiateurs avec le monde actuel, en livrer des clés, le  rapprocher.  Par  leurs  récits  de  voyage,  par  leurs  carrières,  leurs  réussites  professionnelles ou leurs études, par leurs préoccupations tout simplement, les petits‐

enfants,  parce  qu’ils  sont  dans  une  proximité  affective  avec  leurs  grands‐parents  peuvent remettre leurs aïeux en phase avec le monde moderne. Mais l’écart entre les  lieux et les modes de vie, les croyances, les valeurs est significatif et ne peut toujours être  dépassé  par  la  seule  force  de  l’affection ;  la  proximité  affective  n’empêche  pas  l’éloignement des pratiques et des valeurs. Et les exemples sont bien plus nombreux,  dans nos entretiens, de grands‐parents qui ne comprennent plus et n’approuvent pas  leurs petits‐enfants, que de grands‐parents qui se laissent introduire à la vie moderne  par leurs petits‐enfants. Ainsi, alors que Madame Bardin, Madame Héritier ou Madame  Gallice approuvent les comportements de leurs filles et petites‐filles, ils sont beaucoup 

plus nombreux à déplorer les évolutions des mœurs et des valeurs de leurs enfants. 

« Nous, notre génération par rapport à celle de ma belle mère… y’avait eu moins d’évolution… 

moins d’évolution, c’était plus facile autrement dit.. on avait moins de besoin aussi… on était  moins exigeants… maintenant ils veulent tout, tout de suite » (Monsieur Duron, 23, 1). 

« Fatigué, la semaine dernière, j’ai eu 2 petits enfants, 15 et 16 ans, de mon fils, ils regardaient la  télé jusqu’à 2 heures du matin, se levaient à midi, ne m’aidaient pas…. On me dit, ils sont tous  comme ça, en tout cas, ils reviendront pas tous les 2 ensemble… » (Monsieur Berget, 23, 2). Les  liens affectifs ne suffisent pas toujours à créer ou à recréer des connivences établies  durant l’enfance de ces petits‐enfants, que leur vie éloigne de leurs grands‐parents82, et  ne permettent alors pas toujours de partager le même monde. Tout autant que la  télévision,  les petits‐enfants apparaissent  bien comme  des médiateurs  ambigus  du  monde moderne, puisqu’ils maintiennent l’intérêt des anciens vers ce monde, tout en  rendant plus sensible l’étrangeté de certaines pratiques, certains comportements ou  certaines valeurs.  

Les divergences se cristallisent sur deux thèmes plus particulièrement : les valeurs  religieuses et l’éducation des enfants. « Mais aujourd’hui y’en a pas beaucoup qui vont  communier ni rien. D’ailleurs mes petits enfants ils sont baptisés mais c’est tout ! C’est à dire, il  n’y a plus personne pour faire le catéchisme ni rien ! » (Madame Giraudier, 23, 1). Madame  Duroux regrette quant à elle que sa fille vive en couple sans être mariée, ni à la mairie ni  à l’église. Et bien souvent, les discours prennent la même tournure : indulgents lorsqu’il  s’agit des enfants ou des petits‐enfants, ils deviennent parfois très durs83, marquant au  mieux l’incompréhension, au pire la condamnation, du rejet de pratiques et de valeurs  qui ont fondé l’existence de ces personnes âgées. En effet, ces comportements non  seulement remettent en cause l’éducation prodiguée aux enfants, mais disqualifient  aussi, par leur existence même, les croyances et les valeurs qui ont justifié et justifient  encore la vie de ces personnes. « Eh bé, c’est ce qu’on aurait envie de transmettre à nos  enfants. [Qu’est‐ce que vous auriez envie de transmettre à vos enfants ?] Eh bé… la foi, et tout  ce… maintenant, vous voyez bien comme ça fait, y en a beaucoup que… les jeunes, maintenant,  ça pratique pas, ni rien. [Et vous pensez que vous avez réussi à leur transmettre, ça ?] Vous  voyez bien, tous, comme ils sont ! Maintenant, vous voyez plus des jeunes, là, plus personne à la  messe, des jeunes de 40‐50 ans, vous en voyez plus. Té ! Ils ont des valeurs, sûrement, que peut‐

être, il y a des choses que… ils feront pas, que… peut‐être oui… mais enfin… [silence] »  (Madame Henry, 07, 1). De la même manière, à propos de l’éducation des enfants, plus les  enfants sont éloignés dans le cercle familial, plus le jugement à leur endroit devient  sévère, lorsqu’on considère leur comportement à l’aune des valeurs éducatives reçues de  ses parents et mises en pratique avec ses propres enfants. Ainsi, les Lassagne R. jugent le  divorce de manière peu sévère, parce que « aujourd’hui c’est affreux il n’y a aucune famille 

82 C. Attias-Donfut, M. Segalen, 1998.

83 Et un peu convenus aussi, sur le registre de la morale.

qui échappe, je vois sur 6 enfants, on en a deux qui sont divorcés, ils ont refait leur vie » et parce  que « nos enfants ils sont bien, c’est de beaux travailleurs, ils ont de bonnes situations, on les a  élevés comme ça ». En revanche, ils déplorent une perte d’autorité actuelle sur les enfants  à l’école : « Je crois qu’à l’époque on était plus autoritaire qu’aujourd’hui Aujourd’hui ma fille  est directrice d’école elle me dit….au début elle était à Coucouron, elle aimait son métier, il fallait  que les devoirs soient faits que les leçons soient sues…s’ils les savaient pas elle les gardait en  retenue et les parents disaient vous avez bien fait. Quand elle est partie dans le Vaucluse, elle a  failli avoir des problèmes, là on n’a pas le droit, l’enfant est roi, il doit être le premier même si  c’est une cancre. Elle me dit il faudrait pas éduquer les enfants, il faudrait éduquer les parents ». 

De même Madame Brunier tient des propos sévères sur ses petits‐neveux : « aujourd’hui  je vois mes neveux, mes nièces, ils ont tout mais ils sont moins heureux que nous ils le  reconnaissent pas ils sont jamais contents on peut leur donner un million par mois ils sont  jamais contents nous on nous donnait un sou, un sou percé on appréciait. Ils ont tout, ils ont pas  souffert. Leurs parents ont tellement souffert, après les jeunes ils leur ont tout offert ce qu’ils  n’avaient pas eu  L’aîné de Jean‐Pierre, il a 43 ans, son fils a 18 ans ; petit, ce que son père lui a  pas offert, il lui a tout offert : ils ont tout des motos, des quads, ils ont tout mais je crois pas qu’ils  apprécient. Ils sont rassasiés ».  

Le travail du vieillissement rend ainsi plus fragiles les prises des individus sur les  différents mondes dont ils font partie. Et les médiateurs entre ces différents mondes, les  médias comme les enfants ou les petits‐enfants (plus volontiers cités à ce titre par les  personnes âgées) ne sont pas dépourvus d’ambiguïté : s’ils ouvrent à l’extérieur du pays  et de ses habitants et permettent aux personnes âgées de se tenir au courant, s’ils  remettent les personnes âgées en prise avec d’autres segments de la société, ils sont  souvent aussi les marqueurs de l’écart avec les évolutions du monde, et favorisent la  prise de conscience de ces écarts. La proximité affective n’implique pas toujours une  compréhension des comportements des descendants. Ces médiateurs ne peuvent pas  toujours réduire les mouvements d’incompréhension de ces autres mondes, ou plus  encore, de désintérêt par rapport à ces mondes, qui marquent la vieillesse. 

 

Conclusion : Le milieu rural isolé n’isole pas les habitants qui y vivent. Certes, les  territoires enquêtés sont enclavés, les mobilités souvent difficiles, et ce d’autant plus que  la conduite automobile fait défaut, et la densité sociale faible. Ces éléments n’empêchent  pourtant pas de maintenir des mobilités, des relations, des activités, en dépit de cet  isolement et de l’avancée en âge. Plus qu’elles n’isolent, les distance entre les individus  semblent les relier les uns aux autres, comme en témoignent les réseaux de co‐veillance  des voisins, des amis, des parents les uns sur les autres. Certes, les enquêtés se sentent  parfois isolés, à l’écart du monde et en particulier du monde moderne. Mais la tension  entre maintien dans le monde et éloignement du monde, si elle prend une résonance 

spécifique en milieu rural, est constitutive du vieillissement. Cette tension se décline  d’ailleurs différemment selon les modes d’inscription des personnes sur le territoire. 

Alors  que  l’éloignement  du  monde  est  lié  pour  les  personnes  nées  au  pays  essentiellement aux transformations que leur monde a connues, et en particulier son  appauvrissement relatif  en  commerces,  services et  population,  pour  les personnes  venues  s’installer  à  la  retraite,  cet  éloignement  procède  d’une  mise  à  distance,  volontaire, de la vie urbaine, du monde urbain, constitué comme un repoussoir par  l’ensemble des enquêtés.  

 

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