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Isolement résidentiel, isolement social et solitude

Perceptions spécifiques et enjeux du vieillissement   en milieu rural isolé

IV.3.  Vieillir à l’écart du monde ?

IV.3.1.  Le repli sur soi et sur la sphère privée ? Isolement résidentiel, mobilités  et solitude

IV.3.1.2.  Isolement résidentiel, isolement social et solitude

ailleurs, de ces solutions de repli, de ces ouvertures sur un monde qui ne se limite pas au  pays, explique sans doute le regard différent posé par les résidents nouvellement  installés sur l’isolement résidentiel.  

 

IV.3.1.2. Isolement résidentiel, isolement social et solitude   

L’avancée en âge produit ainsi des réductions et des limitations des mobilités inégales  selon les genres et les modes d’inscription dans le territoire. Si les nouveaux venus dans  le  pays  sont  encouragés  à  conserver  des  mobilités  personnelles  (notamment  automobiles, mais pas seulement), tant à proximité que sur des distances plus longues,  les personnes vivant depuis toujours au pays sont en meilleure position pour activer un  réseau  social  dense  et  rapproché,  pour  continuer  à  sortir,  même  lorsqu’elles  ne  conduisent plus que très peu ou lorsqu’elles marchent mal. L’isolement résidentiel n’est  donc pas toujours synonyme d’isolement social, et la solitude peut être aussi bien mal  vécue que revendiquée.  

L’isolement résidentiel produit le sentiment d’être un peu à l’écart du monde, de vivre  dans un endroit « perdu ». Peu sensible chez les gens des bourgs, ce sentiment est très  net chez les personnes habitant dans des hameaux ou dans des écarts, d’autant plus  lorsqu’ils sont très peu peuplés. « Incontestablement, je considère qu’on est isolé… On est  isolé, on est à 500 m d’une autre habitation » (Monsieur Duron, 23, 1). En Creuse, le paysage  de bocage, dont les haies arrêtent le regard, accentue cette sensation d’isolement. En  Ardèche, ce sont les hameaux de montagne qui éloignent les individus de la vie sociale  du bourg, où ils ne descendent pas tous les jours. Monsieur et Madame Collange,  monsieur et madame Lassagne, la fratrie Brunier guettent tout changement dans leur  environnement, et comptent leurs voisins. Cet isolement est plus ou moins sensible  selon les variations saisonnières des sociétés locales (pour reprendre presque mot à mot  les termes de M. Mauss, 1904‐1905). Le passage d’une saison à l’autre transforme en effet  la vie sociale, de manière spectaculaire en Ardèche, plus discrète en Creuse. L’hiver  favorise l’enfermement, le repli sur le domicile : « Oui, l’hiver c’est morne, c’est moche. Oui,  là on le dit, l’hiver on reste des jours et des jours sans voir personne. On est un peu coupé du  monde. C’est pour ça que j’aspirais pour mes vieux jours, qu’on vive ailleurs. Mais je crois que  c’est foutu. L’été ça passe, c’est plus vivant… je suis pas solitaire, d’abord, or l’hiver ça fait  bizarre des fois quand on voit personne. J’aurais aimé aller vivre dans un bourg où il y a tout, où  on va chercher le petit pain le matin, chez les commerçants correspondants, ce qui fait qu’on a 

78 P. Sansot, L’espace et son double, 1978. Il faut noter que la secondarité s’inverse : la résidence secondaire devient principale, et les lieux secondaires se trouvent parfois à proximité de l’ancienne résidence principale.

tendance à rencontrer certaines personnes, les jours seraient moins longs, j’aime le contact avec  les gens » (Monsieur Duron, 23,  1). En été, l’Ardèche revit : les volets  des maisons  s’ouvrent, les résidents secondaires s’installent, les gîtes ruraux font le plein. En Creuse  aussi, même si c’est moins net, le tourisme y étant moins développé79, le retour des  beaux jours favorise les sorties, les passages, les visites des uns et des autres. « L’été je  vois du monde qui passe, je laisse la porte ouverte mais quand j’entends une voiture qui s’arrête  je sors dehors ! et puis je vais à la grille, quand on connaît ça va mais sinon… » (Madame  Giraudier, 23, 1). L’été est aussi l’occasion de recevoir la famille, pour des vacances ou  sur la route des vacances. Alors que l’hiver leur fait marquer le pas, l’été développe les  sociabilités en tous genres (familiales, amicales, touristiques…). L’été est ainsi un temps  d’ouverture aux autres, dans les bourgs comme dans les hameaux, où l’écart avec le  monde moderne, le monde extérieur au pays, se réduit.  

Le sentiment d’être isolé est la contrepartie, pour les personnes venues s’installer à la  retraite, du choix de la campagne. L’éloignement volontaire de la ville, pour échapper  au monde, pour rejoindre la nature, se traduit dans la recherche de la « tranquillité », qui  leur fait choisir les hameaux plutôt que les bourgs80. Monsieur Dutel rappelle ainsi : 

« Moi je suis pas pour le monde, on est venu en Creuse pour être à peu près tranquille ». Sa  femme nuance cependant : « Mon mari, il a dit l’autre fois que s’il avait su, il aurait pris une  maison en haut d’un chemin de chèvre, parce que je suis toujours partie à discuter avec les gens,  des fois on aime bien sa tranquillité, mais il faut bien, faut quand même pas vivre en sauvage ». 

L’isolement est ainsi revendiqué, la solitude choisie : « Mais ici, il faut avoir le caractère que  j’ai, je pense (rires) pour trouver plaisir à habiter seul dans cet endroit. Parce que c’est... tout le  monde dit oh la la qu’est‐ce que c’est beau, qu’est‐ce que vous êtes bien ici et puis après les gens  me disent ah ! ah oui ! mais vous êtes toute seule ! Oh ils disent, je sais pas si j’y resterais. (rires)  Et moi je ne me trouve pas seule du fait qu’il y a beaucoup de lumières, je vois le village et puis en  fait, je pense que c’est mon caractère qui aime bien... qui ne souffre pas de la solitude ». Un  certain élitisme est ici perceptible, dans la jouissance esthétique du paysage comme dans  le plaisir pris à habiter seul, à rebours de l’expérience, des habitudes, voire des normes  d’habiter des gens du pays. C’est un choix héroïque, et affirmé comme tel, par rapport  aux autres. Mais cette solitude revendiquée n’est pas dénuée d’ambiguïtés, même pour  les personnes les plus convaincues par leur choix de vie. Ainsi, même si la faible densité  de population n’est pas un problème en elle‐même, l’accommodation au dénuement  relatif du milieu rural n’est pas toujours simple. Certaines dimensions de l’existence  souffrent ainsi de la comparaison avec la ville : on a déjà noté plus haut les différences  constatées par les personnes venues s’installer sur le tard avec les natifs du pays, dans 

79 Il faut d’ailleurs nuancer : le canton de Montpezat ne fait pas partie des cantons les plus touristiques de l’Ardèche ; même en été, le climat y est montagnard, et il reste à l’écart des foules que peuvent drainer Vallon Pont d’Arc, ou Vogüé.

80 Où le prix des maisons est moindre, également.

l’organisation  des  modes  de  vie,  dans  les  relations  familiales,  par  exemple,  mais  également dans les sociabilités. Les personnes installées sur le tard en milieu rural  souffrent du manque de services, de commerces. Les femmes en particulier regrettent le  lèche‐vitrine, même lorsqu’elles sont peu coquettes. « Et puis alors, ce qui me manque le  plus, parce que j’étais habituée à avoir de tas de magasins autour de moi, c’est le lèche vitrines,  alors  maintenant  je  suis  dans  les  magazines,  c’est  pas  pareil »  Pourtant,  c’est  moins  l’animation de la ville qui est regrettée, puisqu’elle pèse assez vite lors des séjours dans  la famille, que les possibilités qu’elle offre, et en particulier, pour les personnes les plus  aisées, la diversité des choix qu’elle permet. L’élitisme dans la consommation ne trouve  guère à s’exercer en milieu rural isolé, quel que soit le service considéré. Ainsi Madame  Héritier considère‐t‐elle que la vie spirituelle offerte à Montpezat est moins riche que la  vie en ville, et que c’est le hasard (ou la Providence) qui permet « par accident » de  trouver de quoi nourrir son appétit spirituel. « Et là, on vient de retrouver une religieuse qui  est un petit peu à la tête des trois qui sont là, et… j’avoue que… je suis contente, même si je suis  pas sûre qu’elle va rester longtemps, ah ! on en a retrouvé une qui est bien, hein ! Qui a plein,  plein de connaissances, qui est intelligente. Parce que des fois… » Bien plus que l’isolement  résidentiel, c’est le dénuement relatif du milieu rural isolé qui produit le sentiment  d’être un peu à l’écart du monde, légèrement laissé pour compte, pour les personnes  venues de la ville. Ainsi la vie à la campagne impose un mode de vie simple, voire  spartiate, qui pèse parfois aux personnes venues s’installer sur le tard. Même si des  compensations  s’inventent,  à  la  mesure  des  moyens  de  chacun  –le  lèche‐vitrines  remplacé  par  les  magazines  pour  Madame  Chapuis,  les  sorties  culturelles  par  l’abonnement aux télévisions payantes retransmettant de la musique pour madame  Héritier, par les séjours réguliers en ville également, au sein de la famille  ‐, elles ne  parviennent pas à défaire totalement l’impression d’enclavement et de pauvreté relatifs. 

Le  dénuement  relatif  accentue  en  effet  l’enclavement :  les  logiques  de  proximité  commandent assez largement les démarches et les relations de la vie quotidienne, et  elles produisent le sentiment de n’avoir pas le choix, ou de faire de nécessité vertu au  sein d’un pays assez étroit, et donc un sentiment de pauvreté relative, dans les services  et les relations. Les personnes de milieu aisé, en particulier, se plaignent de ne trouver  que de rares personnes de « leur niveau ». En est témoin la manière dont madame  Héritier décrit son voisin le plus proche : « [Et votre voisin, il est toujours là ?] Ah oui, mais  mon voisin, il peut rien faire… [sourire] C’est moi qui vais l’aider, inaudible. [Il est plus jeune  que  vous,  votre  voisin ?]  Oui.  Oui,  oui, mais…  y a  moins, moins  peut‐être  de facilités  intellectuelles pour se… et puis même, à part… bon, s’occuper de ses chèvres, et de son terrain !  S’il y a un problème avec son téléphone, s’il y a un problème avec quoi que ce soit, c’est moi qu’il  vient chercher. Et même bricoler ! Bon, j’ai été obligée de [inaudible] mon lavabo, il a été  incapable de s’occuper de ça ! ».  

Tout autre est l’isolement résidentiel vécu par les personnes natives du pays. Plus qu’à  la pauvreté relative dans l’espace, c’est à l’appauvrissement dans le temps qu’il renvoie. 

Plus  que  sur  le  dénuement  relatif,  il  repose  sur  la  désertification,  la  disparition  progressive des services, des commerces, des usines et des hommes. C’est ainsi qu’on  peut expliquer la très grande attention portée par les gens des hameaux à tous les signes  de  revitalisation  du  pays,  des  maisons  réouvertes  aux  exploitations  reprises,  le  décompte rigoureux des voisins. La solitude n’est pas défendue comme un mode de vie  agréable, et tous les anciens agriculteurs insistent sur la présence des voisins, sur les  services  rendus,  sur  l’entraide  quotidienne,  qu’il  s’agisse  du  transport  ou  du  ravitaillement. « ma foi, quand on a vécu tout le temps dans le pays, c’est ça, mais petit à petit,  les voisins qu’on connaissait s’en vont aussi, oui enfin, nous c’est toujours pareil, je veux pas dire  pour certaines personnes, nous on a gardé des activités, on fait de la gymnastique, mais il y a des  gens qui font pas ça, il y a des gens qui sont seuls, il y a des gens isolés, il y en a beaucoup »  (Monsieur Abrial, 23, 2). Le sentiment d’être à l’écart du monde provient alors de  l’impression de voir le monde dans lequel on a continûment vécu disparaître, entrer  dans l’histoire. Le sentiment d’être les derniers témoins vivants d’un monde révolu  nourrit le sentiment de vivre à l’écart d’un monde moderne, dont certaines dimensions,  connues uniquement à travers les médias (et en particulier les reportages télévisés)  paraissent étrangères à la vie locale et inquiètent parfois. L’isolement résidentiel renvoie  ainsi à la disparition anticipée du pays et de soi‐même, à l’appauvrissement de ce pays  en hommes et en service, en vie économique et sociale, sans qu’il soit possible d’avoir  prise sur ces processus. C’est donc moins l’isolement en tant que tel qui « porte peine »,  d’autant moins lorsque les personnes natives du pays vivent en couple ou en fratrie, ou  ont gardé leur famille à proximité, et entretiennent avec elles des liens réguliers et  denses, que le fait de voir le pays s’étioler et mourir, dans un écart grandissant au  monde d’autrefois et au monde moderne. 

 

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