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UN ROMAN ET UN LIVRE DE FORMA TION

Dans le document Récits de formation (Page 141-146)

L

ESTADEde Wimbledon, roman de Danielé Del

Giudice publié en 19831, fidèlement adapté,

en février 2002, au cinéma par Mathieu Amalric, raconte l’histoire d’un personnage, le narrateur, parti sur les traces de l’écrivain Roberto Balzen, homme historique, qui n’a pratiquement rien écrit alors qu’on en attendait une œuvre, mais qui a, néanmoins, influencé toute une génération litté- raire.

De l’écrivain, on en apprendra peu. Cependant, la recherche entreprise par le personnage narrateur, outre qu’elle pose la question du choix entre écrire et ne pas écrire comme le note Italo Calvino dans la pré- face du roman, éclaire d’une manière très moderne la problématique du roman de formation en tant que genre. Peu importe la quête, peu importe le héros – il s’agit d’un homme chez Giudice et d’une femme, l’ac- trice Jeanne Balibar, dans le film –, la question fonda- mentale de ces œuvres est celle de la possibilité d’une accession, par soi-même, à une vérité révélée.

Les rencontres que font les personnages « ne sont jamais de vrais témoignages… Sinon des bribes hété- rogènes et incohérentes, jamais de véritables ren- contres, sinon lointaines, inaudibles, d’une indiffé- rence polie2 ». Elles sont le prétexte qui conduira le héros au stade de Wimbledon, là où il approchera une révélation. L’objet du film et du roman est de traduire le lent accomplissement d’un voyage intérieur. Expli- citement, les latences du sommeil, les déplacements dans l’espace entre Trieste et Londres, les esquisses de réponses à la question : « Pourquoi écrire ? Pour- quoi pas. » (p. 45) ne sont que les métaphores d’une démarche formatrice et profondément personnelle, « où l’on s’approche dangereusement du gouffre, de l’incompréhension, du non sens, de l’absurde3».

Le roman de Del Giudice et le film de Amalric dé- butent avec la même séquence du réveil du narrateur, « d’un léger somme, de ceux qui ne durent qu’une demi-heure » (p. 9), « mais ensuite il faut tout re-

prendre à zéro ». D’emblée, nous comprenons que le héros devra trouver la volonté, consciente ou non, de se frotter à la réalité extérieure. Quel que soit le motif de la quête dont on ne connaît, ni dans le livre, ni dans le film, la véritable origine – travaux universi- taires, motivation personnelle, car le narrateur se garde de répondre aux questions posées sur sa dé- marche – elle induira des temps de latence. Le som- meil et le réveil closent et ouvrent chaque fin et début de chapitre : chapitre I page 30 : « Je me suis en- dormi », chapitreIIpage 32 : « Après avoir dormi une demi-heure », chapitre II page 55 : « Je peux les [yeux] rouvrir. Mais c’est la dernière chose à laquelle j’ai pensé. », chapitreII page 91 : « J’essaie de dor- mir », chapitreIVpage 93, somnolence sur la planche à voile, chapitre V page 105 : « Et je me suis en- dormi. » À la fin du chapitreV, curieusement, là ou l’on s’attend à une nouvelle scène d’endormissement : « Je monte dans ma chambre… je fais tous les prépa- ratifs de la nuit. » (p. 137), le personnage pousse un cri au son « rauque, bestial », avant de sombrer dans le sommeil car après l’ellipse de la nuit, il se réveille, « les bras croisés sur la poitrine » (chapitreVIpage 139). La dernière allusion au sommeil, page 150 : « En réa- lité, je suis déjà plus tendu et culpabilisé d’avoir tran- quillement dormi sans avoir pensé à rien », marque le retour au paisible, à la fin de l’agitation intérieure. La révélation qu’a le narrateur au stade de Wimbledon se situe entre le cri et le sommeil tranquille retrouvé. La découverte de soi ne relève donc pas, comme on pourrait le croire, uniquement de la démarche intel- lectuelle, elle relève aussi de ce qui constitue l’intério- rité profonde de l’être. Qu’elle soit totalement

consciente chez Giudice : « Il faudrait un cri horrible, déchirant. Je me concentre, je prends ma respiration ; je suis réveillé, je crie. » (p. 137), ou induite par des éléments extérieurs chez Amalric : on suppose que Jeanne Balibar s’enivre et a une expérience sexuelle avec un garçon de rencontre avant de se libérer de son hurlement. La révélation à soi-même passe par un re- tour à l’animalité, à la bestialité. Seulement après cet événement douloureux – que symbolise le recours au cri primal de l’origine – pourra venir le temps de la paix intérieure retrouvée et celui de l’accomplisse- ment.

La découverte de soi dans Le Stade de Wimbledon n’est pas seulement l’aboutissement d’une introspec- tion intellectuelle statique. Elle nécessite un déplace- ment dans le temps, le rythme des saisons est explici- tement souligné chez Amalric, et dans l’espace. Le voyage est linguistique, Jeanne Balibar et d’autres personnages du film passent de l’italien au français, du français à l’anglais d’une manière à la fois décon- certante et évidente. Et surtout, sont récurrentes les images de déplacements : « C’est comme si je décidais de tout déplacement sur le moment, pour voir où cela me conduit, et que cette découverte ne fut finalement que le commencement que je cherchais. » (p. 16) Le narrateur erre sans cesse dans Trieste et Londres, il emprunte taxis, bus, trains, tramways, planche à voile, avion, métros, s’intéresse au parcours labyrin- thique des coursives d’un bateau parce que « la navi- gation me paraît être une excellente coexistence d’abstraction et de comportement » (p. 63). Les moyens de communication utilisés amènent le narra- Autrement

teur à ces passages obligés que sont halls et buffets de gare, aérodromes, cafés où il rencontre ceux suscep- tibles de l’informer sur le personnage central de sa quête. Plus il voyage, plus il est en mesure d’affirmer : « Il est clair que ma personne ne compte plus… que le fait que je vienne d’un endroit quelconque ne compte plus du tout. » L’évanouissement, la dilution de l’ori- gine « je me trouve dans un milieu différent du point de départ » (p. 112), va de paire avec la construction d’un nouveau savoir, d’une nouvelle géographie de l’espace : « Je connais des restaurants, cela ne signifie pas grand-chose, mais pas tout à fait rien pour au- tant. » (p. 32) L’appropriation de l’espace extérieur est la métaphore de l’appropriation de l’espace inté- rieur, « quelque chose est en train de changer, je suis venu pour comprendre pourquoi un écrivain n’écri- vait pas ». Le voyage trouve sa raison d’être car il est travail sur soi-même : « Il faut avoir quelque chose à faire quand on va à l’étranger, il faut y aller avec un travail, pas par agrément. Alors cela a un sens. »

Les déplacements engendrent la rencontre de per- sonnes dont aucune ne livrera de certitudes sur Bal- zen. Elles seront les relais nécessaires et obligés pour que le personnage poursuive son itinérance. Elles lui fourniront des indices symboliques (les sextants), des plans de villes, des adresses. Mais le narrateur devra, seul, déchiffrer la carte de « Mercator », image clef du roman comme le souligne Italo Calvino dans la pré- face, car ce qu’admire le narrateur chez le comman- dant d’un navire c’est « son art consommé des cartes » (p. 62). Autre paradoxe de cette géographie symbo- lique : le métro. Autre avatar du train, en empruntant

la ligne droite il amènera le héros à Wimbledon, der- nière étape du voyage : « Puisque c’est là que s’arrête le métro et que se trouvent même les tampons. » (p. 113) Les trains qui traversent roman et film per- mettent au narrateur de se poser les questions essen- tielles sur lui-même et de l’aider ainsi à construire son être. Lors d’un trajet, dans un compartiment en pré- sence d’une femme accompagnée de son jeune fils, le héros remarque : « […] l’enfant qui fait monter et descendre sur la vitre un petit train de plastique, et peut-être atteint-il ainsi la plénitude enfantine d’être à l’intérieur de quelque chose et de continuer à le pos- séder de l’extérieur. » (p. 104) La mise en abîme de l’image du train signifie la recherche d’un équilibre entre intériorité et extériorité. Cette tension butera sur les « tampons » de la gare de Wimbledon, où le narrateur constatera que « peut-être la réponse est- elle le fait même que j’ai voyagé, que j’ai rencontré quelqu’un et que je me trouve ici. Et qu’à la fin j’aie… » (p. 146). Les points de suspension, dans ce passage, sont lourds de sens. Pour les interpréter, peut-être faut-il revenir au début de la fable, quand le premier personnage rencontré, un militaire, expli- quait l’ambiguïté du parallélisme des rails qui feignent se « rejoindre en pointe », mais qui, évidemment, ne le font pas car « on fait des tas de calculs pour la pers- pective, pour reproduire un défaut de vision » (p. 10). La vision corrigée du narrateur lui permettra de faire exister le monde et d’y trouver une place.

La quête, dans ce roman de formation, est bien af- faire de perspective, de point de vue. Balzen n’a pas écrit, ou quelques lettres seulement, le narrateur n’in-

terroge pas un corpus mais une absence de corpus. Quand, dans un hôpital, il rend visite à une poétesse, autrefois amie avec Balzen, à la question des infir- miers : « Vous devez nous dire si les poésies que cette femme récite sont vraies… Si c’est elle qui les a écrites. » (p. 22), le héros peut donner une réponse claire : « J’ai raconté ce que je savais. » (p. 22) Le texte écrit, figé, publié rassure ; de la même manière, le nar- rateur va vérifier dans un ouvrage technique de marine les impressions troubles qu’il a éprouvées à propos du navire Île d’Oléron. Le texte servant de repère, de point d’ancrage, on comprend alors que même « s’il y a trop de livres, s’il n’y avait plus de livres, les gens devraient penser avec leur propre tête. » (p. 129), et que « tous les livres découragent d’écrire. ». Le narrateur, face au manque d’écrits qu’il est contraint d’affronter, suit « le parcours qui va du papier à l’expérience, bien qu[’il] ne sache pas quel type de parcours c’est. » (p. 100)

Au fil de l’histoire, l’écriture devient de moins en moins nécessaire : feuilleter des dossiers de notes « comme s’il s’agissait de repasser une matière » est vain, « naturellement, rien n’en sort. » (p. 118) La fré- quentation de Balzen, l’écrivain sans livre, qui « com- pliquait l’existence des autres » (p. 72), amène le nar- rateur à s’interroger sur l’utilité de sa propre écriture : « Je n’ai jamais été aussi près de la réponse mais aussi indifférent à la question. » (p. 152), « Je n’ai jamais été ainsi au début déterminé et incertain. » (p. 160) Le lecteur du roman ou le spectateur du film devra lui- même décider si le héros finira par écrire, car « écrire n’est pas important, mais on ne peut pas faire autre- ment. » (p. 146) ou si, comme Balzen, il y renoncera.

Mais, à l’inverse de Balzen qui « durant les derniers mois était quelqu’un qui a perdu sa route » (p. 150), le héros, lui, a tracé et parcouru son chemin de forma- tion. Balzen « a aidé à changer ou à prendre une déci- sion… C’était là sa passion et son chef-d’œuvre. Rien d’autre. » (p. 150) et permet au narrateur de s’ouvrir au monde, à une nouvelle vie. Cette sorte de renais- sance est signifiée symboliquement, dans le roman, par le don fait au narrateur d’un vêtement ayant ap- partenu à Balzen, vêtement qu’il enfile pour se glisser dans une nouvelle peau, puisqu’il le porte « avec la dé- licatesse que l’on a pour tenir un enfant » (p. 143). Dans le film, le personnage de Jeanne Balibar s’épa- nouit physiquement, jusqu’aux derniers plans qui illuminent son visage d’une plastique rayonnante.

La quête pourra s’achever après l’énigmatique ré- vélation au stade de Wimbledon, même si elle n’a ja- mais véritablement eu d’objet car « l’idée d’avoir un terme a tout remis en mouvement » (p. 143). Le livre refermé, la salle rallumée, il nous reste à imaginer le devenir du héros qui devra, comme le confie Amalric dans un entretien au magazine Elle4, choisir entre « être dans le monde où le regarder, ce qui est le di- lemme premier de tout créateur », et probablement celui de tout un chacun.

THIERRYPICQUET, enseignant.

1. Les numéros de pages cités correspondent à l’édition de 1997 chez Rivages poches.

2. Jean-Sébastien Chauvin in Les Cahiers du cinéma n° 565, fé- vrier 2002.

Dans le document Récits de formation (Page 141-146)