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RETOUR DE SÉMINAIRE

Dans le document Récits de formation (Page 83-89)

L

E SÉMINAIRE sur la Bildung a été pour moi,

et les collègues du DU histoire de vie en for- mation, l’occasion d’entrer dans la cour des grands, point d’orgue à notre démarche d’étude et de dis- tance « objet-sujet » sur le parcours de vie.

Ce n’est pas rien de partager cette confrontation- croisement de pensée, fruit d’expériences témoignant de recherches en train de se faire. C’était très dense, avec parfois l’impression d’avoir à « s’accrocher » pour ne pas perdre pied. Enthousiasmant aussi les apports différents – celui de la littérature me permet de trouver place – et les « frottements » avec la salle d’auditeurs.

Il reste un problème de fond : comme étudiants, nous avons peu de « prise » sur les sujets abordés et les modes de transmission ou de « débat » ne sont pas fa- ciles pour nous.

nCe que j’ai retenu de la présentation de Christine Delory-Momberger

D’abord, le choix du thème d’étude nous entraîne dans une démarche conceptuelle croisée originale et

riche. Christine Delory-Momberger construit nos fi- liations à partir des modèles de guidance (développe- ment de l’introspection de soi) en communauté reli- gieuse puis dans le cadre de la vie séculière avec des récits de métiers et d’apprentissages. Arrêt sur Goethe et la Bildung: formation, éducation, culture, c’est-à-dire éducation de soi, donner forme à soi- même par l’expérience pour faire advenir nos disposi- tions.

Goethe a conçu le roman Wilhem Meister pour ex- primer, illustrer sa philosophie, exemple d’un chemi- nement personnel à travers crise/révélation/provi- dence sécularisée/accomplissement de destin. Bildung: une forme socio-historique du récit de vie, grille de lecture-accès à un sens à partir d’un réel frag- mentaire, réel discontinu de notre vie. C’est le contexte de la société bourgeoise allemande protes- tante qui a développé le modèle du Bildungsroman. Goethe et Schiller, penseurs de la Bildung, imposent l’idée de l’accomplissement de l’homme au sein de l’universel avec des dispositions à trouver et à faire

Les réactions

advenir dans le cheminement de vie.

À la lecture du roman de formation, l’homme se comprend. Il y trouve un modèle de construction de sens mis en œuvre pour comprendre sa vie : il y a fo- calisation et construction sur empilement des expé- riences.

Le questionnement dans la salle amène des préci- sions: « Aujourdhui quand je fais le récit de moi…, quand nous faisons le récit de soi, c’est une manière de nous tenir debout et de tenir ensemble des morceaux de soi. Il y a en même temps une poussée vers l’avant, “je me lève avec le projet que j’ai” [Heidegger] » explique Christine Delory-Momberger. Ceci est émancipatoire à travers les étapes observées dans le Bildungsroman.

Jacques Rhéaume évoque le bourgeois de Wilhelm Meister: « Nous ne sommes plus bourgeois, ou alors pauvres, sortis du modèle bourgeois possédant. »

Gaston Pineau demande les caractéristiques, le singulier du modèle de la Bildunget le lien avec nous. Christine Delory-Momberger pense que le cane- vas de ce modèle reste le schéma du roman de forma- tion avec l’idée de formation d’un être qui advient à lui-même et se construit.

Adaptation à notre temps, l’âge adulte s’installe plus tard et va plus loin (quatre-vingt-dix ans…)

Autre questionnement : on se construit en répon- dant à des schémas passés ?

Christine Delory-Momberger répond que nous avons ce schéma en tant qu’être occidental et que c’est la question de l’historicité.

nCe que j’ai retenu de l’intervention de Marie- Christine Thibault (« Transformation du récit d’ex- périence en récit de formation chez Goethe ») :

Elle évoque son approche de l’accompagnement à partir de textes littéraires. La thématique: mise en ordre de motifs combinés de petits éléments, de frag- ments.

Exemple de mise en ordre des motifs : la fable avec étape initiale, intrigue, épreuves, étape finale. Le sujet fait une construction du sens.

L’accompagnement se situe dans ce qui est de l’ordre de la fable et de ce qui lui donne forme.

Transformation du récit d’expérience en récit de formation à travers une formalisation, accès au champ lexical du concept, de la théorisation.

Avec le roman de formation, il y a construction d’un être singulier pour aboutir à l’universalité.

Avec le roman d’éducation, une leçon est donnée à lire, leçon universelle, il y a construction du singulier. La littérature nous offre deux points de vue par le roman d’éducation et le roman de formation.

Pour conclure Marie-Christine Thibault re- marque : « Dans l’accompagnement, dans sa produc- tion de savoir, on s’enrichit soi-même. On produit des savoirs dans sa propre formation. »

Pour conclure, je veux évoquer le choc émotionnel lié à la prise de parole : découverte d’un dire avec le- quel chacun entre en symbiose, constitue un univers possible à explorer et où trouver sa place. Nos amis canadiens atteignent ces points d’intensité du « dire ». À titre d’exemple, j’évoquerai simplement des expres- sions de Jacques Rhéaume : en formation constante, forme d’unité provisoire, multiappartenance, la dia- lectique sujet (Je) et le monde…

GERMAINE ET MOI

A

BSENTE au colloque sur la Bildung, on

m’avait dit que, justement, j’étais la per- sonne qu’il fallait pour lire le dossier et en rendre compte. Les absents ont toujours raison. Je me mis donc au travail. Plusieurs soirs de veille se sont succédés. Or, surmenage ou bonheur, le troi- sième soir je m’étais endormie, la tête sur le bras, en lisant un article du dossier (je ne vous dirai pas lequel).

Précédée d’une musique guillerette, un peu mili- taire, une forte personne largement décolletée m’ap- parut. Le teint un peu rouge malgré la poudre, elle portait un incroyable turban violine surmonté d’une plume et le diamant à son doigt paraissait vrai, bien qu’énorme. Elle me signifia de la suivre, ramenant du poignet la traîne d’une robe Empire de taffetas flambé. Quelle allure !

Nous arrivâmes dans un premier salon où l’on causait, non sans vivacité, de formation et de récits. Il était question de chevalerie et de pucelles au re-

gard tremblant. Les hommes plastronnaient, an- nonçant les épreuves et comptant les scores. Mon mentor se pencha vers moi pour me glisser qu’elle raffolait de ces histoires si profondément en har- monie avec l’âme des peuples. Elle parla de sol, de racines et de souvenirs de l’âme chrétienne. On voyait qu’elle aimait les phrases longues et bien ba- lancées. Bientôt tout le monde nous entourait. Elle parla des sources vives de la jeune Europe. Il existe « un ordre intelligent auquel préside un être su- prême, que notre cœur interroge et qui parle à notre cœur ». Ses paroles sonnaient hautes et claires et nous comprenions : adieu les Grecs et les Romains, repartons comme au Moyen Âge vers la quête ini- tiatique.

Cependant, une jeune fille, portant le costume rhénan, les nattes repliées, fit deux pas en avant. Dans le silence revenu, les mains croisées sur le cœur, elle entonna le lied de Goethe Le Pêcheur. Un frisson passa parmi nous. Pour mon malheur, ma compagne

commentait en sourdine, à demi cachée par son éven- tail :

— Le fond de cette romance est peu de chose ; mais ce qui est ravissant c’est l’art de faire sentir le pouvoir mystérieux que peuvent exercer les pouvoirs de la nature.

Et ainsi de suite sur les peuples fidèles aux lois du monde, sur le poète auquel parlent l’air, l’eau, les fleurs, les arbres, sur la place de l’homme dans un monde fait à sa mesure. Pour abréger, disons que son récent voyage en Allemagne l’avait transportée. Nous passâmes ensuite dans une antichambre. Un homme âgé, qui nous tournait le dos, chauffait ses pantoufles aux braises du foyer.

— Et dire qu’il a écrit Wertherà vingt-cinq ans ! À présent, le temps l’a rendu spectateur, chuchota-t- elle en désignant le grand Goethe.

Le grand Goethe ! Et je n’avais ni appareil photo, ni carnet d’autographes ! Elle me glissa qu’il songeait à terminer Wilhelm Meister1. Et aussi à terminer Faust.

Sur la pointe des pieds pour ne pas déranger sa méditation, nous nous sommes dirigées vers le bar. Tandis qu’on nous servait des citronnades, j’avouai à Germaine (nous avions décidé de nous appeler par nos prénoms) que je n’avais pas lu Wilhelm Meister. Elle me conseilla d’essayer.

— On en ferait un ouvrage philosophique de pre- mier ordre, s’il ne s’y mêlait pas une intrigue de roman, dont l’intérêt ne vaut pas ce qu’il fait perdre.

— J’aime assez les romans qui…

— Vous n’y songez pas ! Je vous croyais l’âme sen- sible.

— Justement, les sentiments…

— Taratata, ma chère ! Les romans, même les plus purs, font du mal. Ils nous ont trop appris ce qu’il y a de plus secret dans les sentiments.

— Et alors ?

— On ne peut plus rien éprouver sans se souvenir de l’avoir lu quelque part !

— Oh !

— Et puis il y a quelque impudeur à faire de son âme un sujet de fiction.

— Mais, tout de même, le héros de Goethe, vous l’avez aimé, n’est-ce pas ?

— Certes non. C’est un tiers importun qu’il a mis, on ne sait pourquoi, entre son lecteur et lui.

— Germaine !

Je n’avais donc rien compris ! Il me semblait au contraire que les récits de chevalerie, comme les ro- mans, décrivent le parcours de la vie. Nous avons be- soin de nous identifier à leurs personnages. Impuis- sants et faibles que nous sommes, il nous faut des modèles. C’était éternel ça ! Je songeais à Don Qui- chotte, premier personnage moderne du premier roman moderne. Je songeais à Philéas Fogg, à Cyrus Smith, à Barbicane et à Nemo. On a besoin d’odys- sées, surtout si elles conduisent à soi-même. Mais je n’osais plus ouvrir la bouche. Au regard supérieur (quelle femme !) que me lança Germaine, je vis qu’elle avait deviné mes réticences.

— Ma chère amie, apprenez que l’histoire de cha- cun est, à quelques modifications près, un roman assez semblable à ceux qu’on imprime. À quoi bon la faire paraître ?

— Le retour sur soi…

— Ne me dites pas que vous en êtes encore à l’exa- men de conscience ! Les modernes ont puisé dans le repentir chrétien l’habitude de se replier continuelle- ment sur eux-mêmes.

— Votre grand-père était pasteur, n’est-ce pas ? Un sourire illumina ses traits :

— Il disait qu’on doit se garder de la métaphysique qui n’a pas appui de l’espérance. Et c’est encore plus vrai dans un état démocratique !

— Ah, l’espérance ! Vous pensez qu’il serait utile de déculpabiliser…

Elle ouvrit deux yeux ronds et sans commenter ce jargon inconnu aux fortes âmes préfreudiennes, me saisit le bras et m’entraîna, par tout un dédale de cor- ridors, jusqu’à un balcon qui dominait une courette. Un montreur de marionnettes y avait installé ses tré- teaux. D’en haut nous manquions le spectacle qu’ap- plaudissaient quelques bambins costumés en Pierrot. Nous jouissions en revanche de la meilleure vue pour admirer le travail de l’artiste tirant sur les fils. Le décor changea grâce à un rouleau mécanique et, d’un geste preste, il fit apparaître un nouveau personnage. Les doigts du montreur manipulaient, pour le plus grand étonnement des petits spectateurs, les jambes du pantin qui gravissaient un escalier. De là où nous nous tenions, cet artifice, même révélé, nous laissait admiratives et sans voix.

Enfin me laissait sans voix… car ma compagne pé- rorait encore. Elle prétendait qu’un auteur de roman dispose ses marionnettes à son gré. Il raconte une histoire qu’il faut terminer sans décevoir par la vic- toire des gentils et la déroute des affreux.

— Les personnages imprimés sur papier, j’en ex- cepte toujours Werther, demeurent sans chair et sans âme.

Comme j’avais remarqué des taches d’encre bleue sur plusieurs doigts de sa main droite, elle rougit. Oui, c’est vrai qu’elle écrivait aussi. Et même des ro- mans. Enfin, elle rougissait de plus en plus et je crus bon d’ajouter pour la mettre à l’aise que les bons écri- vains orientent le lecteur vers un déchiffrement et qu’un bon roman, somme toute, peut être un appren- tissage.

Son turban violine inclina à bâbord puis à tribord, vira au mauve-orange et se redressa. Quoi ? Le roman servirait d’apprentissage ! Jamais ! Il faut analyser l’homme ou le perfectionner. Le sentiment de l’infini est le véritable attribut de l’âme. Son souffle se faisait court et une légère buée perlait à ses cils. Elle reprit son élan et questionna :

— Faire monter au pantin un à un les degrés ? Ja- mais ! Dresser un simulacre, inventer une sagesse trop humaine ! Jamais ! Ce ne sont pas les auteurs qui doi- vent démontrer l’apprentissage, c’est aux hommes de le vivre ! Comment pouvez-vous confondre un récit de vie avec une fiction fabriquée ?

— Mais, Germaine, il existe des livres dont le lec- teur sort changé.

— Et alors ? S’il n’a pas compris ce qui lui arrive, où est le progrès ?

— C’est toujours mieux que l’ordinaire.

— Quelle pauvre existence aussi, que celle de beaucoup d’hommes qui se contentent de ne pas faire de mal ! Ils se renferment par vanité dans une médio- crité tenace. Ils se condamnent à cette monotonie

d’idées, à cette froideur de sentiment qui laisse passer les jours sans en tirer ni fruits, ni progrès, ni souve- nirs.

— Là, je suis d’accord.

— Et si le temps ne sillonnait pas leurs traits, quelles traces auraient-ils gardé de son passage ?

Elle recula et referma la double croisée du balcon. — Vous savez, me dit-elle dans un grand soupir, tout homme est capable d’apprentissage pour son propre compte. Une plume, beaucoup de solitude et du papier y suffiront.

— Et des livres ?

— Des livres bien sûr, mais par pitié, pas des ro- mans !

ANNE-MARIERISS

Enseignante, doctorante en sciences de l’éducation Avec le concours de Mmede Staël (1766-1817)

1. En 1821, donc à soixante-douze ans, Goethe fera paraître Les

Voyages de Wilhelm Meister pour clore la série.

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