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À L’ÉCOUTE DE JACQUES LÉVINE

Dans le document Récits de formation (Page 152-155)

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A LOIscolaire n’a de sens que par la qualité

du lien qu’elle propose. » Jacques Lévine,

28 novembre 20011.

C’est seulement la deuxième occasion que j’avais d’aller écouter Jacques Lévine, et je ne l’ai pas man- quée : pour se ressourcer et entendre une parole vraie, aux antipodes de la langue de bois, c’est un moment rare, même si le théoricien peut rester sur sa faim de- vant un tel discours. Mais l’homme, lui, l’homme tout court, comprend et y trouve son compte. L’enfant qui sommeille encore en lui sans doute également.

Je vais ici tenter d’en restituer des bribes, même si ce que l’on entend se prête mal à être couché sur le papier, d’autant plus quand les propos sont authentiques et « parlés » : or, Jacques Lévine, maître ès ateliers Ba- lint, est un homme de parole et de contact, qualités dif- ficiles à rendre sur le papier. Ce jour de fin 2001 il est monté à la tribune, puis a participé un cercle plus res- treint d’auditeurs avides de ses remarques, dans un

cadre plus propice à l’échange et la discussion. Voici ce que j’ai relevé de ses propos, restitués par le biais de ma transcription – dans laquelle je souhaite que l’orateur qu’il est se reconnaisse – et que je propose à votre médi- tation.

Le sein nourrit, il est aussi le lieu où les enfants dé- versent toutes sortes de choses encombrantes pour lui (c’est la fonction du sein-W.-C.2) : ils ont besoin d’une personne de confiance qui sait (les) accueillir ; ils ont besoin aussi d’une autre expérience que celle offerte par la famille et la société, celle de l’école, qui devra aussi sécuriser sans pour autant angéliser, en toute lucidité ; conjuguer le manifeste et le latent, s’ouvrir à la pluridimensionnalité, ne pas réduire l’univers des possibles.

L’adulte ainsi doit faire preuve d’une intelligence relationnelle au service de l’enfant, tant celui qu’il voit que celui qui va apparaître, en s’opposant au fa- talisme. Dans cette relation la verticalité n’est pas

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forcément stupide, mais elle doit composer avec de l’horizontalité, le « faire avec ». D’autant plus que nous sommes dans une société de disjonction.

La pédagogie de Jules Ferry était celle du lien. Un pacte était passé avec les hussards noirs au nom d’une sacralisation tous azimuts : « c’est comme ça » et on n’a pas le droit de se plaindre. Alors apprendre n’avait pas le même sens que maintenant. On faisait connaissance avant avec la vie et les choses, la lecture du monde précédait le monde de la lecture. Cela a été peu à peu oublié, mais reste dans la mémoire collec- tive.

Pourtant, cette pédagogie du lien s’est sclérosée et étouffée, la réalité s’est enfouie sous les mots et l’universitarisme est monté. Tout est divisé mainte- nant, l’unité est devenue factice et l’hétérogénéité méconnue. Le statut de n’être « que des enfants » est refusé, le défi générationnel qui vise à faire gran- dir se met en place dès l’âge-bébé, celui-ci est sur- érotisé, surdésiré (et souvent largué) ce qui occa- sionne oppositions, mépris, incivilités et fausses précocités. Nous avons perdu notre fiabilité pour préparer les enfants au monde qui les attend, et ils développent en réaction des rancœurs face aux adultes. Désenclavés, désenchantés, les jeunes res- sentent ceux-ci comme en dette vis-à-vis d’eux et s’érigent en juges.

Alors, comment transmettre le savoir quand on ne le fait plus seulement au nom d’une verticalité, mais en la combinant avec de l’horizontalité ? La horde n’est plus la horde, le Moi groupal3ne suffit plus pour apprendre. Or il est apparu avant le Moi dans l’histoire de l’humanité, il signifie s’imprégner

tout autant qu’hériter et est utile dans la lutte contre l’adversité, face aux dangers rencontrés. La pensée est d’abord syncrétique, elle le reste en partie, cela permet de rendre le monde encore plus habitable. Ceci est une autre conception du cognitif, de l’ap- prentissage, et renvoie à la trilogique d’Edgar Morin : la formation concerne l’individu, la société (citoyenneté) et l’espèce. La finalité de l’enseigne- ment est donc beaucoup plus large que le simple ni- veau cognitif.

Dans ce sens, la lecture du monde se fait à partir de l’échange, et pas seulement dans l’anarchie. Les ate- liers philosophiques concourent à la prise de conscience de chacun, lui montrant qu’il est capable de penser, qu’il en est source possible. Ceci constitue une merveilleuse expérience qui se double d’émotion : cela pense quelque chose d’autre, comme issu d’un deuxième corps venant du fond des temps. Le corps sait, il nous le rappelle et nous l’interrogeons. Comme l’a remarqué Wallon, la pensée est l’art d’in- terroger la pensée du corps. Ainsi, le langage est-il explicite et intérieur – ce langage de l’errance qui est nécessaire pour construire le réel, pour avoir prise sur le réel (cf. Bachelard).

L’apprendre a ainsi d’autres finalités. Les enfants interrogent quelque chose qui circule en eux et avec les autres. Ils coopèrent pour cela, tant avec eux- mêmes qu’avec les autres, mais il faut laisser faire le temps, cela ne passe pas par le système fermé ques- tion-réponse, mais par des méthodes naturelles in- cluant la diversité.

Il existe trois types de conditionnement chez les enfants :

– Le langage écrit (ou la parole) par habitude en tant qu’outil.

– Ce qui vient des réalisations (et c’est majori- taire), de la prise concrète sur le réel et de la capacité de maîtriser les relations.

– La force du corps, la domination, l’emprise sur l’autre qui apparaissent comme des moyens de valori- sation, de fierté – il existe maintenant des enfants tout-corps –, mais aussi d’art et d’esthétisme.

Pour faire lien, il faut comprendre ce qu’est un en- fant. Dans ce domaine, nous n’en sommes qu’à la préhistoire. Wallon est pour cela plus important que Piaget, mais il est encore difficile à déchiffrer. Les psychanalystes sont trop enfermés dans leur jargon qui devient un outil de pouvoir…

Il faudrait inventer les conditions du parler collec- tif vrai. Parler aux enfants de ce qui se passe en eux pour qu’ils puissent se l’approprier, par conscientisa- tion.

Pour Bion, tout est conflictuel. Il y a deux mo- ments dans une classe :

– Celui où est acceptée l’illusion groupale, concer- nant ce que l’on peut attendre de l’ensemble. Cela permet de vivre l’étonnement, l’émotion de la ren- contre avec le savoir, de répondre à des énigmes. Le maître ne doit pas être celui qui sait tout – sa part reste toujours à construire –, mais celui qui peut ap- porter quelque chose de magique dont nous avons besoin, un apport quasi messianique.

– Quelque chose de fou, de délirant, de destruc- teur : nous ne supportons pas l’autorité, la confronta-

tion à ce que l’on ne comprend pas du premier coup. Il y a donc besoin d’une régulation qui consiste à pré- server le narcissisme : travailler au MRM, le mini- mum de reconnaissance du Moi. Il ne s’agit pas d’être flatté, mais reconnu avec un cogitopropre. D’où l’im- portance d’un accompagnement interne : pas seule- ment par le maître, mais aussi par des alliés, par la classe.

Ainsi, entrer dans la vie avec un passé, même dif- ficile, peut se faire avec des perspectives d’avenir par plates-formes de réussites dans le présent. Et la classe doit se présenter comme une instance paternelle, à savoir :

– Permissive (savoir s’envoyer des missives). – Percutante (savoir couper).

– Perspective : c’est ce qui manque le plus. Pour cela, pour ne pas stagner mais inventer, il y a besoin d’avoir des personnes référentes sur lesquelles s’ap- puyer, des personnes qui n’ont jamais cru que cela pouvait être fichu4.

MARTINELANI-BAYLE

Professeur en sciences de l’éducation

1. Salon Freinet, Nantes.

2. Jacques Lévine détient un art des formules-choc, parlant d’elles-mêmes, qui lui est propre.

3. Pour Wallon, l’enfant est un être fondamentalement social. 4. Et l’ombre de Boris Cyrulnik de venir à nouveau nous frôler de ses ailes complices.

À l’écoute de Jacques Lévine

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