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ART ET CULTURE NGBANDI

2.5. CROYANCES, RITES ET PRATIQUES MAGIQUES 1. CROYANCES

2.5.2. LES RITES a) Les Jumeaux

Les Ngbandi ne connaissaient pas de rites d’initiation ou à d’autres sociétés secrètes ; les seuls et véritables rites connus étaient les rites des jumeaux.

La naissance de jumeaux constituait chez tous les peuples sans écriture un événement exceptionnel et donnait lieu à des cérémonies diverses ; les Ngbandi ne faisaient pas exception. Dans une société où n’existait pas d’échographie prénatale et où seules quelques rares sages­femmes parvenaient à prédire la naissance de jumeaux, la venue de deux bébés constituait une surprise pour toute la communauté, d’où des cérémonies spéciales pour les accueillir.

En ngbandi on traduit le mot « jumeau(x) » par

« ngbo » ; or ce mot est aussi le nom générique du serpent. Cette homonymie est à l’origine de la tra­

duction erronée du missionnaire capucin, Basile Tanghe, qui interprète ngbo (« jumeaux ») comme

« serpent », d’où le titre de son ouvrage De Slang bij de Ngbandi, 1921. Il écrit : « Les Ngbandi honorent le serpent. Ce culte dépasse chez eux tous les autres.

On peut dire, sans exagérer, que le serpent y est considéré comme le principal de tous les esprits qu’ils invoquent, et le chef incontesté de toutes leurs magies » (Tanghe  1925  : 563). Pour les chré­

tiens catholiques, le serpent représentait le démon qui avait induit Adam et Ève en erreur, et que Dieu condamna. Les rites des jumeaux passaient pour le culte du démon. « Mais, cherchant autour d’eux aide et protection contre mille petites inimitiés de la vie, nos indigènes ont perdu de vue l’Être primordial,

1938 : Tombe au village Wagbodo.

(AP.0.2.2279, collection MRAC Tervuren ; photo H. Rosy, 1938 © MRAC Tervuren.)

qui est passé à l’arrière­plan. Le serpent a conquis de la sorte chez eux un culte public bizarre. Sous la poussée de génies malfaisants appelés démons, le serpent, autrefois maudit par Dieu au paradis ter­

restre, a usurpé la place qui ne revenait de droit qu’au Souverain Maître, Créateur du ciel et de la Terre » (Tanghe 1926 : 2). Des chants spécialement dédiés aux jumeaux accompagnaient leur naissance. Les gongs saluaient de leurs roulements cette naissance spéciale et en portaient au loin la nouvelle. Les deux bébés étaient couchés sur une grande feuille de taro et saupoudrés de ngola (« poudre rouge [mbio] »).

La poudre ngola, mélangée à du sang des jumeaux séché, était recueillie et conservée dans un petit pot.

Elle servait ensuite aux parents, qui la mettaient sur leur corps avant de sortir ou d’aller en voyage. Le placenta, le cordon ombilical, les eaux de bain des bébés étaient recueillis et conservés en deux pots.

À partir de ce moment, toute salutation verbale aux parents des jumeaux devait être répétée deux fois et on devait tendre les deux mains si l’on voulait serrer la leur.

Contrairement à d’autres peuples, les Mongo par exemple, où les jumeaux s’appelaient d’office

« Mboyo » et « Boketshu », chez les Ngbandi les jumeaux devaient révéler eux­mêmes leurs noms en songe aux parents, souvent à un membre du clan.

Cela pouvait intervenir plusieurs jours après la nais­

sance. Une fête suivait la désignation du nom. Entre eux, les noms entretenaient des rapports d’opposi­

tion, surtout dans le cas de noms d’éléments naturels effroyables, annonciateurs des futurs caractères de leurs porteurs. À tire d’exemples  : bekpa (foudre), mbomba (mauvais esprit qui vit dans l’eau et qui cause la noyade), lavu (abeille) et mumbe (sorte d’abeille) dont les nombreuses piqûres pouvaient entraîner rapidement la mort ; mbimba (hippopotame) et ngunde (crocodile). L’enfant né après les jumeaux recevait le nom de « Vungbo » (garçon ou fille) dans la région d’Abumombazi ; « Gerengo » (garçon) et

« Yangbo » (fille), pour le reste du territoire.

Les jumeaux parlaient toujours en songe, leur message ne pouvait être négligé. Toutes leurs demandes devaient être satisfaites sous peine d’une grave punition pour le négligent. Si un jumeau mou­

rait, la coutume interdisait de pleurer, sinon l’autre mourrait aussi. L’enterrement se faisait avec le chant et la danse, le corps des parents et des participants

La présentation des jumeaux au public.

(Teuns 2010 : 24.)

enduits de poudre rouge ngola et blanche (kaolin).

La tombe devait être préservée de la pluie, sinon la pluie ne s’arrêterait plus. Si l’un des jumeaux mou­

rait, le survivant passait pour être responsable de cette mort (Tanghe 1926 : 71).

Les rites des jumeaux comportaient des exi­

gences et des interdits. Dès leur naissance, les parents devaient se procurer deux clochettes appe­

lées « kpokpongbo », les clochettes des jumeaux. Tous les matins au réveil des bébés, les parents devaient battre les clochettes. Les jumeaux ne pouvaient pas pleurer, on battait les clochettes pour dissimuler leurs cris (pleurs). Les jumeaux ne pouvaient sen­

tir l’odeur de la viande d’éléphant, de sorte que l’on évitait d’en préparer dans le voisinage. De même, les parents ne pouvaient pas consommer de viande d’éléphant, jusqu’à ce que les jumeaux soient en âge d’en manger ; ils devaient s’abstenir de toutes rela­

tions sexuelles jusqu’à ce que les enfants grandissent.

Les jumeaux aimaient particulièrement manger du poulet, des œufs, de l’huile de palme. Le serpent était le totem des jumeaux. Les parents ne pouvaient, en aucun cas, tuer le serpent ni en manger. Si un serpent entrait dans la maison ou passait près des enfants, on jetait sur lui de la poudre rouge, on disait qu’il venait rendre visite à ses frères ou à ses sœurs, si c’était des jumelles.

Plus qu’ailleurs, les rites des jumeaux occu­

paient une place importante dans la culture ngbandi. « Jamais et nulle part on n’invoquera un esprit quelconque, on ne recourra à une force magique quelconque sans que les premiers honneurs aient été rendus au serpent. On le voit, le culte du serpent apparaît comme prépondérant et son rôle magique domine le rôle des cendres et même du dibele. Il est le faîte et le couronnement de toute la magie ngbandi » (Tanghe 1926 : 20).

b) Pratiques magiques

Les Ngbandi avaient d’innombrables fétiches, chacun efficace dans son domaine d’intervention : chasse −  il fallait encore préciser  : gros gibier ou éléphant −, pêche, agriculture, mariage, etc. Mais si les Ngbandi cherchaient des fétiches, c’était d’abord dans le but de neutraliser les actions maléfiques des sorciers.

Le sorcier était (et est encore aujourd’hui) appelé

« li ». C’était aussi le nom de l’organe qui se trouvait dans son ventre et qui lui conférait le pouvoir de

nuire. Chez les Ngbandi, la sorcellerie était hérédi­

taire et transmise par une filiation unilinéaire. Si un père était sorcier, tous les garçons l’étaient, à l’excep­

tion des filles, et vice­versa. Il y avait des personnes qui détenaient le pouvoir de dénicher et de neutra­

liser les actions des sorciers ; c’était les devins que Tanghe et Heman Burssens appelaient « wa Kokoro ».

Les Ngbandi se tournaient continuellement vers eux pour chercher sifflets, colliers de sifflets, potions et cendres magiques pour se protéger contre les nui­

sances des sorciers et autres esprits maléfiques. Les fautes liées aux pratiques ensorcelantes étaient sévè­

rement sanctionnées. Si la partie plaignante tuait le li, présumé coupable, par « fétiches » ou par assassi­

nat, on recourait à « l’autopsie » ; une opération qui consistait à ouvrir le ventre du cadavre à la recherche du li, l’organe formé par un renflement ou une poche ovale, noirâtre, près de l’estomac, dans lequel on trouvait divers objets : cheveux, onglets, morceaux de tissus, etc. (Evans­Pritchard 1972 : 54) L’opération se déroulait devant témoins : les représentants de la famille plaignante et du chef du village.

Si l’organe li était trouvé, le chef approuvait l’acte ; si le corps était indemne, la famille lésée était blanchie publiquement de tout soupçon et récla­

mait une forte indemnisation. On gardait le couteau ayant servi à l’opération de génération en généra­

tion (Ngbakpwa  1992  : 114). C’était une ancienne

Le culte de ngbo (jumeaux).

(AP.0.2.2278, collection MRAC Tervuren ; photo H. Rosy, 1938 © MRAC Tervuren.)

coutume du Mbomu empruntée par les Ngbandi et les Azande (Evans­Pritchard 1972 : 74). La crainte du pouvoir maléfique du sorcier amenait les Ngbandi à veiller sur la tombe des membres de leur famille pour éviter que les sorciers ne viennent les déterrer et les manger. Un homme passait plusieurs nuits près de la tombe de son frère, de son fils ou sa fille, de sa femme, armes (couteau et lance) à la main. Cela pouvait durer jusqu’à dix nuits, le temps nécessaire pour une putréfaction totale du cadavre. De même, pour montrer que le défunt gardait ses habitudes, on plaçait près de sa tombe ses chaises, pour qu’il vienne se reposer de temps en temps ; on lui plaçait aussi toutes ses nourritures préférées. La coutume d’ouvrir le ventre du cadavre pour y chercher l’organe li fut sévèrement réprimée et interdite par l’Adminis­

tration coloniale.

Banga et Gasoloma étaient d’autres fétiches, plus proches de zebola chez les Mongo. Les « proprié­

taires » (féticheurs) s’enduisaient le corps, de la tête (front) aux pieds, d’huile de palme mélangée à la poudre ngola. Ils portaient un collier de lianes et une ceinture de perles et de lianes. Un anneau en lianes, parfois de clochettes, entourait les chevilles. Leur cible : le sorcier et son pouvoir maléfique.

Le Dibele et le Bolongo étaient au­dessus de tous les fétiches. Leurs champs d’action étant larges, ils touchaient d’autres domaines de la société que le seul cas de la sorcellerie. Bolongo (esprits sortis sous eaux) était fort craint. Il est la propriété exclusive du clan Tuma dans la chefferie Gugo, sur la route Yakoma­Abumombazi. Pour faire le fétiche, le maître

(gourou) disposait d’une calebasse avec deux ficelles au col. Il se rendait à l’étang dénommé bolongo, il l’y remplissait de boue prélevée de l’étang, à laquelle il ajoutait d’autres potions magiques : le bolongo était prêt à agir. La victime d’un vol important dans le champ ou de ses pièges, de cas de maladie récurrents dans la famille, etc., se rendait chez le propriétaire de bolongo où, moyennant paiement, il recevait le fétiche à déposer devant la porte du présumé coupable. La panique gagnait toute la famille, parfois tout le clan de ce dernier ; personne d’autre ne pouvait toucher ou déplacer le fétiche ; seul son propriétaire ou son délégué devait venir récupérer le bolongo. Le fétiche agissait en provoquant le gonflement du ventre du coupable jusqu’à ce que mort s’ensuive. Bolongo tuait non seulement le coupable, mais aussi tous ceux qui vivaient sous le même toit, mangeaient et buvaient avec le concerné. Tout le territoire de Yakoma ne compte qu’un seul bolongo.

Les missionnaires catholiques avaient fait disparaître les fétiches, les cases des mânes des ancêtres da tolo, le dibele, etc. dans tous les villages ngbandi  ; seul bolongo y subsista. Aujourd’hui les

« esprits bolongo » sont vénérés comme avant les missionnaires par le clan Tuma au village Gugo. La direction du « culte » est assurée actuellement par le fils de Wazinga. Les Ngbandi (même les intel­

lectuels) continuent à craindre l’action de bolongo comme au début du XIXe  siècle, preuve qu’on ne peut faire disparaître la culture d’un peuple par la force (Ngbakpwa 1992 : 34).

RÉFÉRENCES

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