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IDENTITÉ ET PARLER NGBANDI

2. LE PARLER NGBANDI

La langue ngbandi a fait l’objet d’une étude approfondie en 1989 par Toronzoni Ngama. « S’il ne suffit pas qu’il existe une affinité de langues pour inférer à une unité de populations, il arrive que, dans certains cas, on puisse déduire une parenté ethnique de relation génétique de plusieurs langues entre elles » (Vansina 1961 : 150).

On comprend alors l’importance que prennent de plus en plus les données linguistiques dans des travaux sur l’histoire de l’Afrique centrale avant la pénétration européenne, surtout celle qui recourt aux migrations. Toutefois, faute de renseignements provenant d’autres branches de la linguistique, ces données doivent encore être utilisées avec pru­

dence. Pierre Salmon fait remarquer à ce propos qu’en Afrique, par suite de migrations et métissages,

il n’existe pas de concordance entre langues et types ethniques. Le problème de la parenté linguistique et ethnique, écrit­il, est loin d’être résolu (Salmon 1986 : 177). L’insuffisance des travaux n’a permis d’établir jusqu’ici que des essais provisoires de classification de langues. En attendant que des travaux complets sur les langues africaines aboutissent, nous conti­

nuerons de nous inspirer de ces « essais provisoires » de classification de langues.

2.1. À PROPOS DES PARLERS NGBANDI, SANGO, YAKOMA…

Les premiers voyageurs européens de l’Ubangi identifièrent les Ngbandi sous divers noms : Mbati, Sango, Yakoma, Mbongo, Mongwandi… Pour eux, ces noms correspondaient aux différents groupes de populations qui peuplaient la région. Plus tard, les ethnologues Maes et Boone reprirent cette erreur dans leurs travaux en proposant même des limites territoriales de chacun de ces groupes (Maes &

Boone 1935 : 355). Se fondant sur de telles approches, de nombreux linguistes firent des « parlers » de ces sous­groupes, des langues à part entière. Dans la Phonologie du Yakoma, Pascal Boyeldieu écrit que le yakoma, langue d’une population de pêcheurs de l’Ubangi, forme avec les deux autres langues, le ngbandi et le sango riverain, un groupe linguistique assez homogène. Il ajoute que « malgré leurs trois noms, il faut considérer ces trois langues comme des variantes dialectales d’un même groupe linguis­

tique » (Boyeldieu 1973 : 13).

Ces dénominations ne sont en effet pas fondées sur des critères de définition solides, car du point de vue de l’ethnie, il n’y a pas d’ethnie yakoma, pas plus qu’il n’existe d’ethnie sango. Ces différents noms désignent plutôt des sous­divisions d’une seule ethnie ngbandi. Sur le plan linguistique, cet ensemble forme un groupe très homogène qui connaît des variantes, sans qu’il existe quelque part une grande coupure linguistique nette qui puisse servir de base à une structuration de groupes. Et puisque ces dénominations prêtent à confusion, elles doivent être écartées pour permettre de rechercher une notion de classification solide (Boyeldieu & Diki­Kidiri 1982 : 17).

À la suite de ses travaux, Greenberg qui, du point de vue de la classification des langues, est le premier à proposer la classification des lan­

gues congolaises, rattache le ngbandi à la branche

orientale de la sous­famille « Adamawa­oriental » (Greenberg  1963  : 9). La sous­famille Adamawa­

oriental fait elle­même partie du grand groupe de langues Niger­Congo. Depuis lors, de nombreux lin­

guistes présentèrent chacun des classifications qui, en réalité, ne s’écartaient pas de celle de Greenberg.

L’inventaire de Van  Bulck classe le ngbandi dans le groupe des langues soudanaises méridionales (groupe VI). Il rassemble dans le même groupe : le pazande, le mbati, le banda et le mbanza. Il propose la classification suivante :

I. Langues bantouïdes (ndunga, dongo, mba, amalo)

II. Langues nilotiques (Alur) III. Langues nilito­hamites (kakwa)

IV. Langues soudanaises centrales (ngbaka, fulu) V. Langues soudanaises orientales

VI. Langues soudanaises méridionales 1) Groupe azande

a) pazande (Bandia, Nzakala), pambia b) Barambo

2) Groupe mbati a) ngbandi + sango b) Kazibati – Mongoba 3) Groupe banda

a) Dialectes banda b) Mbanza

Bouquiaux et Thomas rassemblent en un seul groupe, qu’ils nomment « occidental de l’ouban­

guien », les langues sango, yakoma, ngbandi, gbaya, ngbaka, monzombo, gbanziri…, parce qu’ils esti­

ment qu’il existe un rapport étroit entre ces diverses langues (Bouquiaux 1971 : 14).

Pour Samarin, il faut remplacer le terme « groupe oriental » de Greenberg par « groupe occidental ».

Dans une classification récente, Barreteau et Monino classent les langues non bantu dans les cinq groupes (au lieu de six chez Greenberg) suivants :

I. Groupe gbaya­ngbandi­monzombo­ndongo a) Sous­groupe gbaya

b) Sous­groupe ngbandi : ngbandi, yakoma (sango), dendi, mbangi

Les nombreuses classifications proposées par ces différents linguistes ne modifient pas le fond du pro­

blème, elles concernent plutôt la dénomination ; les uns préfèrent au terme « oriental » celui de « méri­

dional », d’autres remplacent simplement le mot

« oriental » par « occidental ». « Ces classifications sont plutôt complémentaires que contradictoires et confirment l’appartenance du ngbandi au groupe des « langues oubanguiennes » (Toronzoni 1989  : 9). Mais quelles sont les caractéristiques des langues

« oubanguiennes » ?

Comme principales caractéristiques, les langues oubanguiennes contiennent beaucoup de monosyllabes, ex  : sà = la viande, la bête, la = le soleil ; kpwi = le poisson. On note également l’emploi intensif de complexes consonantiques à occlusives vélaires et bilabiales : gb, kp…

Ex  : gbàgbà = enclos ; kpàkpo = le corbeau (Toronzoni 1989 : 9).

En ngbandi, les parlers sango, yakoma, dendi…

sont homogènes, on l’a vu ; toutefois, il existe des variantes géographiques caractérisées par des particularités d’ordre phonétique, morphologique, lexical et syntaxique.

Ainsi, l’emploi de : « – Є­ » à l’ouest de Kota­Koli jusqu’à Mobayi­Mbongo ; ailleurs, on utilise « – a − ».

Exemple : mbEnE (« sadisme ») à l’ouest de Kota­

Koli ; ailleurs, on dit « mbana ».

En ngbandi, les consonnes [I] et [r] sont des allophones, quand elles sont en position intervocalique à voyelles orales identiques. L’emploi dû [r] pour le [I] est surtout constaté chez les locuteurs ayant eu des contacts avec les Européens (catéchèse, école, armée).

Exemples : [para] ­ [làlà] = œuf [toro] ­ [tolo] = esprit

D’une manière générale, le préfixe « a­» est, dans les langues oubanguiennes, le morphème du pluriel.

Ces langues utilisent deux types de numération : les numérations variables et invariables. La numération variable utilise le préfixe «  o­  » devant un terme numéral et s’arrête au nombre cinq.

Exemples : okoi (oko) = un ; osè = deux ;

ota = trois ; osio = quatre ; oko = cinq Dans la numération invariable, certains termes sont formés par composition.

Exemple : mbara-mbara = 7

Comme pour les langues bantu, la tonalité est aussi un élément important pour l’étude des langues

oubanguiennes. Un même substantif peut désigner plusieurs objets suivant la tonalité qu’on lui donne.

Exemples : to = la guerre ; to = la lance ; to = les pleurs ; to = envoyer (verbe) (Toronzoni 1989 : 11).

2.2. L’EXPANSION DE LA LANGUE NGBANDI : FACTEURS EXPLICATIFS

Le ngbandi n’est pas parlé uniquement par les populations qui portent ce nom. Il est répandu dans une bonne partie de l’Ubangi grâce à différents fac­

teurs : socio­économiques, politiques et coloniaux.

2.2.1. FACTEURS SOCIO-ÉCONOMIQUES

L’activité commerciale était très développée sur le fleuve Congo et certains de ses affluents vers la fin du XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe siècle. On situe généralement l’expansion du lingala comme langue commerciale le long du fleuve vers cette période grâce à l’action des intermédiaires bobangi.

Sur l’Ubangi, les échanges commerciaux étaient aussi très intenses. Le fer produit à Yakoma était diffusé vers le bas de la rivière grâce aux riverains sango et yakoma. Toutes les populations des deux rives étaient concernées par ce commerce. La langue de communication dans les échanges était le ngbandi simplifié, connu sous le nom de sango. Le ngbandi connut alors une grande extension, même les populations situées plus loin à l’intérieur de l’AEF participaient activement au commerce de l’Ubangi et se servaient du jargon : le sango.

En aval du rapide de Mobayi, en plus du commerce, l’expansion du ngbandi (dialecte sango) était due aux relations sociales. Bons pêcheurs, les Sango passaient souvent certaines saisons loin de leur village, dans les campements des îles situés sur le tronçon Zongo­Mobayi, à la recherche d’endroits favorables à la pêche. Des « alliances » furent conclues entre les Sango et les populations riveraines « propriétaires » de ces îles. Ces alliances se doublèrent de relations de mariage. Ces facteurs furent à la base de la diffusion du ngbandi dans cette région. Le phénomène d’expansion des langues commerciales est général en Afrique. Notons en particulier le cas du swahili, du fiote et du lingala.

2.2.2. FACTEURS POLITIQUES

L’expansion de la langue ngbandi est plus due à d’autres facteurs qu’à une domination politique quel­

conque. Les Ngbandi ne formèrent pas une société centralisée. Notons tout de même la soumission,

suivie de l’acculturation des minorités bantu, prin­

cipalement des quelques groupements ngombe et binza au moment de la conquête du territoire.

Ajoutons qu’en plus des « soumis » et des « accul­

turés », d’autres groupes apprirent à se servir du ngbandi comme deuxième langue. Les raisons de cette expansion sont multiples. Le père Benjamin Lekens parle de « raison de prestige ». « Les chefs et les notables d’autres ethnies comme les Ngbaka considèrent le ngbandi comme langue du chef et tiennent à la connaître » (Lekens 1951 : 162­164). Le père Rodolph Mortier évoque également la même raison. « Les trois langues principales de l’Ubangi, parlées chacune par une population nombreuse et compacte, sont le ngbandi, le ngbaka et le mbanza…

chaque groupe tient à sa propre langue, voire à son propre dialecte. Cependant, le ngbandi jouit de la prépondérance sociale dans la région, de sorte que les autres groupes apprennent facilement le ngbandi comme seconde langue, même les Ngbaka pourtant moins ouverts à l’influence ngbandi » (Mortier 1943 : 104­112). Sans donner explicitement les raisons, le père Hulstaert écrit : « Le ngbandi est la langue la plus importante de l’Ubangi, elle est aussi la mieux connue et apprise comme deuxième langue par de nombreux indigènes d’autres tribus » (Hulstaert 1959 : 17). Les Ngbandi jouissaient d’un grand prestige auprès de leurs voisins, notamment mbanza, ngbaka et ngombe, en sorte que le ngbandi était facilement appris et parlé par les autres, contri­

buant ainsi à sa diffusion.

2.2.3. FACTEUR MISSIONNAIRE

Par l’adoption du ngbandi comme langue d’apos­

tolat, d’enseignement (surtout au niveau primaire) et de culture, l’évangélisation joua un grand rôle dans sa diffusion et assura en même temps sur tout le territoire de l’Ubangi l’ascendance déjà prise par le ngbandi sur les autres langues de la région ; même là où il n’y avait pas de Ngbandi, comme chez les Ngombe de Bosobolo par exemple. La sphère de la langue ngbandi s’était agrandie.

Se fondant sans doute sur ce fait, Van  Bulck écrivait, à propos des trois principales langues soudanaises méridionales (le pazande, le ngbandi et le ngbaka) qu’elles se livraient une lutte acharnée pour la prépondérance. « Le ngbaka possède toutefois deux atouts majeurs : la supériorité numérique et le haut index de natalité. Cependant, comme le ngbaka n’a été codifié que fort tard, il ne jouit pas du statut

de langue culturelle, alors que son compétiteur, le ngbandi, l’est déjà sans conteste », d’où, ajoutait­il, son avantage. Il concluait  : « C’est donc entre ces trois compétiteurs que se jouera le destin des langues non bantu au Congo belge et fort probablement l’un des deux rivaux occidentaux aura à disparaître de la scène tôt ou tard » (Van Bulck 1948 : 4). Notons que, grâce aux travaux des missionnaires capucins, notamment ceux du père Védaste Maes, le ngbaka fut depuis lors codifié et devint une langue culturelle au même titre que le ngbandi ; il sert depuis comme langue d’apostolat et d’enseignement et aucun des trois compétiteurs ne disparaîtra.