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4. Chapitre 4 : Critiques et obstacles du Data as Labor

4.4. Inefficience du marché des données

4.4.2. Retour sur l’efficacité et la justice fiscale du data as labor

Nous avions décrit l’hypothèse de Weyl et Posner selon laquelle les données pourraient offrir des retours croissants à long terme pour les entreprises, en nourrissant et améliorant leurs algorithmes d’intelligence artificielle. Le tout, selon Lanier et Weyl, permettrait aux entreprises d’avoir des retours immédiats peut-être moins grands (en raison des redevances à verser), mais venant d’une tarte bien plus grande (en raison de la plus grande quantité et de meilleure qualité des données reçues) (Lanier et Weyl, 2018 : 17). Plus de revenus seraient donc attendus au total. Les entreprises pourraient donc être plus ouvertes à adopter le DaL. Elles verraient que leurs revenus pourraient augmenter, ou du moins, que les pertes seraient limitées. Les institutions politiques pourraient adopter le DaL plus facilement avec leur aval. Le DaL pourrait, selon ces chercheurs, bénéficier aux entreprises et à leurs actionnaires, tout comme aux utilisateurs et utilisatrices, ainsi qu’à la société dans son ensemble. Plus de richesses signifieraient qu’il y en aurait plus à redistribuer… mais est-ce à dire que collectivement, tous et toutes s’en retrouveraient avantagés, par rapport à d’autres modes de gestion des données et de taxation du numérique ? Rappelons-nous que l’objectif proposé initialement par Lanier du data as labor est de rémunérer sur base individuelle les internautes pour leurs données. Du point de vue de l’efficacité et de la justice fiscale, le DaL constitue- t-il la meilleure option ? Nous ne pensons pas que ce soit le cas, puisque des formes de taxation plus traditionnelles (ex. : sur l’ensemble des revenus ou certains types d’activités) pourraient être plus optimales en fin de compte.

Le DaL suppose qu’il serait juste et efficace de redonner des montants aux individus, en fonction de leurs contributions au travail des données. Les tenants de cette approche ne se prononcent pas sur des taxes spécifiques à certaines activités des entreprises (comme une taxe pour les revenus publicitaires) ou encore sur des impôts couvrant l’ensemble des revenus des entreprises. Le problème avec le DaL est qu’il ne cible que les revenus venant des

données. Cela soulève à nouveau la difficulté d’établir la proportion des revenus des

entreprises strictement attribuables aux données des internautes, et de s’entendre sur la juste part qui devrait revenir à ces derniers. Lanier et Weyl, lorsqu’ils décrivent leur modèle de médiateurs de données, expliquent que présentement, les entreprises numériques versent entre 5 et 20 % de leurs revenus aux travailleurs et travailleuses (leurs employés). La

proportion historique du revenu national versé aux travailleurs et travailleuses a cependant déjà atteint 70 % à d’autres époques (Lanier et Weyl, 2018 : 10). Pour les auteurs, les transferts des entreprises vers les internautes devraient donc tenter de s’approcher de ce pourcentage, ou au moins s’assurer qu’une majorité des revenus des données reviennent à ceux et celles qui les ont générés. Il n’est pas certain que les utilisateurs et utilisatrices, ni les médiateurs de données, ni les États soient en mesure de faire pencher la balance vers des pourcentages si élevés. Même si cela était possible, une grande partie des revenus de plusieurs entreprises resterait intouchée par le DaL, qui ne concerne que les données.

Dans tous les cas, il nous apparait plus juste d’instaurer des taxations spécifiques sur certaines activités, comme les publicités, qui sont par ailleurs déjà taxées chez d’autres types d’entreprises. Certains chercheurs ont tenté de réaliser des modèles de taxation ciblant uniquement de la portion des données des entreprises. Leur conclusion est la suivante : « créer une taxe spécifique sur les données est probablement une mauvaise façon pour les gouvernements de capter une plus grande part de la création de valeur venant du digital. En considérant que la plupart des modèles d’entreprises impliqués dans l’économie digitale reposent sur la publicité basée sur la collecte de données, une taxe ad valorem sur la publicité ciblée semble être une politique préférable » (Bourreau et al., 2018 : 5, notre traduction). De plus, le simple fait de réussir à taxer l’ensemble des revenus des GAFAM – ce qui n’est pas un mince défi – serait beaucoup plus efficace sur le plan des retombées fiscales pour la société dans son ensemble. Les différents modèles de DaL, basés sur des redevances individuelles, ne viennent que des données des utilisateurs et utilisatrices. Rappelons-nous également que tous les GAFAM ne tirent pas une majorité de leurs revenus des données des utilisateurs et utilisatrices, bien que tous bénéficient de ces informations. Même si le DaL était appliqué, il est peu probable que le fait de viser uniquement les revenus des données puisse redonner des montants substantiels aux utilisateurs et utilisatrices. Facebook et Google devraient probablement verser plus de redevances à leurs internautes, mais pas forcément Apple, Microsoft et Amazon, dont les activités se concentrent plutôt sur la vente de produits physiques et de logiciels.

Enfin, même si l’on peut supposer que des taxes spécifiques, tout comme un impôt global sur le revenu, ne sont pas incompatibles avec une application simultanée du DaL, ce modèle

nous apparait plus nocif que bénéfique. De plus, le fait de redonner aux individus « leur » part pour leur travail accompli reste contradictoire avec la manière dont la valeur est générée par les entreprises et leurs algorithmes, soit grâce à l’agrégation collective des données. On pourrait penser conserver le modèle de redevance égalitaire pour tous les individus, qui seraient financés par l’ensemble des activités numériques des entreprises. Il reste que ces choix de redistributions des richesses reviennent à chaque État.