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2. Chapitre 2 : La production de données, un travail ?

2.3. Bénéfices sociaux et économiques du data as labor

2.3.2. Dignité digitale

Les auteurs de « Should We Treat Data as Labor? », et plus particulièrement Jaron Lanier, considèrent que le DaL pourrait constituer une source importante de dignité digitale pour les internautes. Ce principe passe principalement par la reconnaissance de qui nous sommes et de ce que nous faisons en ligne, en valorisant les données que nous produisons par le biais d’une rémunération monétaire. Cette réflexion de Lanier sur la dignité s’inscrit dans la peur que l’humain devienne obsolète face aux technologies d’intelligence artificielle, une crainte que le DaL pourrait en partie résorber.

Présentement, selon Lanier, les utilisateurs et utilisatrices ne sont pas valorisés par les grandes entreprises aux serveurs sirènes, qui collectent leurs données en bénéficiant de leur travail sans les rémunérer. Comme nous l’avions écrit plus tôt, le modèle actuel de gestion des données, s’apparentant principalement au data as capital, considère les données des internautes comme la propriété des entreprises. Cela permet donc à ces dernières de créer une grande quantité de richesses, notamment en nourrissant et perfectionnant leurs algorithmes d’intelligence artificielle. Ces algorithmes peuvent alors apprendre au sujet des internautes et grâce aux internautes, sans toutefois leur faire réaliser que cette valeur provient de leur

24 Nous reviendrons dans le dernier chapitre sur les enjeux liés à la monétisation de sa vie privée.

25 On peut aussi imaginer que les options de protection de la vie privée et d’un strict minimum de partage de

données pourraient être intégrées par défaut pour chaque plateforme, protégeant davantage les utilisateurs et utilisatrices qui préfèreraient ne pas avoir à gérer activement ces paramètres.

identité et de leurs actions (ou plutôt de leur travail). Pour Lanier, le problème avec les plateformes actuelles, et plus particulièrement celles utilisant de l’IA, est qu’elles tentent de faire croire aux utilisateurs et utilisatrices qu’elles peuvent fonctionner sans leur apport, alors qu’il s’avère plus qu’essentiel. Plus largement, ce que Lanier redoute est que l’humain soit remplacé par les machines et les algorithmes d’intelligence artificielle à plus long terme. Il appréhende un chômage technologique qui serait trompeur, puisque les humains sont nécessaires à l’économie digitale (Lanier, 2013 : 127)26. Ironiquement, ces machines

« intelligentes » devraient leurs facultés d’automatisation à nos données et à notre intelligence.

La vision du DaC suppose que la dignité des individus devrait reposer sur des principes différents du travail. Comme nous l’avions écrit au début de ce chapitre, les tenants et tenantes du DaC pourraient suggérer qu’au contraire du DaL, les loisirs, comme ceux que l’on peut retrouver sur leurs plateformes, devraient prendre la place du travail. Si les IA pouvaient accomplir la plupart des tâches nécessaires à l’entretien des sociétés et produire la plupart des richesses, nous, humains, pourrions vaquer à d’autres occupations. Cette idée fait écho à celle de la société des loisirs qui revient parfois dans des écrits futuristes – ou utopistes diraient certaines personnes – où les humains n’auraient plus besoin de travailler pour subvenir à leurs besoins. L’économiste John Keynes lui-même prédisait que des semaines de travail de 15 heures suffiraient dans le futur pour accumuler l’argent nécessaire pour vivre, considérant la croissance accrue de la production des richesses (Keynes, 1963 : 358-373) ! On pourrait même imaginer un monde dans lequel le travail serait si superflu que chaque individu pourrait se passer complètement de travailler. Il faudrait toutefois instaurer une forme de revenu de base inconditionnel à même les revenus créés par les IA, afin que tous et toutes puissent vivre de façon décente27.

26 La perte d’emplois occasionnée par l’automatisation et l’intelligence artificielle est un sujet de débat qui

dépasse le cadre de notre mémoire. À l’opposé de ce que redoute Lanier, il n’est absolument pas certain qu’à long terme, l’IA et les robots remplacent majoritairement les travailleurs et travailleuses humains. Cependant, les inégalités en termes de qualité d’emplois et de niveau de rémunération, ainsi que des vagues de chômage à courts et moyens termes, sont probables. Voir notamment Commission de l’éthique en science et en technologie, 2019 et Paul, 2018 sur ces questions.

27 Cette vision du DaC est assez idéalisée, puisqu’elle suppose que les entreprises numériques les plus prospères

décident ou soient obligées de redonner à la société une partie de leurs gains. Difficile d’imaginer une telle chose dans la plupart des sociétés, où la majorité des individus doivent encore travailler plusieurs dizaines d’heures par semaine afin de subvenir à leurs besoins.

Le DaL nous incite plutôt à repenser la notion de travail, la répartition des richesses et les modes de rémunération qui y sont associés. La production de données ferait partie de cette réflexion, créant une nouvelle catégorie de travail disponible pour tous et toutes. Celle-ci pourrait entre autres lutter contre l’idée selon laquelle l’humain deviendrait obsolète avec l’arrivée des nouvelles technologies d’automatisation robotisées et algorithmiques. Au contraire, les contributions des internautes sont plus que jamais nécessaires au développement de ces outils. Ils devraient toujours contribuer à l’amélioration de nos conditions de vie, mais jamais nous remplacer ou pire, laisser une frange de la population au chômage alors qu’une autre pourrait jouir des richesses procurées par les données. Lanier explique donc que le DaL pourrait contribuer à créer et entretenir une dignité digitale, en supposant que la rémunération du travail des données pourrait constituer une source d’estime personnelle. Cela présuppose que le travail et la rémunération que nous en tirons entretiennent un lien étroit avec notre dignité, tout comme un lien entre nous-mêmes et nos données. Pour Lanier, nous devons réaliser que nous sommes liés aux données que nous générons. Nous détenons des droits sur ces données. La création et le partage de nos données devraient être reconnus par des compensations monétaires. « You should have the moral rights to every bit of DATA that exists because you exist, now and forever » (Lanier, 2019).