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3. Chapitre 3 : Le fonctionnement du Data as labor

3.4. Les médiateurs de données

Jaron Lanier, après avoir proposé les micro-redevances dans son ouvrage de 2013, a élaboré plus récemment avec Glen Weyl un nouveau système appelé « mediators of individual data » (médiateurs de données individuelles) (Lanier et Weyl, 2018). En joignant leurs travaux avec ceux d’autres chercheurs, nous présenterons le modèle que nous avons nommé « médiateurs des données des utilisateurs et utilisatrices » (MDU). Il s’inspire également du modèle fiduciaire du droit et de l’économie (Balkin, 2016 et 2018; Open Data Institute, 2019), mais aussi de celui des coopératives dans les milieux de travail (Lanier et Weyl, 2018) et de modèles participatifs et coopératifs pour tout type d’organisme et de projets (Element AI et

Nesta, 2019)39. Le MDU devrait, à l’instar des fiducies de données : « disposer d’un objectif

clair; d’une structure juridique et d’une constitution légale; de fiduciaires; de certains droits et obligations sur les données gérées; de processus établis de prise de décisions; d’une description du mode de répartition des bénéfices; et d’un financement durable » (Element AI et Nesta, 2019 : 9). Les fiduciaires seraient les utilisateurs et utilisatrices. Les individus responsables des décisions pourraient varier d’un MDU à l’autre. Ceux-ci pourraient par exemple être représentés par un organisme professionnel, un regroupement d’internautes, ou encore un groupe interdisciplinaire. Nous supposerons dans notre modèle que les modalités de gestion des données et de rétributions seront similaires pour tous les membres pour chaque différent MDU. Un MDU ressemblant plutôt à une coopérative ou à un syndicat pourrait décider de redonner à tous ses membres des dividendes de montants égaux, alors que d’autres MDU, administrés par un organisme professionnel, pourraient laisser à chaque membre individuel une rétribution proportionnelle au temps passé à utiliser chaque plateforme. Un internaute pourrait toutefois décider de faire affaire avec plusieurs MDU pour différents types de données, recevant des offres différentes en termes de rétributions des données. Les formes des MDU sont donc très flexibles. Ces organismes, comme l’explique Lanier, restent plus grands que les individus seuls, mais plus petits que des États (Lanier, 2019). Ils seraient probablement plus petits que les GAFAM. Un MDU pourrait se spécialiser dans la gestion des données d’une population précise (par exemple, la population de la ville de Québec), alors qu’un autre pourrait tenter de regrouper toutes les données sur les historiques de recherches des habitants et habitantes en Amérique du Nord.

Ces modèles tentent de combiner plusieurs bénéfices des précédentes propositions de micro- redevances et de dividendes, en limitant leurs désavantages. La caractéristique principale des MDU serait de défendre les droits et intérêts de leurs membres. Il s’agirait donc d’offrir un modèle optimal permettant aux individus de gérer leurs préférences en matière de vie privée et de partage de contenu, tout en leur permettant de recevoir une partie plus équitable des fruits de leur travail des données. Plutôt que de laisser l’individu gérer seul ses données face aux entreprises, ou encore de donner à tous les internautes le même montant de redevances,

39 On pourrait également imaginer des modèles de médiateurs ressemblant à des organismes sans but lucratif,

les médiateurs seraient des entités qui administreraient et protégeraient leurs données et s’occuperaient de leur vente.

Un des principaux bénéfices de ce modèle de rétribution serait de réduire l’asymétrie d’information et de pouvoir qui subsiste entre les internautes et les entreprises qui collectent leurs données, et ce, en confiant à une entité la responsabilité de les informer. Certains chercheurs parlent de deux ordres d’asymétries dont sont victimes les internautes : un premier où les gens ignorent même la collecte de leurs données (74 % des gens ne savent pas que Facebook récolte leurs données pour classer leurs intérêts et traits aux États-Unis); et un deuxième où les utilisateurs et utilisatrices ne comprennent pas les détails techniques et implications précises de cette collecte et vente de leurs données, mais seraient en mesure de comprendre les termes de la relation et d’y consentir (Khan et Pozen, 2019 : 20). Les MDU pourraient surtout répondre à ce deuxième ordre d’asymétrie d’information. Ils se chargeraient d’établir des contrats avec les entreprises et de transmettre aux internautes de manière très transparente et accessible leurs termes et conditions d’utilisation. Ainsi, les individus n’auraient pas eux-mêmes à négocier les rétributions pour l’utilisation de leurs données. Les MDU, plus forts, pourraient mieux négocier leurs intérêts. Dans le modèle de micro-redevances, les individus se devraient de lire et de signer de nouveaux contrats avec chaque nouvelle entreprise, qui pourrait changer ses modalités de fonctionnement à intervalles réguliers. En déléguant ou confiant ces responsabilités à des regroupements de confiance, ce déséquilibre de connaissance et de pouvoir sur le contrôle de nos données serait en grande partie corrigé.

Les internautes auraient également la liberté de choisir les MDU avec lesquels ils feraient affaire, contrairement au modèle de redevances. Les utilisateurs et utilisatrices pourraient s’inscrire avec ceux qui représentent leurs valeurs et leurs préférences, notamment en matière de vie privée (Element AI et Nesta, 2019 : 15). Cette possibilité s’avérerait à la fois bénéfique pour les utilisateurs et utilisatrices ainsi que pour les entreprises. Elles pourraient compter sur des accès aux données mieux ordonnés par les MDU, plutôt que de devoir faire affaire avec des millions ou même des milliards de dossiers individuels. Comme plusieurs individus préfèreront vraisemblablement produire et partager beaucoup de données si les rétributions sont importantes, l’argument d’efficience économique du DaL tient toujours. Lanier et Weyl

prédisent qu’avec ce modèle, les entreprises technologiques auront une plus petite part des bénéfices liés aux données. Toutefois, leur part proviendra d’une tarte beaucoup plus grande, puisque plusieurs individus choisiront d’y contribuer largement (Lanier et Weyl, 2018 : 17). Avec une structure de gestion des données transparente, qui offre de bonnes redevances, les internautes pourraient espérer recevoir des montants intéressants chaque année, ce qui maintiendrait aussi l’argument de redistribution plus juste par le DaL.

3.4.1. Limites au MDU

Le modèle de MDU pourrait cependant à son tour représenter un fardeau administratif pour les utilisateurs et utilisatrices qui voudraient souscrire à plusieurs d’entre eux. Certains chercheurs font l’analogie avec les régimes d’épargne-retraite, qui demandent aux individus de comprendre de multiples implications liées à leur situation présente et future (ex. : sur les plans physique et financier) (Element AI et Nesta, 2019 : 16). Même si le fait de confier ses données à des MDU peut sembler plus simple que le modèle de micro-redevances, le fait d’avoir de multiples comptes avec des MDU offrant chacun des régimes différents peut s’avérer tout aussi difficile à gérer. La forme que prendrait ce genre d’organisme au sein du marché des données et de l’économie pourrait faire varier ce désavantage, mais il est possible d’imaginer plusieurs centaines, voire des milliers de MDU qui gèreraient l’ensemble des données des internautes dans le monde. Sur les plans administratif et légal, les utilisateurs et utilisatrices devraient s’assurer que tous les MDU soient compatibles les uns avec les autres, par exemple selon leurs préférences de vie privée et de partage des données. Nos données peuvent souvent se retrouver à plusieurs endroits, sous diverses formes : par exemple, les informations personnelles sur nos factures d’achats en ligne et notre adresse IP* indiquent toutes deux notre lieu de résidence. Il faudrait s’assurer que chaque MDU avec lequel nous sommes inscrits soit uniforme dans les options qu’il nous offre et que nos options soient cohérentes. La multiplication des MDU, se voulant positive pour la liberté de choix, pourrait être encore plus complexe à gérer qu’un seul portefeuille personnel avec toutes nos données. De plus, selon certains chercheurs, la multiplication des MDU pourrait avoir un effet réducteur sur les redevances possibles des données des utilisateurs et utilisatrices. Shota Ichihashi remarque, par exemple, que la multiplication d’intermédiaires revendant des

données, comme les plateformes elles-mêmes et les courtiers de données (data brokers), font diminuer le prix des données. Il explique qu’une augmentation de la compétition entre les intermédiaires ne mènerait pas forcément à une augmentation des compensations (Ichihashi, 2019 : 3). Les MDU se retrouveraient probablement aussi dans la dynamique de l’effet de réseau, où les plus gros joueurs rafleraient presque tout. S’il y a multiplication de petits joueurs, aucun ne pourrait espérer rapporter de gros montants. Par exemple, si pour les données de localisation, il y avait un MDU principal, il pourrait offrir les meilleures redevances pour les informations de localisation. Si, par contre, il y avait des centaines ou des milliers de MDU qui récoltaient les données de localisation de divers petits groupes, ils pourraient moins facilement négocier de bons prix avec les plateformes acheteuses. Si certains MDU venaient à être très grands, il faudrait aussi se préoccuper de leur pouvoir et des risques d’abus. Une structure de surveillance de ces organismes serait aussi à prévoir, entraînant des coûts de gestion pour la société.