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2. Chapitre 2 : La production de données, un travail ?

2.1. La production de données, un travail ?

Dans son ouvrage Who Owns the Future paru en 2013, Jaron Lanier aborde le premier l’idée selon laquelle la production de données devrait être considérée comme du travail. L’informaticien, artiste et penseur, considéré comme l’inventeur de la réalité virtuelle,

discute dans son livre des débuts d’internet et de la culture de partage défendue par plusieurs pionniers du numérique. L’approche de Lanier par rapport aux technologies s’est toujours voulue humaniste : il déplore que, de nos jours, les individus soient traités comme de petits rouages de grandes machines à produire des informations, alors qu’ils sont les seules sources et les seuls destinataires de ces informations (Lanier, 2013 : 25). Au début des développements du web, de nombreux programmeurs et programmeuses désiraient instaurer un principe d’ouverture des données et des logiciels, qui auraient pu bénéficier à tous et à toutes. Tranquillement, ces technologies ont gagné en popularité, tout comme leur reprise par des dynamiques marchandes. De nombreuses entreprises ont repris à leur compte la plupart de ces mécanismes numériques de création de valeur, en les privatisant et en les monétisant avec des systèmes de licences et de brevets.

Aujourd’hui, plusieurs entreprises, que Lanier surnomme serveurs sirènes (qui attirent les individus avec leur nature séductrice, mais prédatrice), ont réussi à dominer le marché économique et leurs secteurs d’activités14. Leur position de pouvoir a pu être acquise, entre

autres, en s’accaparant les données des internautes, dont la réelle valeur leur a été cachée (Lanier, 2013 : 35). Les données qui permettent de fournir des informations utiles aux entreprises sont créées de multiples façons, par les activités en ligne des utilisateurs et utilisatrices. Ces informations, bien alignées, constituent une source de valeur. Pour Lanier, l’information « représente » les individus sous une forme déguisée (Lanier, 2013 : 348). Toutes ces données enregistrées sur nous par le biais de plateformes dévoilent de nombreux faits, préférences et tendances de comportement à notre sujet. Ces informations déduites de nos données nous « représentent » en ces sens. Selon lui, cette façon de traiter les données n’est pas soutenable économiquement à long terme et surtout, elle porte atteinte à la dignité des internautes. Ils et elles sont alors considérés comme de simples données et non comme des êtres humains, ce qui minerait leur estime personnelle (point que nous aborderons dans le dernier chapitre) (Lanier, 2013 : 25). De plus, cette exploitation des données pose des risques pour le tissu social des sociétés démocratiques15. Les humains ont souvent

14 Il vise principalement, sans les nommer, les GAFAM et leur modèle monopsonique et oligopsonique. 15 Lanier parle notamment de risques liés à la manipulation psychologique des individus et des sociétés, qui

l’impression que les algorithmes et l’intelligence artificielle fonctionnent seuls et qu’ils n’ont pas besoin d’eux, alors que c’est en raison des contributions de leurs données et leur mise en commun qu’ils peuvent générer autant de profits. C’est grâce aux informations des utilisateurs et des utilisatrices que les entreprises peuvent créer encore plus d’informations et automatiser de plus en plus de secteurs de l’économie.

De plus, Lanier craint l’augmentation de la pauvreté venant d’un chômage technologique, ce qu’il appelle une « obsolescence de l’humanité ». Cette dernière serait causée par le fait de ne pas reconnaître la provenance des informations servant à générer cette valeur, soit les humains qui, par leurs données, rendent possible l’automatisation par les algorithmes et l’IA (Lanier, 2013 : 348). Ce qu’il propose pour enrayer cette tendance est de rémunérer les internautes pour la production de leurs données. Dès qu’une donnée est créée, sa provenance devrait être enregistrée et aller dans un dossier lié à l’individu. L’ajustement des prix se ferait de manière algorithmique et dynamique, mais nous y reviendrons dans le prochain chapitre. L’objectif de cette rémunération serait également de redonner du pouvoir aux utilisateurs et utilisatrices, en leur permettant de choisir ce qu’ils et elles désirent partager. Cela réduirait ainsi les tentations et les possibilités d’abus des serveurs sirènes, qui pistent nos moindres faits et gestes pour augmenter leurs profits (Lanier, 2013 : 437). Comprendre la valeur de nos données et avoir le contrôle sur celles que l’on veut partager et monétiser contribuerait à bâtir notre dignité des données. Celle-ci, selon Lanier, implique que les individus soient rémunérés pour leurs données en fonction de leurs intérêts et non celui des publicitaires et des entreprises, qui trop souvent les manipulent en utilisant leurs données contre eux (Lanier, 2019).

2.1.1. Les données numériques, du capital?

Avec d’autres collègues, Lanier a travaillé sur cette idée de data as labor, qui a été reprise dans l’article « Should We Treat Data as Labor? » publié en 2017 (Arrieta-Ibarra et al.). Ce court document est très intéressant pour le data as labor, puisqu’il compare cette approche sur plusieurs plans avec ce qu’ils ont nommé le data as capital (DaC). Les auteurs

a été écrit en 2013, avant même l’arrivée massive d’interférences politiques sur les médias sociaux). Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, nous ne couvrirons pas ce sujet.

reconnaissent eux-mêmes que leur comparaison est simplifiée et binaire, ne rendant pas compte de l’ensemble des variations actuelles du marché sur la manière dont sont traitées les données numériques. Néanmoins, le fait d’opposer ces deux modes de gestions des données permet de mieux comprendre les enjeux politiques et sociaux-économiques de chaque vision. Ci-dessous se trouve le tableau synthétisant les différences entre le DaL et le DaC :

Problème Données comme du

capital Données comme du travail

Propriété Entreprise Individu

Motivation Entrepreneuriat Contributions « ordinaires » Futur du travail Revenu de base universel Travail des données

Source d’estime personnelle

Au-delà du travail Dignité digitale Contrat social Services gratuits contre

données gratuites

Pouvoir compensateur pour créer un marché du travail de données

Figure 2.1 : Comparaison entre les « données comme du capital » (data as capital) et les « données comme du travail » (data as labor) (Arrieta-Ibarra et al., 2017 : 3, notre traduction)

Les auteurs de cet article, ainsi que les chercheurs Eric Posner et Glen Weyl, auteurs de l’ouvrage Radical markets: uprooting capitalism and democracy for a just society (2018), pensent qu’il faudrait réformer le marché des données. Pour ce faire, il estiment qu’il faudrait donner aux individus le pouvoir de les vendre. Il s’agirait d’une piste de solution à divers problèmes et défis auxquels fait face la société, touchant en particulier la démocratie, l’emploi et la redistribution des richesses. On peut remarquer en premier lieu dans le tableau que la propriété (ownership) des données dans le DaC revient aux entreprises, qui ont la liberté entrepreneuriale de collecter les données des utilisateurs et utilisatrices et de les faire fructifier comme bon leur semble, souvent en échange de services « gratuits » sur plateformes, alors qu’avec le DaL, la possession des données reste aux mains des individus, qui les ont créées par leurs contributions « ordinaires ». Pour le data as labor, le travail des données pourrait devenir une vraie source de revenus et même une source de dignité digitale. Aux yeux des tenants du data as capital, les individus devraient plutôt considérer les plateformes numériques comme des lieux de loisirs et d’échanges. Leur estime personnelle devrait se situer en dehors du travail des données, mais au sein des plateformes numériques,

qui leur sont souvent offertes gratuitement en échange de leurs données. Les auteurs suggèrent même que dans un monde où l’IA aurait complètement remplacé les humains, ceux-ci n’auraient plus à travailler et donc, qu’une forme de revenu de base pourrait leur être accordée, grâce aux profits réalisés par l’exploitation des données16.

Posner et Weyl, dans leur ouvrage, comparent quant à eux l’approche du data as capital à du « techno-féodalisme ». Celui-ci opposerait, comme à l’époque féodale, les seigneurs, propriétaires des terres, aux serfs, travaillant sur celles-ci. Ces derniers ne récoltaient qu’un minimum des ressources qu’ils ont contribué à faire pousser, devant laisser aux seigneurs tout excédant. Aujourd’hui, il y aurait d’un côté les grandes entreprises, possédant des

serveurs sirènes, avec les infrastructures matérielles et les ressources intellectuelles

nécessaires à la production, au stockage et au traitement des données. De l’autre côté, les utilisateurs et utilisatrices feraient office de serfs, travaillant pour le compte de ces entreprises, en produisant des données (Posner et Weyl, 2018 : 230-233). Les internautes jouiraient de l’utilisation des plateformes numériques, souvent « gratuitement », en cédant aux entreprises l’usage de leurs données. Comme les auteurs le remarquent, cet arrangement n’est pas optimal pour les individus qui, à la différence des serfs, ne peuvent pas vivre de ces plateformes. Il est vrai que les données ne se créent pas d’elles-mêmes et qu’elles ont besoin d’interfaces matérielles et logicielles pour pouvoir être générées, puis traitées, pour acquérir une valeur. Cependant, les internautes demeurent nécessaires à la production de données qui, elles, s’avèrent essentielles à la croissance et au fonctionnement des plateformes numériques. Les chercheurs insistent sur l’importance du rôle qu’occupent les utilisateurs et utilisatrices dans la production et le traitement des données, qui vont nourrir et entraîner les algorithmes. Leurs contributions ne sont pas, selon eux, justement compensées (Posner et Weyl, 2018 : 208-209).

Cette question de la valeur des contributions des internautes par la production de données, ainsi que de la possibilité (ou le devoir) de les rétribuer financièrement sera au cœur des analyses qui suivront au cours de notre démonstration. Cette idée de considérer la production de données comme du travail peut rendre sceptique et soulever de nombreuses questions.

Rémunérer les individus pour leurs recherches Google et leurs « j’aime » sur Facebook ? Et comment ? Pour quel montant ? Avant d’y répondre, concentrons-nous d’abord sur ce qui pourrait même justifier toute possibilité de rémunération. Où se situe l’injustice, ou le problème dans le fait que les entreprises collectent nos données sans nous rémunérer ? S’agit- il vraiment d’un échange inéquitable en vue de l’obtention de services gratuits ? Ou au contraire, s’agit-il de formes d’exploitations et d’asymétries de pouvoir, qui ont organisé le marché et les plateformes de manière à ce que nous ne puissions pas avoir d’autres alternatives que celle de céder nos données ? Les travaux précédemment cités ouvrent la porte à de multiples réflexions, sans toutefois nous apporter de réponses entièrement satisfaisantes sur le plan de la philosophie politique et de l’éthique normative. Tentons en premier lieu d’y voir plus clair avec des travaux en sociologie, qui sont ceux dans le monde académique ayant jusqu’à présent développé la meilleure compréhension du travail des données, en s’intéressant aux transformations sociales provoquées par le numérique.