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4. Chapitre 4 : Critiques et obstacles du Data as Labor

4.2. Indignité digitale : réduire les internautes à une marchandise

4.2.2. Les internautes minés par leurs données

Nous avons abordé plus tôt les travaux de Zuboff sur la surveillance et la manipulation dont sont victimes les utilisateurs et utilisatrices sur la plupart des plateformes. Roessler déplore elle aussi ces réalités. Elle ajoute que le traitement commercial des données, fonctionnant avec des stratégies de minage de données (data mining), peut restructurer le monde autour de sa propre identité. Celle-ci passe notamment par l’entretien et la constitution de relations sociales saines. En reprenant les travaux d’Habermas et ceux du professeur de communications Joseph Turrow à l’Université de Pennsylvanie, Roessler explique comment nos pratiques de communications peuvent être remplacées par des comportements stratégiques si l’on traite nos données comme des marchandises (Roessler, 2015 : 154). Le marché, qui étend sa présence à l’ensemble des sphères de la société et des activités sociales, n’est pas neutre. Il constitue une force qui menace plusieurs structures, comme la démocratie et l’ordre social. La société, habituellement poussée par des mécanismes de « reproduction symbolique », ne peut préserver sa culture ni permettre la socialisation. Elle est freinée dans ses formes d’intégrations sociales par un système dirigé par l’argent et le pouvoir, qui sont des mécanismes de « reproduction matérielle ». Ces derniers fonctionnent de manière purement instrumentale. Le problème survient lorsqu’ils prennent le dessus sur les mécanismes de « reproduction symbolique » (Roessler, 2015 : 153). Chaque sujet est alors encouragé à voir les autres comme des « clients » et est lui-même ou elle-même traité comme objet de données au comportement prévisible. Les plateformes tentent d’orienter les

50 L’argument de Roessler s’opposerait donc non seulement au data as labor, mais également au système de

gestion des données actuel de data as capital, où les entreprises utilisent nos données, sans nous offrir de compensation. Le DaL risquerait toutefois d’exacerber les conséquences qu’elle présente sur notre identité et nos relations.

relations et les perceptions des utilisateurs et utilisatrices. Elles ne les dirigent non pas vers une compréhension mutuelle, mais par exemple vers de nouvelles publicités qui génèreront plus de revenus. Un changement de perspective s’opère chez l’internaute en raison de cette

commodification et quantification des données sur soi. Il ou elle ne se voit plus à la première

personne, mais à la troisième personne. Ces individus peuvent maintenant se comparer et s’examiner en fonction de leurs données et celles des autres de manière parfois positive, mais parfois destructrice (Roessler, 2015 : 156-157). Roessler démontre, tout comme Lanier, que les sujets, par l’auto-marchandisation, peuvent venir à s’identifier à leurs données, qui représentent qui ils sont « vraiment » (Ibid.). Dans un système de DaL, cette tendance à s’identifier à ses données serait encore plus présente et plus nocive.

À la différence de Lanier, Roessler dénonce les risques de glissements moraux que représente l’identification à ses données et la marchandisation de celles-ci. Lanier, lui, veut amplifier la dynamique de vente de données personnelles en incitant les individus à partager et à produire plus de données sur eux-mêmes et elles-mêmes. Le DaL pourrait mener à étudier l’ensemble de ses interactions sur les plateformes sous un rapport marchand. Toute action serait examinée en fonction des coûts et des bénéfices, plutôt que sous des rapports de gratification et de valeur symbolique. Cela laisse de côté des interactions désintéressées, plus enrichissantes sur le plan personnel et relationnel. En voyant la valeur de chaque clic, ou de chaque type de données, les utilisateurs et utilisatrices pourraient être entraînés à se questionner sans cesse sur la valeur de leurs actions et seraient confrontés au choix de les monétiser ou non. Le marché, suivant l’offre et la demande, pourrait faire changer leur regard sur leur propre valeur et changer certains de leurs comportements vers ces actions plus payantes financièrement. Si une application GPS de Google vous dit qu’emprunter un tel chemin pour vous rendre à votre destination serait plus long, mais plus payant, car moins emprunté, seriez-vous tenté51 ? Si Facebook vous propose de publier certains types de

contenus beaucoup plus personnels, en vous offrant plus de redevances, aimeriez-vous ce genre de conseils ? Avec le DaL, la possibilité de marchander ses données donnerait possiblement plus d’options aux plateformes d’influencer et de manipuler ses utilisateurs et utilisatrices, ce qui occasionnerait une dégradation de leur dignité digitale, et ce, même si le

tout était réalisé de manière totalement consciente et volontaire par les utilisateurs et utilisatrices. Même un consentement aux termes et conditions d’utilisation des plateformes sur le prélèvement de ses données et un contrôle plus strict sur les paramètres de sa vie privée ne peuvent suffire entièrement à justifier, du moins comme le fait Lanier, que le DaL entretiendrait la dignité digitale des internautes. Au contraire, le fait de se sentir si étroitement lié à ses données pourrait conduire à une dévalorisation de soi et des autres, en percevant chaque action, interaction et information sur soi comme une marchandise.

Bien sûr, les données sont présentement déjà traitées comme du capital par les entreprises. Elles en profitent, sans toujours repayer leur juste part aux individus et aux États. Toutefois, le DaL n’est peut-être pas la meilleure solution pour remédier à cette injustice. Le traitement souvent peu scrupuleux de la dignité et de l’autonomie des internautes ne saurait être réglé en les incitant à partager plus d’informations sur leur personne. On peut remettre en question certains bénéfices allégués par cette approche, qui demeure dans un contexte d’économie de marché capitaliste, sous-estimant les effets pervers des plateformes aux comportements prédateurs.