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2. Chapitre 2 : La production de données, un travail ?

2.2. Le digital labor

2.2.1. Les contributions digitales : travail ou loisir ?

Trebor Scholz, spécialiste des médias et de la culture, a publié des travaux sur le déplacement des frontières entre les sphères de travail et de divertissement en raison de l’arrivée des plateformes numériques. Dans l’ouvrage collectif Digital labor: the Internet as playground

and factory, qu’il a dirigé en 2013, il explique que le loisir s’est progressivement infiltré dans

toutes les sphères de notre quotidien, permettant de considérer nos actions et interactions digitales comme du travail (labor18). Il nous qualifie de playborers (contraction entre play et

labor) pour démontrer cette superposition de champs, autrefois beaucoup plus distincts

(Scholz, 2013 : 8). Cette difficulté à faire reconnaître les contributions digitales comme du travail tient, selon plusieurs chercheurs et chercheuses, à ce qu’Antonio A. Casilli a appelé la confrontation entre les positions « travaillistes » et « hédonistes » du digital labor. Comment pourrait-on penser que le fait de jouer à des jeux sur des applications avec son téléphone, ou encore de partager des photos de son dernier voyage sur Instagram, puisse être considéré comme du travail ? Une participation sur les médias sociaux serait qualifiée de travail par un tenant de l’approche travailliste, puisque cette « relation sociale relevant du travail et caractérise l’appropriation par les grandes plateformes de la valeur qui en résulte comme un rapport d’exploitation » (Casilli, 2019 : 168). Un tenant de l’approche hédoniste dirait plutôt que les utilisateurs et utilisatrices des médias sociaux sont des produsagers, puisque leur participation à ces sites est « l’expression d’une quête de plaisir et une

18 Nous utilisons de manière interchangeable les termes « travail » en français et « labor » en anglais, bien qu’ils

ne soient pas tout à fait équivalents. Le concept de labor englobe un sens plus large, d’effort physique et mental lié à une tâche, mais aussi d’activités humaines apportant des biens et services à l’économie (Merriam-Webster, s.d.). C’est ce sens plus large que nous privilégierons lorsque nous parlerons de « travail ».

participation librement consentie à une nouvelle culture de l’amateurisme, et, par-là, nie la pertinence même de la notion de digital labor » (Ibid.).

L’approche hédoniste19 défend de diverses manières le fait qu’on ne puisse pas parler de travail dans les réseaux sociaux et dans la simple production de données, au travers d’actions

et d’interactions en ligne. Des chercheurs et chercheuses expliquent qu’il y a une dimension de plaisir, mais aucune dimension d’aliénation ni d’effort physique ou mental particulier. Il n’y a pas cette dimension de pénibilité, ou de nécessité financière qui motiverait l’exécution des tâches. De plus, comme il s’agit de loisir ou de divertissement, les utilisateurs et utilisatrices ne s’attendent généralement pas à être rémunérés. Ce qu’il faut retenir de cette approche en lien avec le DaL, c’est qu’il n’y a pas d’exploitation, ou d’appropriation illégitime de valeur des contenus produits par les internautes, et ce, en raison du caractère ludique et délibéré de leurs pratiques. Tout au plus, des hédonistes comme Adam Arvidsson et Elanor Colleoni pourraient dire qu’au sein des activités des produsagers, il peut y avoir une forme de travail au sens figuré, par la génération d’un « surplus de connaissance, d’affectivité et de sociabilité qui résulte de la coopération entre humains et machines » (Casilli, 2019 : 172). Ces richesses créées doivent toutefois leur valeur aux algorithmes et aux processus automatisés des plateformes. D’autres, comme Patrice Flichy, expliquent qu’on ne pourrait pas considérer les contributions des utilisateurs et des utilisatrices comme du travail en raison de leur caractère « gratuit » (Casilli, 2019 : 174). En fin de compte, les hédonistes pourraient dire que les internautes, à la différence des travailleurs et travailleuses, participent volontairement aux plateformes et reçoivent une gratification symbolique et psychologique lors de leurs interactions en ligne. On pourrait alors facilement s’imaginer des individus, s’opposant au DaL, reprendre ces arguments. Il leur serait aisé d’affirmer que ces formes de rémunérations immatérielles sont suffisantes et qu’elles représentent un juste échange pour les services reçus.

19 « La caricature des positions défendues est à l’image de celle des acteurs de cette controverse » écrit Casilli

(Casilli, 2019 : 171). Il explique que les positions hédonistes et travaillistes concernant les médias sociaux sont chacune défendues tant au sein de la communauté universitaire (comprenant des pensées marxistes, libérales, ou libertariennes), que dans le domaine du marketing, des sciences de l’information et de la communication, et dans les milieux de recherche du secteur privé. Casilli explique principalement dans son chapitre les confrontations pointues entre les sociologues sur la notion même de travail, qui se confond avec celle de loisir et de plaisir. Plusieurs pourraient reprendre l’approche hédoniste pour s’opposer à l’idée de DaL.

L’approche travailliste riposte en disant que l’argumentaire est circulaire : on ne peut défendre qu’en raison du plaisir à faire une chose, ou de la gratuité du geste, ce ne soit pas un travail. On peut encore moins affirmer qu’aucune rémunération monétaire n’est méritée (Ibid.). Les travaillistes mettent plutôt l’accent sur les gestes productifs, dont la valeur des contenus est reprise par les plateformes capitalistes. La version la plus poussée de cette vision travailliste considère que « l’écart entre la valeur que les plateformes tirent de la collaboration des usagers et le revenu que ces derniers perçoivent pour leurs gestes productifs équivaut à de l’exploitation » (Casilli, 2019 : 170). Plusieurs chercheurs et chercheuses ont fait cette comparaison marxienne sur l’exploitation des surplus, ou de la plus-value générés par les travailleurs et travailleuses en usine, et celle des utilisateurs et utilisatrices du monde digital (Fuchs 2010 ; Andrejevic, 2015). Dans le cas des plateformes numériques, l’exploitation pourrait se situer dans l’accaparation des données des internautes, lorsque les entreprises tirent des bénéfices de leurs contributions et de leurs interactions en ligne. Même si les utilisateurs et utilisatrices n’ont pas ou peu conscience d’être exploités, et même s’il n’y a aucune attente de rémunération de leur part, il reste que les fruits de leurs passages sur les plateformes sont datafiés pour enrichir les entreprises qui leur offrent ces lieux d’échanges et ces outils digitaux.

Casilli, qui adopte une approche plus travailliste, constate que la prospérité des entreprises du Web repose grandement sur une récupération marchande de ces contributions qui, bien que volontaires, exploitent plutôt la dimension cognitive des êtres humains. La valeur qu’ils produisent provient souvent de leur coopération et de leurs échanges. Bref, leurs activités intelligibles permettent aux plateformes de produire des résultats qui ont du sens (Cardon et Casilli, 2015 : 31). Selon certains chercheurs, si l’on remarque peu l’exploitation, c’est que l’aliénation est plus supportable. Les utilisateurs et utilisatrices sont moins éloignés de leur subjectivité, en étant moins isolés grâce à leurs interactions sur les plateformes. Cependant, ils et elles se retrouvent tout de même aliénés par le fruit même de leur travail digital, par les entreprises qui les enferment dans les choix algorithmiques de leurs plateformes (Cardon et Casilli, 2015 : 74). Pensons à un utilisateur qui se ferait envoyer des publicités de produits et de services, optimisées par l’ensemble de ses activités sur diverses plateformes. Les

entreprises, qui se sont approprié le travail de ses données, peuvent lui envoyer des incitations à consommer davantage. Il se retrouve alors aliéné par les fruits de son propre travail.

En somme, nous retiendrons que la présence de plaisir ou l’absence de contrainte demeurent donc des arguments assez faibles pour justifier que les actions et les interactions issues du monde digital ne seraient pas du travail, ou alors qu’elles ne mériteraient aucune rémunération. Le terme de « travail » lui-même peut avoir une connotation assez différente du sens commun. Il n’en demeure pas moins que la production des données, sous le critère de production de valeur, peut mériter la qualification de travail.