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3. Chapitre 3 : Le fonctionnement du Data as labor

3.2. Les micro-redevances

Les micro-redevances, nano-paiements, ou « royalties », seraient de petits montants versés aux utilisateurs et utilisatrices pour chaque pièce d’information ou de travail. À l’instar du travail du clic, les utilisateurs et utilisatrices pourraient recevoir des fractions de paiement pour leurs actions et interactions générant des données. En généralisant cette rémunération à l’ensemble de la communauté des internautes (et non seulement à certains individus très mal payés, comme cela est décrit par Casilli dans son ouvrage de 2019 cité plus haut), les entreprises devraient être plus transparentes sur la valeur de chaque donnée récoltée. C’est le mode de paiement du travail des données que Jaron Lanier aborde initialement tout au long

seraient incluses anonymement dans les statistiques sur un tel groupe), ou prédictives (par exemple, sur nos comportements d’achats futurs, ou un score de solvabilité).

33 Les plateformes pourraient toutefois exiger un paiement pour accéder à leurs services. Cette condition veut

éviter le « chantage doux » décrit par Lanier qui oblige les internautes à accepter l’ensemble des termes et conditions d’une plateforme, incluant le prélèvement de leurs données, ou sinon de s’en passer complètement. Des options d’utilisations sans aucun prélèvement de données devraient exister dans tous les cas pour chaque plateforme.

34 Il pourrait y avoir des formes de contrats demandant l’usage exclusif de certains types de données, ou encore

demandant l’ensemble des données sur une période de temps donnée. Si un tel contrat est signé, il pourrait y avoir des pénalités financières prédéterminées et raisonnables à le résilier.

de Who Owns the Future en 2013. Il raffinera cette suggestion dans des écrits plus récents avec un système apparenté à la médiation de données, que nous décrirons plus loin.

Dans son livre, Lanier explique que les échanges en ligne pourraient et devraient être à « deux sens ». Présentement, lorsque l’on accède à la plateforme d’une entreprise à partir d’un appareil local (comme un téléphone ou un ordinateur personnel) et que l’on y génère des données, celles-ci restent sur ce serveur là-bas : il n’y a donc qu’un sens. Il ne reste pas toujours de traces des créateurs et créatrices des données et métadonnées. Il n’y a pas de suivi systématique des données qui proviennent de nos appareils. Elles peuvent alors être utilisées, transformées et copiées sans que l’on en soit informé. Lanier propose la mise en place d’un registre qui capterait les chemins parcourus par chaque nouvelle donnée enregistrée. Cela permettrait de pouvoir retracer la provenance de chaque donnée. Lanier compare cette « provenance des données » à un droit humain, tel que les droits civils et les droits de propriété (Lanier, 2013 : 348-350). Si j’ai créé telle donnée, elle doit être consignée dans un registre m’inscrivant comme son créateur. Selon l’auteur, de tels mécanismes ne seraient pas excessivement dispendieux et ne menaceraient pas l’efficience du web. Au contraire, cela rendrait même les connexions plus rapides et plus efficientes, en pouvant remonter directement aux personnes qui ont généré chaque donnée. Ces personnes auraient un dossier, qu’elles pourraient administrer, dans lesquelles toutes les données qu’ils et elles ont créées seraient conservées.

La gestion individuelle des données est aussi l’une des suggestions abordées par Léger et Benata, qui parlent de systèmes « contractuel » ou « propriétariste » (en visant uniquement les données personnelles, mais cela serait applicable à l’ensemble des données des internautes avec le DaL). Dans ces systèmes, les individus seraient les uniques propriétaires de leurs données. Ils pourraient stocker leurs données dans un portefeuille dans le système propriétariste, devenant gestionnaires de celui-ci. Ils auraient la responsabilité de décider des entreprises avec lesquelles faire affaire dans le système contractualiste, étant responsables de passer de nouveaux contrats avec chaque plateforme. Les utilisateurs et utilisatrices auraient un plein contrôle sur les données qu’ils et elles voudraient partager, ce qui pourrait leur donner la gestion la plus personnalisée de leurs données face aux entreprises. À tout moment, les internautes pourraient décider de ne plus partager tel type de données, si les usages qu’on

en faisait ne leur convenaient plus, ou si la rémunération n’était pas suffisante35. Leurs

données pourraient être conservées sur un service d’infonuagique*, ou sur un appareil personnel dans une application cryptée. Les transactions pourraient être réalisées par technologie de « chaîne de blocs* » (ou blockchain36) pour en assurer la sécurité et la

confidentialité (Léger et Benata, 2019 : 61).

Figure 3.2 : Approche contractualiste (Léger et Benata, 2019 : 65)

35 Certains problèmes demeureraient, puisque les données sont souvent utilisées en continu et sont agrégées afin

que les systèmes puissent effectuer leurs calculs et prédictions. Il serait difficile d’imaginer « retirer » les données déjà en fonction, comme nous l’avons mentionné dans la première note de ce chapitre. On pourrait penser à un modèle qui permettrait aux internautes d’empêcher les utilisations futures de leurs données.

36 La technologie de blockchain permet un stockage et une transmission d’informations décentralisée, voir le

Figure 3.3 : Approche propriétariste (Léger et Benata, 2019 : 69)

Comme nous pouvons le voir dans les Figures 3.2 et 3.3, auxquelles le modèle de micro- redevances pour le DaL pourrait ressembler, les internautes sont maîtres de leurs données. L’avantage de ce mode de rémunération serait l’autonomie maximale que les individus tireraient de cette gestion individuelle (Léger et Benata, 2019 : 66). Les utilisateurs et utilisatrices pourraient voir et comprendre avec beaucoup plus de transparence les usages que l’on fait de leurs données et la valeur qu’elles possèdent. En additionnant l’ensemble des données venant de leurs actions et interactions, les individus pourraient constater l’ampleur de leurs contributions aux plateformes numériques. Ainsi, cela leur permettrait de mieux choisir ce qu’ils et elles désirent partager, recevant des rétributions pour chacune de ces informations. Même avec des paramètres plus restrictifs sur la vie privée, il demeure que la moindre action en ligne peut être datafiée et valorisée. Les entreprises qui capteraient ces données, avec le consentement de leurs utilisateurs et utilisatrices, devraient les rétribuer. Avec ce genre de possibilité de rémunération, les gens qui utilisent beaucoup de plateformes numériques demanderaient probablement à être payés plus que ceux et celles qui en utilisent très peu. Une certaine équité de paiement pourrait s’établir avec ce mode de rémunération, puisque les individus recevraient une rétribution correspondant à la hauteur de leurs contributions. Les individus pourraient être incités à produire des données en plus grande quantité et de meilleure qualité pour avoir des rémunérations plus élevées. Ceux et celles qui génèrent plus de données ou fournissent des données de meilleure qualité « mériteraient » d’être mieux rémunérés, alors que ceux et celles qui en fournissent moins recevraient un montant plus bas. Nous reviendrons sur les injustices possibles que les micro-redevances individuelles pourraient créer dans le prochain chapitre.

Les micro-redevances demeurent selon nous la proposition qui serait, à première vue, la plus simple et la plus instinctive, où une donnée générée par un individu entraînerait sa rémunération. C’est le mode de fonctionnement qui pourrait répondre le plus directement aux préoccupations de dignité de Lanier, puisque les individus verraient en temps réel que leur présence en ligne a une valeur et mérite d’être compensée. Selon sa vision, les individus pourraient se sentir dévalués et inutiles face à l’automatisation et les performances de l’IA

dans un système de DaC. Les micro-redevances et l’interface par laquelle les internautes gèreraient leurs données leur permettraient de mieux se voir eux-mêmes comme travailleurs des données, à la fois producteurs et bénéficiaires.

De plus, le DaL, sous cette forme, serait apte à répondre de manière plus transparente à certaines inquiétudes sur la protection de la vie privée, ainsi qu’aux frustrations face aux injustices politiques et économiques qui sont à l’avantage des géants du web. En pouvant voir et contrôler chaque nouvelle donnée, les individus seraient beaucoup plus conscients de ce qui est collecté à leur sujet et, surtout, pourraient choisir de partager certaines informations ou non. Dans tous les cas, ils pourraient être rémunérés pour le minimum de travail des données effectué. En étant directement et individuellement rémunéré, le DaL permettrait possiblement aux gens de se sentir moins démunis face au prélèvement et à l’usage de leurs données et de comprendre la part qu’ils et elles jouent dans les gains des entreprises numériques.

3.2.1. Limites aux micro-redevances

Il ne faudrait toutefois pas négliger le fardeau individuel que représenterait la gestion de ses propres données, ainsi que la fatigue décisionnelle que cela entraînerait. En effet, selon des recherches en psychologie, une fatigue est constatée lorsque trop de choix s’offrent aux gens (Vohs et al., 2008). Un épuisement mental survient à force de devoir réfléchir à toutes ces options, que nous devons comparer entre elles, dans le but de prendre la meilleure décision possible. Même avec des contrats de termes et conditions d’utilisation plus simples et transparents, il reste qu’à chaque nouveau site, application, ou objet sur une plateforme que nous voulons utiliser, nous devrions comprendre les implications sur les données récoltées et la valeur que chacune d’entre elles possède. Ensuite, nous devrions décider de vendre nos données ou non, tout en tentant d’évaluer les meilleures offres entre les entreprises. Ce pouvoir de choisir les entreprises avec lesquelles nous voulons faire affaire peut devenir un poids, qui pourrait décourager les internautes moyens de s’impliquer dans la gestion de leurs données.

En étant l’unique gestionnaire de ses données, tel un travailleur autonome, l’internaute se retrouve également avec toutes les responsabilités que cela exige. Surtout, dans ce modèle, il est seul face aux entreprises qui lui offrent leurs services. Les travaux de Léger et Benata nous montrent que l’individu se retrouve vulnérable, comme un David contre les GAFAM. Étant donné que chaque individu devrait passer un contrat avec les entreprises, il serait plus facile pour celles-ci de dicter leurs prix et leurs conditions. Les gains venant du contrôle individuel pourraient alors se retourner à l’avantage des entreprises. Nous reviendrons sur les difficultés d’implanter le DaL sous toute forme dans le chapitre suivant.