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4. Chapitre 4 : Critiques et obstacles du Data as Labor

4.3. Inégalités de richesses

4.3.1. Quand les redevances deviennent des frais

Sandel explique que si les seuls avantages que la possession de grandes sommes d’argent pouvait procurer se limitaient à la possibilité d’acheter des biens de luxes – comme des yachts, des voitures de sport ou encore des vacances exotiques, les inégalités de revenu et de richesse compteraient peu. Seulement, il constate que l’on étend de plus en plus la sphère du marché aux différentes sphères de la société, ce qui accorde plus d’importance à l’argent : « Where all good things are bought and sold, having money makes all the difference in the world » (Sandel, 2013 : 11). L’argent peut acheter de l’influence politique, des soins de santé de bonne qualité, une maison dans un quartier sécuritaire, ou encore un accès à des écoles de première classe… Voulons-nous d’une économie de marché, ou d’une société de marché ? nous demande Sandel. (Sandel, 2013 : 13). Sachant que nous vivons dans des sociétés où de

52 Nous n’aborderons pas en profondeur les aspects de dignité touchant les possibilités de biais discriminatoires

par les algorithmes d’IA. Nous nous limiterons aux inégalités économiques. Les algorithmes d’IA peuvent notamment produire, reproduire et renforcer des injustices sociales et économiques entre des individus et groupes d’individus historiquement marginalisés. Pour plus d’information sur ce point, voir par exemple Kleinberg et al., 2018.

nombreuses inégalités sociales et économiques persistent et se reproduisent, le DaL serait-il susceptible de creuser encore davantage ce fossé, plutôt que de le combler ?

La monétisation des données, à première vue, peut sembler être un bon moyen de redonner à tous et toutes une part de ce qui leur revient. Elle offrirait une juste rétribution pour le travail ayant produit des données et de la richesse. Comme nous l’avons décrit cependant, les données recèlent de précieuses informations au sujet des utilisateurs et utilisatrices. Elles peuvent servir à influencer et même à manipuler leurs choix, ce qui peut avoir des conséquences indésirables sur leur identité et leurs relations sociales. La vente de ses données numériques peut donc se transformer en occasion de s’adonner à diverses formes de violation de sa vie privée, pouvant avoir de nombreux effets pervers sur son existence. D’une certaine manière, plutôt que de considérer que le DaL cherche à récompenser les internautes pour leur travail, on pourrait dire qu’il compense ceux-ci pour la vente de leurs données et ainsi, la perte de leur vie privée. Ce changement de perception apporte un regard différent sur la moralité du marché des données : les redevances du DaL peuvent devenir le prix d’une protection accrue de sa vie privée, qui n’est pas à la portée de tous les portefeuilles.

Le marché, comme Sandel le décrit, reflète la disposition des gens à payer pour un bien et leur capacité à le faire (Sandel, 2013 : 27). Les relations de marché ne sont pas toujours neutres, puisque tous les individus ne possèdent pas la même capacité de paiement ni les mêmes préférences. De plus, toutes les personnes ne sont pas dans des situations optimales pour exercer leur jugement. Il existe une tension en ce qui concerne la liberté de choix réelle dont dispose chaque individu face aux biens qui lui sont offerts et par rapport aux prix qu’ils affichent. Reprenons l’exemple cité dans la section précédente, avec le programme qui proposait de payer les femmes toxicomanes pour qu’elles suivent un programme de stérilisation. 300$ leur était donné si elles acceptaient de le suivre à long terme (Sandel, 2013 : 36). Dans cette situation, on peut voir que le marché exerce sur ces personnes une forme de coercition en misant sur leur vulnérabilité et leur besoin rapide d’argent. Dans un scénario moins extrême, on pourrait tout de même imaginer que de nombreux individus choisiraient les options du modèle de DaL leur offrant le plus de redevances possible, ayant

besoin de ces montants. Le DaL ne reflèterait non pas uniquement la disposition des

Rappelons que, selon les estimations de Posner et Weyl, une famille de quatre pourrait récolter jusqu’à 20 000$ US par année grâce à ses données ! Même en faisant des estimations moins généreuses, mais raisonnables, nous pouvons imaginer des rétributions de quelques centaines, voire quelques milliers de dollars par ménage. Ces montants pourraient apporter des bénéfices significatifs dans le quotidien de ces familles, particulièrement chez celles dont le revenu est le plus bas.

La vie privée pourrait alors aisément être élevée en marchandise, dont la protection accrue représenterait des frais supplémentaires pour chaque utilisateur et utilisatrice. De nouvelles classes d’internautes émergeraient alors sur un spectre : il irait de ceux et celles qui devraient maximiser leurs gains, à ceux et celles qui pourraient les minimiser. En supposant un contrat de DaL où les internautes seraient bien conscients des implications de la vente de leurs données, le sentiment d’injustice pourrait se faire plus grand. Tous et toutes auraient conscience du prix à payer pour mieux protéger leur vie privée. Une majorité des utilisateurs et utilisatrices ont à cœur cet aspect de leur existence. Comme Zuboff l’avait mentionné, les individus se méfient de la surveillance. Plusieurs pourraient malheureusement devoir céder à la vente de leurs données en voyant le prix qui leur est offert non pas par préférence, mais par nécessité. Ainsi, les inégalités sociales et économiques seraient perpétuées et renforcées. Les mieux nantis maintiendraient une position plus favorable dans la société, cette fois grâce à leurs utilisations des plateformes.

Tous les risques et les conséquences du DaL que nous avons mentionnés dans les premières sections de ce chapitre seraient amplifiés pour les personnes « choisissant » de vendre un maximum de données. Davantage de surveillance, d’influence, de manipulation et d’instrumentalisation. Davantage de risque de voir son identité et ses relations en ligne sous un prisme marchand et intéressé, plutôt que respectant ses valeurs personnelles et correspondant à ses motivations intrinsèques. L’autonomie et la dignité digitale des internautes pourraient être promues par le DaL, mais seulement pour les individus qui n’ont pas besoin d’être rémunérés pour leur « travail » des données, dont les fruits resteraient largement hors de la portée des entreprises.