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4. Chapitre 4 : Critiques et obstacles du Data as Labor

4.2. Indignité digitale : réduire les internautes à une marchandise

4.2.1. Les limites morales au marché

La marchandisation (ou commodification) même des données représente un risque de dévalorisation de l’identité, ainsi que de dégradation des relations sociales. Plutôt que de valoriser les personnes pour qui elles sont et ce qu’elles font, le DaL les réduirait à un état de marchandise. Selon la professeure de philosophie à l’Université d’Amsterdam, Beate Roessler, la marchandisation de toutes ces informations, si étroitement liée aux individus,

mènerait à une aliénation de soi. Elle explique le tout en faisant référence à la théorie de Habermas sur l’action communicative (2015 : 154). Dans cette section, nous expliquerons en quoi cette marchandisation des données des utilisateurs et utilisatrices, dont la dynamique serait amplifiée par le DaL, pourrait s’avérer néfaste pour la dignité des internautes48. Nous

discuterons des limites morales souhaitables au marché, en soulevant les conséquences que la vente de ses données pourrait avoir sur leur estime personnelle et leurs interactions sociales, et ce, en nous basant principalement sur les travaux de Michael J. Sandel, professeur de philosophie politique à Harvard et de la professeure Roessler. Nous soulèverons des doutes sur la tentative de Lanier de réconcilier le marché avec la valorisation personnelle et la motivation intrinsèque que les internautes peuvent trouver à utiliser les plateformes. Nous avons statué plus haut sur les risques venant du droit de vendre ses données. Seulement, les données devraient-elles à la base être considérées comme des marchandises ? Dans son ouvrage What Money Can’t Buy: The Moral Limits of Markets, publié en 2013, Sandel étudie la question de savoir ce qui devrait ou non être vendu, ou encore laissé au marché. Il nous présente des avis divergents sur les implications morales du principe de marchandisation. Plusieurs économistes, comme Kenneth Arrow, pensent qu’il ne devrait avoir aucune limite. Tout devrait pouvoir être vendu et acheté, selon les lois de l’offre et de la demande du marché. Commercialiser une activité ou un bien ne change en rien les attitudes des individus par rapport à ceux-ci. L’argent n’a pas d’effet « corrupteur ». Étendre le marché à tous les domaines de l’existence ne ferait qu’augmenter l’utilité des biens, en augmentant la position des individus qui pourraient vendre ces biens, sans diminuer la position d’autrui (Sandel, 2013 : 91).

D’autres économistes, comme Fred Hirsch, ont plutôt tenté de démontrer un « effet de commercialisation » pervers sur nos perceptions. Lorsqu’un geste est principalement effectué dans une perspective marchande, Hirsch a observé un effet de masse (crowding-out effect). Celui-ci réduit notre motivation intrinsèque à accomplir cette action, par exemple sur la base de convictions morales. Le simple échange d’informations, les obligations mutuelles,

48 Cette notion est également étroitement liée à l’autonomie et au droit marchand, mais nous mettrons ici l’accent

sur la définition de dignité digitale telle que décrite par Lanier dans le second chapitre, selon laquelle nous

l’altruisme ou l’amour peuvent être transformés par l’ajout de la composante extrinsèque qu’est l’argent (Sandel, 2013 : 88-89). Les études les plus récentes en sciences cognitives sur l’économie comportementale tendent à démontrer qu’il serait faux de croire que la marchandisation ne mène à aucun changement dans les comportements et les normes. Certains de ces changements s’avèrent nuisibles tant pour les individus que la société dans son ensemble. C’est pourquoi Sandel donne deux arguments qui devraient justifier l’adoption de limites à la marchandisation (commodification) de certains biens. Selon celles-ci, le marché doit être encadré par des politiques publiques et des lois. Ces raisons touchent à deux ordres : (1) la morale, soit l’idée que le marché corrompt, ou érode la valeur et le sens que l’on porte à ces types de biens et la (2) justice, soit l’idée que la marchandisation rend plus difficile d’accès certains types de biens pour les moins nantis, causant de multiples inégalités (Sandel, 2013 : 11-12). Nous couvrirons le premier argument dans cette section et le second dans la prochaine.

« Mettre un prix sur les bonnes choses de la vie peut les corrompre. Cela, car les marchés ne font pas que la redistribution des biens ; ils expriment et promeuvent certaines attitudes envers les biens échangés » (Sandel, 2013 : 12, notre traduction). Par exemple, payer des enfants pour lire plus de livres pourrait les encourager à lire davantage. Cela pourrait toutefois les conditionner à voir la lecture comme une corvée plutôt qu’un plaisir intrinsèque. Offrir de l’argent à des femmes toxicomanes pour qu’elles suivent un programme de stérilisation pourrait être efficient d’un point de vue économique. Cela augmenterait l’utilité sociale des ressources dépensées par les États en prévenant la naissance d’enfants atteints de problèmes de santé49. On pourrait aussi avoir une forte objection morale sur ce programme. Il pose en

effet des préoccupations sur la capacité de ces personnes vulnérables à faire un choix libre, tout comme sur la moralité de marchander leur capacité reproductrice – ou plutôt d’acheter leur stérilisation (Sandel, 2013 : 36-37). Nous n’entrerons pas en profondeur ni ne trancherons définitivement les débats qui peuvent se présenter au sujet de la propriété de son corps et des possibilités de le mettre sur le marché (pensons aussi à la vente de ses organes

49 Ces deux exemples proviennent de programmes réels, mis sur pied notamment dans certains États aux États-

ou à la prostitution). Nous tentons plutôt de mieux cerner les enjeux moraux qui sont liés au type de bien que sont les données des utilisateurs et utilisatrices.

Dans le premier chapitre, nous avions expliqué que notre étude porterait sur les données comprenant les données personnelles (à caractère directement ou indirectement identificatoire), tout comme les données générées par les activités des internautes sur les plateformes. Cela comprend donc des données sur l’identité des individus, dont leurs données biométriques et médicales, tout comme les informations sur leurs préférences, habitudes, occupations et relations sociales. Nous pourrions également inclure une catégorie différente de données, ou plutôt ayant un potentiel différent, soit les données prédictives sur les comportements. Celles-ci sont néanmoins très variables en termes de qualité. Elles dépendent notamment des performances des algorithmes d’IA des entreprises, ainsi que de la quantité et de la précision des données récoltées sur les sujets. L’ensemble de nos données pourrait donc être considéré comme un portrait plus ou moins exact d’une personne et de son devenir. Si l’on insiste sur l’argument de Lanier qui veut que nous soyons nos données, il faudrait convenir que nos données nous représentent. Le DaL pourrait en un sens offrir la possibilité de se vendre, du moins sous forme d’informations.

Si l’on part du principe que les données viennent de notre travail et que l’on considère chaque action, interaction, ou pièce d’information sur nous comme une marchandise faisant partie de nous, y aurait-il des objections à se vendre en ce sens ? Sandel affirme que « plus le marché s’étend aux sphères non marchandes de la vie, plus il s’emmêle dans les questions morales » (Sandel, 2013 : 66). Lanier affirme également que le fait de payer les internautes pour leurs données a des implications morales : celles de valoriser qui ils et elles sont. On pourrait toutefois affirmer le contraire, comme le fait Roessler, disant que la datafication et la

commodification de soi dégradent notre valeur. Certaines choses ne devraient pas être

échangées sur le marché en se faisant assigner une valeur en termes monétaires. Le cas échéant, elles deviennent « corrompues » pour nous-mêmes, selon Roessler (Roessler, 2015 : 147). Les données personnelles sont un drôle de bien, puisqu’elles permettent présentement à des entreprises d’en tirer des profits, sans avoir à les partager avec les individus qui en sont la source. Toutefois, pour Roessler, accorder un droit de propriété et de marchandisation des données aux individus ne règlerait en rien cette incohérence. Elle s’oppose tout simplement

à la marchandisation des données personnelles. Celles-ci, remplies de renseignements sur notre vie privée, peuvent notamment nuire à la construction de notre identité et à nos relations personnelles (Roessler, 2015 : 142). Lorsque les sujets se perçoivent comme des objets, leur perception de soi, leurs relations personnelles et leurs comportements peuvent changer (Roessler, 2015 : 155-156)50.