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3. Chapitre 3 : Le fonctionnement du Data as labor

3.3. Les dividendes

En 2019, le gouverneur de la Californie, Gavin Newsom, a proposé que les internautes reçoivent des dividendes digitaux pour leurs données utilisées par les entreprises du numérique (Ulloa, 2019). La Californie, État où logent les plus grandes entreprises numériques dans la Silicon Valley, désire redonner à sa population une partie des profits réalisés grâce à leurs données. Ce mode de rétribution de dividendes serait analogue à celui des dividendes reçus par les résidents et résidentes de l’Alaska. Ils et elles reçoivent un montant à chaque année venant du Alaska Permanent Fund, un fonds résultant des profits de l’exploitation de leurs ressources pétrolières et gazières (Au-Yeung, 2019). Lors de la dernière décennie, chaque individu éligible a reçu un montant variant de plusieurs centaines de dollars à 2000$ US37 (State of Alaska, 2018).

Sur ce même modèle, on pourrait imaginer la création d’un ou plusieurs fonds, par exemple un seul supranational, un par type de plateforme, ou encore un par État. Ce ou ces fonds seraient administrés en partie par les États et une institution indépendante, ou entièrement par cette dernière. Ils se chargeraient de récolter une partie des profits des entreprises numériques venant du travail des données de leurs utilisateurs et utilisatrices et de leur redistribuer également. Il pourrait y avoir un seuil minimal de profits à générer par année par entreprises avant qu’elles n’aient l’obligation de verser des dividendes, afin de permettre aux

37 Montant qui n’est pas sans rappeler les estimations de Datum que nous avons mentionnées plus haut, qui

plus petites de croître. Par exemple, on pourrait uniquement cibler les entreprises gagnant plus d’un million de dollars de revenus par année grâce aux données des utilisateurs et utilisatrices38. Les profits récoltés par ce fonds pourraient être entièrement redistribués de

manière égalitaire à tous les individus, peu importe leur usage. On pourrait aussi décider d’adopter une distribution égale pour tout utilisateur et utilisatrice, mais en fonction des plateformes numériques spécifiques qu’ils et elles utilisent : par exemple, si vous n’avez pas de compte Facebook, vous n’aurez pas de rémunération venant de cette plateforme. Cette dernière option demanderait alors à chacun et chacune d’avoir un profil ou dossier, où leur participation serait enregistrée pour chaque produit. Il pourrait également y avoir des seuils minimaux de création de données afin d’être éligible. Cela éviterait notamment que les individus se créent un profit sur un site sans l’alimenter en données, dans le but d’en recevoir tous les profits. Les possibilités de critères pour cette proposition de dividendes sont multiples, mais l’objectif principal reste de collectiviser les bénéfices. Il ne s’agit pas de créer des standards ou des grilles de participation pour évaluer en détail la quantité et la qualité des données générées par chaque personne, mais plutôt de rémunérer la contribution de tous les internautes à la création de richesses par leur présence en ligne.

Les bénéfices de ce modèle seraient la grande simplicité de gestion technique et institutionnelle, ainsi que l’égalité entre tous les participants et participantes. Au lieu de laisser le fardeau administratif aux mains de chaque individu, une seule entité serait responsable de récolter les profits et de les redistribuer. Il n’y aurait pas d’algorithmes ou de standards sophistiqués à concevoir afin d’établir la valeur de chaque contribution. L’égalité entre les internautes serait mise de l’avant, à défaut de tenter d’évaluer la valeur de chacune de leurs contributions et le montant correspondant. Le marché ne pourrait pas créer d’inégalités ni de discriminations, ce sur quoi nous reviendrons dans le dernier chapitre. Ce fonds pourrait être comparé à une allocation de base, qui viendrait reconnaître que la valeur totale produite par les données ne peut venir que d’un effort collectif. En effet, les données des utilisateurs et utilisatrices ne seraient que d’une faible utilité si elles n’étaient

38 À nouveau, il serait complexe d’établir la part des revenus et d’amélioration des performances des plateformes

qui proviennent strictement des données. Les séparer de l’expertise technique et de l’innovation, notamment, serait difficile. Il faudrait probablement établir des standards de types de services et d’entreprises, mais nous ne nous pencherons pas non plus sur les détails de cette question.

pas accumulées dans des bases de données massives et agrégées en masse par les algorithmes d’intelligence artificielle. C’est la force du nombre qui leur permet de repérer des corrélations et d’effectuer des classifications et des prédictions aussi précises. Toute tentative d’identifier ou de déterminer exactement la part d’effort et de mérite qui revient à chaque individu pour la création de données restera incomplète, puisque c’est réellement en mettant les données en commun qu’elles finissent par obtenir le plus de valeur. Il serait possible d’établir des critères de mesures pour déterminer les valeurs, mais ils resteraient imparfaits et ne rendraient pas parfaitement justice à la communauté d’internautes ayant permis de créer ces fruits. Casilli et Cardon qualifient même le modèle de micro-redevances individuelles de « marché répugnant » (Cardon et Casilli, 2015 : 38), qui entraîne une privatisation de la privacy ou « marchandisation de la vie privée ». Les individus ne seraient pas tentés de « vendre » davantage d’informations sur leurs vie privée, comme le montant reçu serait le même pour tout le monde.Nous y reviendrons également dans le dernier chapitre, mais notons que les dividendes de montant relativement égal permettraient d’éviter ce genre de difficulté.

3.3.1. Limites aux dividendes

Le désavantage de ce mode de rémunération est donc l’envers de celui des micro-redevances, soit la faible incitation à produire et partager plus de données et de meilleure qualité. Les individus pourraient certainement avoir le droit de mieux contrôler les paramètres de leur vie privée liés aux plateformes qu’ils et elles utilisent. Toutefois, ils et elles ne seraient pas nécessairement incités à générer plus de données, comme le montant serait identique, peu importe sa participation aux plateformes. L’argument d’efficience économique misant sur une augmentation des revenus (ou une limitation des pertes) par un accroissement des retours des algorithmes serait donc fortement miné. Sans cette possibilité qu’auraient les entreprises d’augmenter leurs revenus grâce à de meilleures données, il serait plus difficile de mettre en place une redevance d’un montant substantiel. Les entreprises pourraient affirmer que seul un faible pourcentage de leurs profits peut réellement être attribué aux contributions des internautes, le reste étant plutôt dû à leur propre travail de programmation algorithmique et d’entretien des plateformes. Sans voir le montant de chaque contribution, il serait également plus difficile pour les internautes de revendiquer leur participation à la création de richesse.

Plusieurs pourraient également y voir des injustices sur les montants des rémunérations, tous égaux. De nombreuses recherches démontrent qu’une petite portion des individus est très active en ligne, produisant beaucoup de données de grande valeur, alors que le reste est beaucoup moins active. À titre d’exemple, sur 100 individus qui achètent un produit en ligne, moins de 10 laisseraient un commentaire. Selon Casilli, 90 % des utilisateurs seraient passifs. Seulement 9 % partagent et commentent, alors qu’uniquement 1 % publie du contenu (2019 : 175). Ces individus très actifs sur certains réseaux sociaux ou dans leur utilisation de multiples services et applications, y passant plusieurs heures par jour, pourraient trouver qu’il n’est pas légitime de rémunérer à la même hauteur des personnes qui consommeraient beaucoup moins de services qu’eux, voire même aucun service.

Les dividendes restent donc un mode de rémunération intéressant du point de vue de la justice sociale et économique, mais très risqué du point de vue de l’applicabilité politique. Par des versements sur une base individuelle, mais de montant égal, on risque de nuire aux possibilités de gains économiques personnels et entrepreneuriaux, en incitant peu les internautes à contribuer plus pour recevoir plus. Si chaque personne, peu importe la quantité de données générées et partagées, recevait le même montant, il pourrait même y avoir un incitatif financier à partager moins de données (ce qui, nous le verrons dans le dernier chapitre, n’est pas forcément une mauvaise chose pour la protection de la vie privée individuelle).