• Aucun résultat trouvé

4. Chapitre 4 : Critiques et obstacles du Data as Labor

4.4. Inefficience du marché des données

4.4.1. Régulation difficile

Dans les deux derniers chapitres, nous avons mentionné plusieurs chercheurs optimistes sur les bénéfices potentiels du DaL. Ils pensent que cette approche pourrait instaurer des changements positifs dans l’économie du numérique. Ceux-ci seraient entre autres possibles grâce à l’augmentation de la concurrence entre les entreprises (Posner et Weyl, 2018 : 233- 239 ; Léger et Benata, 2019 : 64), qui aurait le potentiel de bénéficier non seulement aux utilisateurs et utilisatrices (Kolt, 2020), mais également aux entreprises (Posner et Weyl, 2018 : 224-230; Lanier et Weyl, 2018 : 17). Dans le premier chapitre, nous avons également mentionné la complexité de réguler le domaine du numérique, que ce soit sur la protection et la gestion des renseignements personnels, ou encore la taxation des entreprises numériques. Cette situation s’explique en partie par la position de force des GAFAM et de quelques autres multinationales géantes du web. Ces entreprises résistent souvent aux tentatives d’encadrement du numérique et tentent d’influencer celles-ci à leur avantage. De multiples poursuites ont été intentées par l’Union européenne contre les GAFAM pour diverses pratiques anticoncurrentielles – certaines ont réussi, d’autres ont échoué, plusieurs sont en appel. Malgré celles-ci, l’adoption de régulations sur la gestion des données laisse entrevoir un bras de fer difficile entre les États et les multinationales. La position dominante « d’oligopole d’internet » des GAFAM, comme le décrit le chercheur en sciences de l’information Nikos Smyrnaios, nous laisse peu d’espoir d’imaginer, du moins à court et à moyen termes, comment une concurrence plus juste pourrait s’installer grâce au DaL (Smyrnaios, 2018). Comment les utilisateurs et utilisatrices, tout comme la société dans son ensemble, pourraient également être gagnants sur le plan financier et social dans ce nouveau mode de gestion des données? Pour appuyer ces points, nous brosserons dans cette section un portrait sommaire de l’état actuel de la concurrence dans le milieu numérique. Nous mettrons l’accent sur la concentration de pouvoir et de richesses des géants du web, afin de

saisir l’ampleur du défi que représente l’encadrement et les possibles modifications de ces pratiques, tant sur le plan politique que légal.

Quantité d’acteurs et d’actrices des milieux académiques, politiques, économiques et civils ont dénoncé les phénomènes de monopoles dans divers secteurs du marché. La dominance dans un domaine peut mener à diverses conséquences sociales et économiques, tant sur l’abordabilité des biens et services offerts que le bien commun, pour ne nommer que ces aspects (Tirole, 2016 : 459 464). Nous avons plusieurs fois mentionné que les GAFAM jouissaient d’un statut de monopole ou d’oligopole dans leur secteur d’affaires. Avec une avance considérable dans la quantité de données qu’ils possèdent et une grande puissance financière, ils écartent pratiquement la plupart des compétiteurs du marché numérique. L’effet de réseau que nous avons décrit précédemment, dont ils bénéficient largement, permet aux meilleurs joueurs de tout rafler (winner-takes-all). Smyrnaios explique que « les GAFAM sont à la fois les symptômes et les produits d’un contexte politique et économique global caractérisé par la dérégulation mondialisée de l’économie et l’hégémonie néolibérale » (Smyrnaios, 2016 : 81). Décrivons brièvement à cet égard trois aspects qui consolident la situation monopolistique des GAFAM afin de démontrer la complexité et la force du système dans lequel ils sont enracinés : (1) le contexte financier, (2) leur position dans le monde numérique et (3) leurs pratiques anticoncurrentielles.

4.4.1.1. La financiarisation dérégulée

La situation actuelle de ces entreprises dominantes s’inscrit dans un contexte politico- économique particulier leur ayant permis d’atteindre et de maintenir leur monopole. Les grandes entreprises, depuis quelques décennies, misent de plus en plus sur la financiarisation de l’économie. Celle-ci se décrit par la croissance de leurs activités financières, plutôt que leur profitabilité. Leur objectif est de pouvoir offrir des redevances toujours plus importantes à leurs actionnaires (Kenton, 2019). Cette pratique est largement dérégulée. De multiples multinationales, dont les GAFAM, y ont recours. Elle permet (1) à des investisseurs peu scrupuleux de tous les horizons de placer des millions, voire des milliards de dollars chacun dans ces entreprises et (2) d’utiliser des stratégies déloyales pour maximiser le prix de leurs actions. Smyrnaios explique que les individus et les groupes d’investissement douteux

peuvent provenir de fonds des pays du Golfe, tout comme d’oligarques russes, ou encore de fonds américains et de banques européennes. Cela soulève de nombreux questionnements éthiques sur la provenance de leurs liquidités (Smyrnaios, 2018 : 65). Ensuite, les entreprises usent de divers stratagèmes, tels que le rachat de leurs actions, afin de faire augmenter le montant des dividendes versés à leurs actionnaires (Smyrnaios, 2018 : 67).

Ces mécanismes financiers représentent de grandes barrières à l’entrée dans leurs champs respectifs pour d’autres concurrents. Disposer d’un pouvoir d’investissement massif leur permet de croître à un rythme très rapide et d’user de stratégies d’optimisation financière que leurs compétiteurs ne peuvent pas suivre, ne possédant pas de tels fonds58.

4.4.1.2. La concentration des données

Selon Claudia Biancotti et Paolo Ciocca, les GAFAM bénéficient d’un avantage significatif sur leurs compétiteurs grâce au volume de données qu’ils possèdent au sujet de leurs utilisateurs et utilisatrices. Cela est particulièrement saillant dans le cas de Google, qui détient notamment le système d’opération Android, installé sur plus de 2 milliards d’appareils actifs, et de Facebook, avec plus de 2,3 milliards d’utilisateurs. À titre de comparaison, les plus proches compétiteurs de Facebook, qui sont Twitter et Reddit, ne possèdent qu’environ 330 millions d’utilisateurs chacun (Biancotti et Ciocca, 2019 : 2). La grande quantité de données dont ils disposent leur permet de générer davantage de profits et d’innover plus rapidement que leurs compétiteurs, creusant davantage le fossé qui les sépare des nouveaux joueurs potentiels. Avec des technologies d’intelligence artificielle entre autres, leurs algorithmes peuvent apprendre et s’améliorer plus rapidement grâce à cet immense flot de données (Ibid.). Cet avantage de posséder plus de données n’est pas négatif en soi, mais il peut le devenir s’il empêche d’autres compétiteurs d’accéder au même marché. L’avance des uns devient un retard irrattrapable pour d’autres59. Les grandes entreprises, grâce à cette quantité de données,

peuvent adopter de nouvelles stratégies anti-compétitives. À ce sujet, entre 2017 et 2018,

58 Leurs stratagèmes incluent évidemment l’évasion, l’évitement et l’optimisation fiscale, dont nous avons parlé

au premier chapitre. Nous y reviendrons dans la conclusion.

59 Pour répondre à ces préoccupations, certains chercheurs et chercheuses, dont Biancotti et Ciocca, proposent

l’Union européenne a mis Google à l’amende pour abus de position dominante. Celui-ci favorisait son propre moteur de recherche et son système d’opération (Biancotti et Ciocca, 2019 : 6). La nouveauté de ces pratiques dans le secteur technologique et la taille des entreprises qui les exercent rendent encore difficiles les poursuites, dont chacune représente une quantité de travail colossal et des dépenses importantes pour les États.

4.4.1.3. Les pratiques de fusion-acquisition avalant la compétition

Les GAFAM ont chacun leur champ de spécialité, qui s’étend toutefois à de nombreux secteurs, parfois peu connus ou inconnus du public. À des fins de développement et d’investissement à plus long terme, ces grandes entreprises ont tendance à acheter de nombreuses entreprises de plus petites tailles. Les chercheurs Axel Gautier et Joe Lamesch ont collecté des informations sur les pratiques de M&A (mergers and acquisitions, ou fusion- acquisition) des GAFAM entre 2015 et 2017. Ils ont comptabilisé 175 acquisitions, pour ces seules entreprises, allant des petites entreprises émergentes (startups) à de grandes entreprises valant plusieurs milliards de dollars. Le réseau de contacts professionnels LinkedIn a par exemple été racheté par Microsoft pour 26 milliards de dollars US en 2016 (Gautier et Lamesch, 2020 : 2 et 28). Gautier et Lamesch observent que la plupart des activités de ces entreprises nouvellement acquises finissent par être discontinuées. Cela suggère que l’objectif des GAFAM par ces achats est d’acquérir les données, les technologies et le savoir-faire de ces entreprises.

Un article du Financial Times de Richards Waters décrit bien cette pratique, avec l’exemple de Microsoft qui a racheté les applications de gestion de tâches Wunderlist et de calendrier Sunrise en 2015. Elles généraient à l’époque beaucoup d’enthousiasme dans la Silicon Valley. Quelques années plus tard, ces deux applications ont été fermées et Microsoft a intégré plusieurs de leurs fonctionnalités à ses propres plateformes. Ces pratiques de fusion- acquisition ont commencé tout récemment à être étudiées par le US Federal Trade Commission, chargé d’assurer la protection des consommateurs et consommatrices américains. Toutefois, démontrer exactement en quoi ces pratiques viennent violer les lois anti-compétitives des entreprises aux États-Unis ne sera pas si aisé (Water, 2020). Les fusions-acquisitions contribuent à avaler la compétition, en achetant les compétiteurs ayant

un potentiel de croissance, avant même qu’ils ne représentent une menace aux monopoles. Toutes les données amassées par ces fusions vont bien évidemment s’ajouter à celles des entreprises qui les ont acquises, renforçant leurs bases de données et leur puissance dans leur secteur d’affaires.

À la lumière de ces faits, comment imaginer que de plus petites entreprises, offrant de très généreuses rétributions pour les données des utilisateurs et utilisatrices, pourraient faire compétition aux plus grandes, sans se faire écarter ou racheter ? Ces trois aspects, décrits de manière très sommaire, ne sont qu’un aperçu de l’édifice qui permet aux GAFAM de se maintenir dans une position aussi dominante. En 2019, le Département de Justice des États- Unis et le Federal Trade Commission ont lancé d’autres enquêtes sur les pratiques des plateformes connectées dominantes sur le marché, répondant aux préoccupations des consommateurs et consommatrices et des autres entreprises. Les pratiques anti-compétitives, l’étouffage d’innovation (stifled innovation) et toute autre technique pouvant heurter les intérêts des consommateurs seront étudiés (Kang et al., 2019; Kolakowski, 2019).

Malgré ces démarches pour tenter de réguler ces monopoles et oligopoles, la question demeure de savoir si le DaL pourrait s’avérer un levier suffisamment puissant pour ouvrir le marché des données à plus d’acteurs. Les points que nous avons soulevés sur le contexte politico-économique actuel semblent indiquer que cette hypothèse est peu probable. Du moins, le DaL ne pourra pas être mis en place sans réforme majeure des systèmes politiques, économiques et judiciaires des États et à l’international, dépassant largement ses prétentions initiales. Dans cette économie de marché du moins, le DaL fait peu de poids face aux modèles financiers de ces entreprises. Celles-ci privilégient leur croissance et le portefeuille de leurs actionnaires, au détriment du respect des droits des utilisateurs et utilisatrices et de la société. Il n’est cependant pas impossible de penser qu’à plus long terme, le concept de DaL se répande et soit revendiqué par de nombreux acteurs et actrices dans la société. De nombreuses réformes sur les plans législatifs et la pensée économique seront nécessaires pour repenser la place des GAFAM dans celle-ci. Seulement, même si le DaL était perçu comme une idée plus applicable, son efficacité du point de vue de la justice sociale et économique reste discutable. Voyons ce qu’il en est dans la dernière section de ce chapitre.