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CHAPITRE 2 – Repères théoriques et conceptuels

2.2 Repères conceptuels

2.2.1 Exil

Le phénomène de l’exil n’est pas récent. De tous temps des populations ont été contraintes de quitter leur pays pour échapper à la guerre, à la famine ou encore à une catastrophe naturelle. C’est au XXe siècle que le monde se structure en États.

« Jusqu’alors, la plupart des frontières étaient poreuses et aucune limite ne partageait encore de vastes zones de notre terre. Les États, en s’enfermant derrière des frontières de plus en plus étanches, ont transformé en questions internationales des problèmes qui ont été, jusque fort avant dans le XIXe siècle, réglés par les individus, pratiquement sans intervention des pouvoirs publics. » (Mathieu, 1991 : 4-5)

Dans la littérature, plusieurs chercheurs intègrent l’exil aux phénomènes plus généraux des migrations. Un critère classique de distinction entre les différentes formes de migration se trouve au niveau des facteurs de départ et des facteurs d’attraction. Si l’émigration est provoquée par les premiers, elle est définie comme non volontaire, alors que si elle est la conséquence de facteurs d’attraction elle est plutôt qualifiée de volontaire (Andrew Gurr; cité dans Ashcroft et al., 2007). La plus ou moins grande autonomie dans la décision de quitter son milieu de vie s’avère certes un critère utile pour caractériser les situations d’exil mais, comme Bolzman, je considère qu’il importe d’aller plus loin et de « définir les conditions qui font que l’individu dispose de peu ou de pas du tout d’emprise sur les événements » (1996 : 28) Un aspect important en est la situation sociopolitique liée au départ, un exilé étant quelqu’un qui quitte son pays dans un contexte de crise : « Il cherche à échapper à une violence généralisée ou dirigée spécifiquement contre le groupe social dont il fait partie. »

(Ibid.) Ainsi, l’exil apparaît comme une situation de rupture : rupture d’avec la terre, rupture d’avec un quotidien, rupture d’avec une communauté... Il y a une forme de cassure qui s’opère. Je présenterais donc ainsi l’exil :

« [U]ne situation définie par l’obligation de quitter son pays suite à un contexte de violence politique, et de chercher refuge dans un autre État pendant une période dont on ne peut prévoir la durée53. L’admission dans un autre État de même que le retour

dans le pays d’origine dépendent d’enjeux sociopolitiques. » (Ibid.: 30)

La question de l’adaptation des exilés à leur nouvelle société d’accueil doit être abordée. Mais ce processus ne se fait pas sans embûches! Rappelons que la situation des Palestiniens est unique : plusieurs habitent dans des camps de réfugiés depuis maintenant des générations et ils sont victimes de discrimination du fait de l’absence d’un statut juridique clair. Nous nous trouvons donc devant une problématique d’arrimage de situations humaines uniques où s’entrecroisent d’une part des enjeux territoriaux et sociopolitiques et d’autre part des enjeux humains.

2.2.2 Expérience

Le contexte révélé par l’étude des dimensions sociohistorique, politique, juridique, etc. délimite certes le « champ des possibles » dans lequel s’inscrit la situation des exilées palestiniennes, mais leur vécu – de même que les réponses et pratiques qu’elles élaborent pour faire face aux difficultés – ne dépendent pas uniquement de ces différents déterminants. En fait, comme le précise Dubet (1994), les conduites individuelles ne sont pas totalement déterminées par les conditions dans lesquelles vivent les individus, ni totalement guidées par les choix individuels. Chaque individu est un acteur qui possède la capacité de maîtriser

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Dans le cas palestinien, je rappelle qu’il y a longtemps eu débat autour de la question du départ volontaire ou non des Palestiniens. En effet, des divergences fondamentales ont marqué les historiographies palestinienne et israélienne à propos des causes du départ des Palestiniens : les historiens israéliens défendent la thèse du départ volontaire à l'appel des dirigeants arabes, alors que les historiens palestiniens, comme Elias Sanbar (1984) et Nur Masalha (1992), soutiennent la thèse de l'expulsion des réfugiés par Israël. Au milieu des années 1980, Israël met à la disposition des chercheurs un certain nombre d'archives, jusqu'alors inaccessibles, concernant cette période. Un nouveau courant historiographique émerge alors en Israël, les « nouveaux historiens » représentés notamment par Benny Morris (2004) et Ilan Pappé (2000) qui reconnaissent l'expulsion des Palestiniens en 1948. Au-delà du débat scientifique, la convergence des résultats des historiens palestiniens et israéliens, qui démontrent l'expulsion des Palestiniens, nous place dans le champ des migrations forcées ou non volontaires (Doraï et Hanafi, 2003).

consciemment, mais dans une certaine mesure, son rapport au monde. Selon ce même auteur, et j’adhère à cette idée, l’expérience est révélatrice des émotions ressenties mais aussi des actions que les personnes déploient pour organiser leur quotidien. J’ajouterais toutefois que des auteurs féministes ont soulevé que la notion même d’expérience n’est pas neutre, mais plutôt un amalgame complexe « of the lived, the imposed, and the attributed » (Riley, 1988 : 100). Ainsi, l’expérience des femmes est façonnée par différents déterminants comme le genre, la classe et la race. Dans la présente recherche, explorer l’expérience d’exil des femmes palestiniennes permet de rendre compte de la façon dont les exilées palestiniennes vivent les événements, les interprètent et réagissent à ceux-ci ainsi que des ressources potentielles dont elles disposent – et de celles qu’elles mobilisent – pour affronter les contraintes de la situation qui est la leur au Liban.

2.2.3 Réfugié palestinien

La dimension juridique inhérente au sujet de cette thèse a largement soulevé la complexité de la situation de réfugié palestinien. Je reviens toutefois ici sur certains éléments importants du concept.

Si les 4 millions de réfugiés palestiniens ne constituent qu'une fraction de l'ensemble des réfugiés dans le monde, ils demeurent toutefois les plus anciens : la majorité des Palestiniens a obtenu le statut de réfugié à la suite de l’exode de 1948 et de 1967, durant les conflits israélo-arabes. Les itinéraires migratoires sont variés et reflètent la diversité de la situation juridique et socio-économique dans les pays d’accueil.

En 1950-1951, l’UNRWA établit ainsi la définition du réfugié palestinien :

« [U]ne personne qui a eu sa résidence normale en Palestine pendant deux ans au moins avant le conflit de 1948 et qui, en raison de ce conflit, a perdu à la fois son foyer et ses moyens d'existence, et a trouvé refuge, en 1948, dans l'un des pays où l'UNRWA assure ses secours. Les réfugiés qui correspondent à cette définition ainsi que leurs descendants directs ont le droit à l'assistance de l'Agence si ils sont : enregistrés auprès de l'UNRWA, qu'ils vivent dans une des régions d'opération de l'UNRWA, et sont dans le besoin. » (2012b)

Cette définition n’est pas reconnue officiellement, mais bien tacitement, par l’Assemblée générale de l’ONU. Elle a été établie pour le fonctionnement interne de l’UNRWA : on y réfère comme d’une « working definition » ou « operational définition ». Doraï et Hanafi soulèvent trois facteurs inhérents à la définition :

« (1) [U]ne composante historique, puisque est considérée comme réfugié palestinien une personne qui a résidé en Palestine entre 1946 et 1948, (2) une composante géographique, puisque seuls les réfugiés qui résident dans un espace où l'agence est présente sont comptabilisés, et (3) une composante humanitaire, seuls les réfugiés qui ne peuvent subvenir à leurs besoins sont immatriculés. » (2003 : 290)

Je retiens la définition de l’UNRWA, mais au-delà de celle-ci il serait à propos d’explorer comment les femmes palestiniennes parlent de ce statut qui leur est « imposé » : Y accordent- elles de l’importance? Se définissent-elles comme des « réfugiées »? Se désignent-elles par ce terme?

2.2.4 Camp de réfugiés palestiniens

La Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme définit un camp de réfugiés palestiniens comme « un territoire propriété de l’État hôte ou sous sa tutelle, mis à la disposition de l’UNRWA afin d’y loger les réfugiés et d’y installer les infrastructures nécessaires à leur existence » (2005). Michel Agier, anthropologue qui a mené durant sept ans (de 2000 à 2007) une série de recherches dans divers camps de réfugiés en Afrique mais aussi en Cisjordanie54, ajoute d’autres éléments à la définition offerte par la FIDH en y

introduisant les notions d’incertitude et de temporalité.

« Les camps sont des modèles d’incertitude. Ce sont des espaces … administrés sur le mode de l’urgence et de l’exception, où le temps s’est comme arrêté pour une durée indéterminée. Un camp est une intervention d’urgence qu’on a mise en "stand by" pour des mois, des années : cinq à dix ans, voire plus … Les guerres durent, et les "habitants" des camps s’installent aussi dans la durée. L’attente devient une éternité, un présent sans fin. Le terme commun à tous ces espaces pourrait bien être celui de "zone d’attente". » (2008 : 113)

54 Il s’agit de camps au Kenya, en Zambie, en Guinée forestière, en Sierra Leone, au Libéria et, enfin, de deux

De plus, selon le même auteur, les camps se caractérisent par une certaine extraterritorialité, qui se construit pour les réfugiés dans l’expérience d’une double exclusion : « une exclusion de leur lieu d’origine, perdu à la suite d’un déplacement violent; et une exclusion de l’espace des "populations locales" près desquelles se trouvent implantés les camps » (ibid. : 267). Les camps deviennent donc des espaces construits au gré de procédures d’exclusion multiformes, « hors de tous les lieux », où se retrouvent provisoirement – « un provisoire qui dure », constate Agier – différentes catégories d’indésirables tels des réfugiés, des sans-papiers, etc. Les camps sont « vécus comme synonymes de frontières, de déserts, parfois de prisons, ce sont des espaces autres, … des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » (ibid.). Après cette définition d’Agier qui voit dans le camp de réfugiés plus qu’un espace physique, qu’une terre « prêtée » par un État, il sera intéressant de voir comment les femmes réfugiées palestiniennes décrivent cet espace qui est le leur depuis, pour certaines, plus de 60 ans.