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La religion fait partie du capital culturel de nombreuses sociétés. La Palestine a la particularité d’être la « Terre sainte » de nombreux groupes religieux. Du temps de l’Empire ottoman coexistaient en Palestine communautés et religions; les paysages étaient marqués par les fusions des lieux de culte et de pèlerinage des monothéistes (musulmans, juifs et chrétiens). Toutefois, selon Avraham et Elhanan (2003), le retour de l’impérialisme

occidental au Moyen-Orient arabe sous la forme d’une domination étrangère (mandat britannique) et son soutien au mouvement sioniste ont fait de la Palestine l’illustration parfaite d’un affrontement historique renouvelé entre l’islam et l’Occident. Dans la présente section, je tenterai d’illustrer le sens que prend la religion dans le conflit israélo-palestinien.

1.4.1 Les Israéliens

Du côté israélien, jusqu’à la guerre des Six Jours en 1967, le conflit avec le monde arabe était perçu comme une lutte pour la survie d’Israël contre le monde arabe dans son ensemble; le conflit était fondamentalement politique et national (Avraham et Elhanan, 2003). À cette époque, le pouvoir en Israël était entre les mains d’un mouvement essentiellement laïque, soit le mouvement travailliste. Bien que l’idéologie de ce mouvement comportait des allusions au passé religieux du peuple israélien, il demeurait opposé à l’intrusion de l’orthodoxie dans la vie politique de l’État. Néanmoins, Avraham et Elhanan notent que les partis religieux ont toujours exercé un pouvoir significatif dans la société israélienne et leur participation dans les gouvernements de coalition en témoigne.

Après la guerre de 1967, une nouvelle force a exercé son influence sur la scène publique : le Parti national religieux, une idéologie messianique née à l’intérieur du mouvement sioniste. « Pour les tenants de cette idéologie, en opposition radicale à la nature fondamentalement politique du sionisme laïque, l’enjeu n’était plus l’établissement d’un État juif, ou d’un État pour le peuple juif, mais la libération de, ou le retour à, la terre d’Israël. » (Ibid. : 15) Après la guerre de Six Jours, l’hégémonie politique du sionisme laïque en Israël est mise en péril et le mouvement national religieux revendique un rôle dirigeant dans la société israélienne. Plusieurs raisons expliquent ce changement, dont « la motivation très forte et très idéologique et le dévouement absolu des jeunes de ce mouvement. Son ethos de pionniers et l’appropriation des symboles du mouvement pionnier des époques qui précédèrent l’établissement de l’État lui valurent le profond respect de beaucoup de [Juifs] non religieux. » (Ibid. : 16) L’interprétation religieuse de la présence juive en Palestine et de la guerre israélo-arabe – et particulièrement du conflit israélo-palestinien – acquit dès lors une grande légitimité.

Dans les années 1970 est créé le mouvement Gouch Emounim, qui a pour objectif l’appropriation de toute la terre située entre le Jourdain et la Méditerranée par une politique de colonisation. Après la guerre du Kippour37 en 1973, sous la forte pression de ce groupe des colonies sont alors sporadiquement créées en Samarie et en Judée (c’est-à-dire en Cisjordanie). De cette manière, le « néo-sionisme d’essence messianique renverse la perspective du sionisme originel » (Barnabi, 2006 : 42). Ainsi, la quasi-totalité des colonies juives alors installées en Cisjordanie (et à Gaza) est habitée par des gens pour qui l’attachement au lieu est religieux; ils considèrent remplir un rôle messianique et être l’avant- garde d’une société israélienne qui est en voie de perdre le sens de « sa vraie mission » (Avraham et Elhanan, 2003).

Bien que le mouvement sioniste ait toujours été imprégné d’allusions et de symboles religieux, c’est dans ce contexte de colonisation qu’une politique pouvant être qualifiée de religieuse fut conduite par l’État d’Israël.

« La société israélienne dans son ensemble, bien qu’elle ne soit pas religieuse et certainement pas messianique dans sa grande majorité, et bien qu’une opposition permanente et importante à cette politique ait toujours été présente sur la scène publique, se révéla perméable à cette sorte d’ethos de pionniers manifesté par les jeunes colons, à leurs arguments nationalistes-religieux et historiques et, comme toujours, aux considérations de sécurité qu’ils avançaient pour justifier leur politique. Le résultat fut qu’une société largement laïque poursuivit des fins religieuses. Une minorité profondément engagée et idéologisée réussit à transformer les perspectives politiques d’Israël en perspectives partiellement religieuses. » (Ibid. : 17)

1.4.2 Les Palestiniens

Historiquement, la communauté palestinienne est essentiellement laïque. Elle est d’ailleurs la dernière parmi les sociétés arabes à avoir vu la religion prendre une dimension politique. À la fin du XIXe siècle, la communauté palestinienne était composée de 20 % de chrétiens et de 80 % de musulmans (Courbage et Fargues, 1992). Le cumul d’événements – la fin de

37 Aussi appelée « Guerre d’octobre », « Guerre du Ramadan », cette guerre débute le 6 octobre 1973. L’Égypte

et la Syrie attaquent les forces israéliennes dans le Sinaï et les hauteurs du Golan. Après 16 jours de combats, l’ONU vote la résolution 338 et appelle à des pourparlers de paix internationaux. Il s’ensuit divers accords de désengagements.

l’Empire ottoman, le mandat britannique, l’immigration sioniste en Palestine, l’exode palestinien de 1948 et la création d’Israël, l’expérience des réfugiés palestiniens, le sentiment d’avoir été abandonnés par les sociétés arabes environnantes – a contribué à l’éveil du nationalisme palestinien.

La conscience nationale palestinienne s’affirme à travers les aléas d’un mouvement né dans la Palestine mandataire et dirigé par des notables de la communauté, pour ensuite renaître dans l’exil autour d’une nouvelle génération de nationalistes issus cette fois de la diaspora. C’est à Beyrouth que le Fatah en appelle à la masse des réfugiés et au peuple des camps, alors qu’il choisit en juillet 1961 de s’adresser à eux en priorité dans le mensuel du mouvement, Filastinuna (« Notre Palestine ») :

« Dites ce qu’ils vous ont fait! Ils ont balayé votre nation et supprimé le nom de la Palestine de la carte de votre patrie et ceux qui ont imposé leur tutelle sur vous ne vous ont pas respectés. Levez-vous contre votre situation, car vos seuls représentants sont les fils du désastre qui se sont levés pour en effacer les conséquences. » (Cité par Picaudou, 2003 : 138)

Aussi, comme pour d’autres cas de construction nationale, « le mouvement national palestinien a sacralisé les frontières territoriales, dans le cas présent, celles qui ont été tracées par le mandat britannique du Jourdain à la Méditerranée, et il leur a donné le statut politique symbolique d’une patrie historique » (Avraham et Elhanan, 2003 : 19). Ainsi, bien que le mouvement national palestinien soit laïque, à l’instar d’autres mouvements nationaux où la religion a joué un rôle, l’islam a été un instrument de la construction de l’identité nationale palestinienne.

La fin des années 1980 coïncide avec une islamisation de la lutte nationale palestinienne marquée par l’émergence du Jihad islamique38 et du Mouvement de résistance islamique

38 Le mouvement du Jihad islamique en Palestine, appelé aussi Jihad islamique palestinien, est une organisation

indépendantiste et islamiste palestinienne : l’idéologie du groupe doit être analysée comme une forme exacerbée de nationalisme qui s’exprime dans un langage religieux (Rougier, 2004). Il a été créé par des membres issus du mouvement égyptien les Frères musulmans pour mener de façon plus accrue la lutte pour la libération de la Palestine. Contrairement au mouvement Hamas, le Jihad islamique concentre moins son action sur le terrain social que sur celui de la lutte armée. Le groupe poursuit ses activités en territoire palestinien (Cisjordanie et Gaza) et ailleurs, notamment en Syrie, au Liban et en Iran.

(Hamas). Ces deux mouvements adhèrent aux mêmes objectifs39 que l’OLP, mais les

expriment en termes de « devoirs islamiques ». L’essor de ces mouvements marque la nationalisation de l’islam palestinien défini en fonction du territoire de la Palestine historique. Ce virage islamique a contribué à l’émergence de débats et de déchirements au sein même de la société palestinienne.

Le jihad est un concept important dans l’islam. « Au cours de l’histoire des empires islamiques, le devoir de jihad est devenu une norme collective, définissant et régulant les relations internationales avec le monde non musulman. » (Ibid.) Malgré le fait que cette norme ait souffert diverses interprétations selon le cours des différentes scènes politiques arabes, elle est restée un puissant instrument de mobilisation politique. Aussi, la montée d’un islam radical depuis les années 1980 a donné lieu à une radicalisation de la signification du

jihad, interprété comme un devoir individuel plutôt que collectif. Selon Picaudou (2010), le jihad fait partie de ces termes galvaudés et mal compris de l’Occident, perçu comme

synonyme de violence archaïque et de barbarie parce que « se réclamant de Dieu ». D’un autre côté, le jihad est aussi brandi par différents groupes politiques qui l’interprètent en fonction de leur intérêt propre et qui le réduisent à la seule catégorie du combat armé pour Dieu.

Au tournant des années 1990, les relations entre logique étatique et religieuse ont connu des hauts et des bas dans la communauté palestinienne. Toutefois, en raison de divers facteurs – difficultés inhérentes à l’Autorité palestinienne, effet cumulatif des mouvements islamiques, deuxième intifada, etc. –, l’islamisation de la lutte nationale palestinienne s’est renforcée et a contribué à l’avortement des efforts de paix. Selon Avraham et Elhanan (2003), plus le rôle des religions est important dans le conflit opposant Israéliens et Palestiniens, plus il sera difficile d’atteindre un compromis entre les parties.

Ici, l’aspect religieux a été considéré à travers le prisme du conflit israélo-palestinien et on a pu observer que la religion est l’objet des passions les plus fortes, ce qui témoigne de sa

39 Lors de sa création, les objectifs de l’OLP étaient : l’inversion complète des conséquences de la guerre de

1948, la revendication des territoires perdus de Palestine sur lesquels Israël avait été créé et le rapatriement des réfugiés. Ces objectifs ont toutefois subi des changements avec le temps.

vitalité certaine. Mais si cette « vitalité » est indéniable dans le cadre du conflit, je la vois maintenant – et c’est ce qu’on découvrira à travers les résultats de cette recherche – tout aussi présente et significative chez les femmes réfugiées palestiniennes, à l’échelle plus individuelle, alors que la religion offre aux femmes des réponses à la question du sens de l’existence, de la vie en exil, des nombreuses pertes et deuils qui s’accumulent… D’ailleurs, la prochaine dimension nous amène vers les aspects plus « humains » de la problématisation, plus près du vécu des sujets…