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CHAPITRE 2 – Repères théoriques et conceptuels

2.1 Repères théoriques : Le féminisme postcolonial

2.1.4 Notions importantes

Plusieurs notions sont liées au féminisme postcolonial. Dans les prochaines lignes, je me concentrerai sur celles qui m’apparaissent particulièrement pertinentes dans le cadre du présent projet, c’est-à-dire celles de genre, de colonialisme/impérialisme, de

postcolonialisme et de tiers-monde. Avant tout, chacune fera l’objet d’une définition pour

2.1.4.1 Définitions

Genre. La notion de genre est souvent utilisée à tort comme synonyme de « femme » ou de

« sexe ». La littérature apporte une distinction : le sexe relève du biologique alors que le genre relève du social (Hirata, Laborie, Le Doaré et Senotier, 2000). Le genre est une construction sociale, c’est-à-dire un groupe d'attributs et de comportements culturels associés à l’homme ou à la femme (Humm, 1995). Nombre de sociétés humaines assignent à l’un et à l’autre des fonctions différentes, fonctions qui sont distinctes et hiérarchisées (Hirata et al., 2000). La notion de polarité est essentielle à la construction du genre : le genre masculin est construit comme l’opposé du genre féminin.

« Le genre s’exerce matériellement dans deux champs principaux : 1) la division sociosexuée du travail et des moyens de production; 2) l’organisation sociale du travail de procréation, où les capacités reproductives des femmes sont transformées et le plus souvent exacerbées par diverses interventions sociales. Les autres aspects du genre – différenciation du vêtement, des comportements et attitudes physiques et psychologiques, inégalité d’accès aux ressources matérielles et mentales, etc. – sont des marques ou des conséquences de cette différenciation sociale de base » (Hirata et

al., 2000 : 192).

Colonialisme/impérialisme. Le terme « colonialisme » a généralement été associé à la forme

spécifique d’exploitation culturelle qui s’est développée avec l’expansion de l’Europe voilà plus de 400 ans (Ashcroft, Griffiths et Tiffin, 2007). « Le colonialisme est l’un des pires systèmes d’oppression, fondé sur la négation de l’humanité de l’Autre. » (Gresh, 2010 : 27) Edward Saïd considère que le concept de colonialisme est intrinsèquement lié à l’impérialisme :

« "Impérialisme" désigne la pratique, la théorie et la mentalité d’une métropole dominatrice qui gouverne un territoire lointain. Le "colonialisme", qui est presque toujours une conséquence de l’impérialisme, est l’installation d’une population sur un tel territoire … De nos jours, pour l’essentiel, le colonialisme direct a pris fin. L’impérialisme … perdure là où il a toujours existé, dans une sorte de sphère culturelle générale et dans des pratiques politiques, idéologiques, économiques et sociales spécifiques. » (2000 : 44)

Pour Saïd, l’impérialisme et le colonialisme sont propulsés par d’impressionnantes formations idéologiques qui véhiculent la croyance que certains peuples et territoires ont

« besoin » d’être dominés, voire qu’ils le demandent. Le vocabulaire de la culture impériale regorge d’ailleurs de mots et de concepts qui en témoignent comme « race sujette », « race inférieure » et « peuples subordonnés ».

Postcolonialisme. Le terme a plusieurs significations. À l’origine, « postcolonialisme »

faisait référence principalement aux effets de la colonisation sur les cultures et les sociétés. La notion a d’abord été utilisée par des historiens après la Seconde Guerre mondiale, en des termes tels que l’« État postcolonial » alors qu’il prenait un sens chronologique désignant la période post-indépendance. Depuis, le terme a été repris par plusieurs disciplines et sa signification revêt maintenant de multiples formes50.

Tiers-monde. La notion de tiers-monde a été utilisée pour la première fois lors de la Guerre

froide par le politicien et économiste Alfred Sauvy. Le terme désignait alors les pays autres que les États-Unis et l’Union soviétique. Rapidement, les représentations du tiers-monde sont devenues des clichés évoquant des idées de pauvreté, de maladie et de guerre. Le terme a ensuite été utilisé comme métaphore générale pour désigner une société dite « sous- développée » (Aschcroft et al., 2007). Son utilisation a toutefois considérablement décliné ces dernières années, principalement en raison des critiques formulées par des auteurs des études postcoloniales quant au caractère péjoratif du terme.

2.1.4.2 Usage

Genre. Les tenants du féminisme postcolonial se préoccupent du fait que le genre ait

largement été occulté dans de nombreux écrits des études postcoloniales. En effet, ces dernières auraient omis de considérer les différences entre hommes et femmes et auraient construit le « sujet colonial » ou le « colonisé » comme une catégorie unique (ibid.). De plus,

50 Voici certains des « sens » attribués au terme postcolonialisme/postcolonial : 1) écrits publiés après la période

coloniale; 2) écrits portant un regard critique sur la colonisation; 3) production littéraire parlant de la période postcoloniale et racontant le processus de colonisation; 4) théorisation dans différentes disciplines – science politique, anthropologie, droit, sociologie et science de l’éducation – de la condition coloniale, de son historique et de ses effets. Chaque discipline considère son objet en prenant conscience qu’elle-même a aussi contribué à la colonisation; 5) théories expliquant la situation coloniale et le passage à la libération, à l’émancipation ou au postcolonialisme; et 6) études de la situation postcoloniale faites dans une perspective critique où sont posées dans les travaux des questions telles que : Où en sommes-nous? Nous sommes-nous trompés? Peut-on sortir du colonialisme? C’est ici la question identitaire qui est mise de l’avant alors que le vécu postcolonial est abordé, socialement, historiquement et culturellement, selon une approche subjective (Ling, 2002).

le féminisme postcolonial, comme d’autres approches féministes, ont dénoncé le caractère centralisateur, voire l’usage exclusif du genre dans les analyses des féministes occidentales blanches : « [Feminist analysis] should not be taken as involving a commitment to gender as

the primary axis of oppression … or posing that gender is a theoretical variable separable from other axes of oppression and susceptible to unique analysis. » (Alcoff et Potter, 1993 :

3-4) Pour rendre compte du vécu des femmes, les analyses féministes postcoloniales favorisent l’intersectionnalité, soit une approche qui reconnaît le genre, la race, la classe ainsi que toute autre forme d’inégalité comme dynamiquement reliées. Ainsi, le féminisme postcolonial observe les systèmes d’oppression en interaction et non pas de façon fragmentée ou additive : les inégalités de genre se trouvent plutôt modifiées par les intersections avec d’autres systèmes d’oppressions et de pouvoirs.

À cet effet, Patricia Hill Collins, figure incontournable du féminisme noir, joint le concept d’intersectionnalité à ce qu’elle appelle une « matrice de domination ». Celle-ci réfère à l’organisation générale du pouvoir dans une société donnée. Toute matrice est spécifique en ce qu’elle présente un arrangement particulier de divers systèmes d’oppression qui sont historiquement et socialement situés. L’élaboration d’une matrice met l’accent sur les liens et les interdépendances entre différents axes comme la race, le genre et la classe sociale; ces derniers doivent être intégrés à quatre domaines interdépendants51 qui sont à la fois des sites de pouvoirs mais aussi potentiellement des sites de résistances (agency). Ainsi, l’approche de Hill Collins (1992) s’éloigne d’une pensée binaire où un domaine est considéré en fonction d’un autre, l’idée étant de voir la matrice dans son ensemble et les liens qui la modulent.

51 Hill Collins (1992) répertorie quatre domaines de pouvoir : structurel (les structures sociales, c’est-à-dire les

lois et les institutions), disciplinaire (le domaine de l’administration et de la bureaucratie qui contrôlent l’humain notamment à travers la surveillance et la routine), hégémonique (le langage utilisé, les images auxquelles on répond, les valeurs qu’on porte et les idées qu’on entretient produits par la communauté culturelle, la famille, la société, les mass media, les enseignements religieux, etc.); et enfin, interpersonnel (les interactions qui composent la vie de tous les jours et comment elles permettent de voir et comprendre sa propre expérience).

Colonialisme/impérialisme. Les termes « colonialisme » et « impérialisme » (ou néo-

colonialisme/néo-impérialisme52) sont présents dans de nombreux écrits féministes

postcoloniaux. De façon générale, selon le féminisme postcolonial :

“[Colonialism] operated very differently for women and for men, and the 'double colonization' that resulted when women were subject both to general discrimination as colonial subjects and specific discrimination as women needs to be taken into account in any analysis of colonial oppression. Even post-independence practices of anti-colonial nationalism are not free from this kind of gender bias, and constructions of the traditional or pre-colonial are often heavily inflected by a contemporary masculinist bias that falsely represents 'native' women as quietist and subordinate.” (Ashcroft et al., 2007 : 95)

Le féminisme postcolonial a insisté sur la nécessité pour certains féminismes occidentaux d'entreprendre un retour critique sur le passé et le présent coloniaux de leur société (ibid.). Les féministes postcoloniales ont dénoncé les pratiques colonialistes de plusieurs féministes occidentales qui ont cherché à « sauver » les femmes dites « du tiers-monde » en les présentant comme des victimes passives de traditions ou encore comme des êtres « à éclairer », mais ce, en omettant la part de responsabilité des pays occidentaux dans les problèmes vécus par ces femmes. De ce fait, les féministes postcoloniales ont largement contribué à l’élaboration d’un discours critique autour de certains féminismes occidentaux en soulignant : 1) son omission de l’histoire coloniale de nombreux groupes de femmes (et d’hommes); et 2) sa tendance à reproduire des modèles coloniaux (Weedon, 2002).

Postcolonialisme. Le terme « postcolonial » est élusif et accepte plusieurs sens. Dans les

travaux des féministes postcoloniales, il renvoie simultanément à trois significations. D’abord, il est rattaché à une désignation institutionnelle, soit une structure où une ancienne colonie est libérée de la domination de sa métropole (l’après-colonialisme). Ensuite, il évoque une localisation structurelle au sein de l’économie politique – souvent circonscrite aux « pays du tiers-monde » – qui reconnaît implicitement une hégémonie mondiale du capitalisme. Enfin, s’ajoute à ces deux aspects macrostructuraux une dimension subjective (sociale, identitaire, historique et culturelle) qui interroge la signification du vécu

52 Les termes « néo-colonialisme » et « néo-impérialisme » sont utilisés pour faire référence à toute forme de

postcolonial (Ling, 2002). Les analyses des féministes postcoloniales intègrent ces différentes dimensions du terme « postcolonial » et critiquent notamment le capitalisme et le patriarcat, mais ce, en privilégiant le point de vue des femmes « racisées ». Elles se distinguent par l’intégration de composantes souvent négligées, soit le racisme, le colonialisme et le néocolonialisme (ou impérialisme), comme facteurs contribuant à l’oppression des femmes « racisées » (Peterson et Runyan, 2002).

Tiers-monde. Un apport important du féminisme postcolonial a été de repenser une catégorie

récurrente de certains travaux émanant de féministes occidentales, soit « la femme du tiers- monde ». L’article de Chandra Talpade Mohanty, « Under western eyes. Feminist scholarship and colonial discourses » (1988), est un texte fondamental pour comprendre comment la pensée féministe occidentale dominante a contribué à reproduire des représentations coloniales et racistes de la « femme racisée ». L’auteure dénonce les présupposés sur lesquels a été construite l’analyse de l’oppression des femmes « racisées ». Un de ces présupposés conçoit la catégorie « femmes du tiers-monde » comme : « a coherent

group across contexts, regardless of class or ethnicity » (ibid. : 78). Selon Mohanty, au lieu

de démontrer comment des groupes sociaux, économiques et politiques se constituent, cette analyse suppose la catégorie « femmes du tiers-monde » comme immanente, voire quasi naturelle. L’auteure dénonce une telle catégorisation :

“Legal, economic, religious and familial structures are treated as phenomena to be judged by western standards … When these structures are defined as 'underdeveloped' or 'developing' and women are placed within these structures, an implicit image of the 'average third-world woman' is produced. This is the transformation of the (implicitly) 'oppressed woman' into the 'oppressed third-world woman'. While the category of 'oppressed woman' is generated through an exclusive focus on gender difference 'the oppressed third-world woman' category has an additional attribute – the 'third-world difference'!” (Ibid. : 80)

Mohanty souligne aussi la vision simplifiée et ethnocentrique de l’analyse féministe occidentale dominante. Selon elle, cette perspective relève d’une stratégie visant à homogénéiser le groupe dominé et à garder pour soi certains privilèges (par ex. : diversité, liberté de pensée, émancipation). La femme dite « du tiers-monde » se voit donc automatiquement définie comme : « religious (read 'not progressive'), family oriented (read

'traditional'), illiterate (read 'ignorant'), domestic (read 'backward') and sometimes revolutionary (read 'their-country-is-in-a-state-of-war; they-must-fight!'). This is how the 'third world difference' is produced. » (Ibid. : 80)

Enfin, pour Mohanty, en faisant des « femmes du tiers-monde » des victimes d’une oppression généralisée, les féministes occidentales, par un jeu d’opposition, voient leur émancipation confirmée et consolident leur supériorité dans la différence entre « elles » et « les autres ».

2.1.5 L’expérience des femmes réfugiées palestiniennes sous le prisme du