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Injustices et non-reconnaissance : la voix des femmes

CHAPITRE 4 – D’une catastrophe à l’autre : nakba, manfa, harb

4.1 Les récits de la nakba : où sont les femmes?

4.1.7 Injustices et non-reconnaissance : la voix des femmes

Dans les premières années de l’exil, on peut observer que les femmes remplissent les rôles qui leur sont traditionnellement assignés. Mais peu à peu – avec leur engagement dans la lutte nationale puis l’expérience de la guerre – elles remettent en question certaines positions critiques.

Noura est une femme de la génération de la Révolution, elle a 15 ans lorsque la guerre civile libanaise éclate. Elle fait une distinction entre le soutien au projet nationaliste palestinien et l’affiliation politique; sa position apolitique est atypique pour l’époque, les femmes de sa génération faisant souvent état de leurs affiliations avec une faction politique particulière pendant les années « fastes » de la lutte nationale palestinienne. Noura identifie des injustices liées à cette prise de position :

“I was the first in my school, but I’ll tell you something that made me very angry: because I wasn’t in any political party or anything, I couldn’t get any scholarships… But this is what my mother always taught us: 'Love Palestine, be loyal to Palestine but never be a slave', so my family never joined any political party… I was the first in my school and everyone knew that but scholarships were given to people who did not even succeed. So from that time on, I started to feel the injustice and that’s when I became politically aware.” (Noura, 50 ans)

Cette position critique apparaît tôt dans le récit de Noura. Plusieurs de mes interlocutrices vont adopter un tel discours dans leur relation de l’après-guerre, alors que survient une dépolitisation massive des femmes et une distanciation de la lutte nationale partisane.

En effet, la fin de la guerre civile au Liban signe, pour bien des Palestiniennes, la mort des illusions. « La classe politique palestinienne nous a non seulement déçues, elle nous a abandonnés » est souvent le message qui est formulé par les femmes. Noura témoigne avec colère de l’instrumentalisation des réfugiés palestiniens des camps par l’OLP :

“I was really angry because PLO left without putting any conditions. Why? They knew how we were treated before they came to Lebanon so how come they didn’t do

anything? They left and the war of the camps happened! We were left paying the bills! No one cared! I was very angry from that… And look at what happened with the Israelis: the Chatila massacre… And because PLO moved out of Beirut they never built infrastructures again in the camps. I learned from that experience that 'where are the leaders are the services', so no more leaders in Beirut and look what happened to people! Before, there were factories, pensions for elderly, and scholarships for students. There was help! So their interest was not in people, in their needs, the interest was that: 'I’m here, I will provide services so everyone will like me but now that I’m out, I’m not interested in you anymore'. And that’s how we felt: 'They are not interested in us anymore'… I thought to myself: 'Thank God, I was not involved' because if I would have been involved I would be really, really, really angry! I understand the people’s anger now, those who gave their lives to PLO and now are put aside, those who made sacrifices, who dropped out of school, who lost family members… and all for what? Nothing!” (Noura)

La fin de la guerre civile est d’autant plus brutale que plusieurs femmes percevaient tous les membres de la communauté comme égaux dans la lutte : les hommes et les femmes, les aînés et les jeunes, les mieux nantis et les plus démunis, etc. Dans le discours de certaines participantes sur la lutte armée, et plus spécifiquement chez celles qui se sont engagées politiquement, il y a de l’amertume, de la colère, une nette impression d’avoir été dupé et utilisé… C’est le cas de Basma, 41 ans :

“Yes, our leaders abandoned and dumped us. They didn’t care about us … Habîbtî, the leaders are fighting for power not for us, the people … If you go to the leaders’ houses here in the camp, you’ll find that they have big houses, well furnished, they even throw out food more than they can eat it… So there’s no equality between people here in the camp, that’s why I say that they abandoned us. Now, each one is living a different level of life … All my work during the Revolution was a big lie because I did a lot for the Revolution and the ones who became leaders, they now have flats, cars and money while me, I got nothing. I worked hard and it’s the others who got all the benefits…” (Basma)

On peut observer dans le discours de Basma qu’elle porte un regard critique sur les leaders politiques et dénonce l’abandon des Palestiniens qui les ont appuyés sans toutefois faire de distinction de genre quant à ces laissés-pour-compte. C’est dire que pour elle, comme pour plusieurs autres, il y a un type de résistant, et non pas une « femme résistante » et un « homme résistant ». Il n’y pas de revendication, de distinction, voire de conscience de genre qui apparaît dans la formulation critique de Basma; elle dénonce la discrimination liée à la

classe mais non pas au genre. C’est donc dire que la dimension collective à laquelle les individus appartiennent (famille, clan, etc.) l’emporte sur l’identité de genre.

Samar, 61 ans, est l’une de celles qui se qualifient elles-mêmes de fedayî. Elle relate fièrement son engagement dans la lutte armée mais, tout comme Basma, elle dénonce le fait d’avoir été abandonnée par l’organisation politique :

“All these sufferings and sacrifices for my party… Like my house was burned down, then Fatah left the camp for the South with money, with everything… Before they left, Abou Tariq had said to us, fighters: 'There will be a compensation, we will give you some money, keep protecting us, keep supporting us', so that’s what we thought they would do … I went a hundred times to see [the leaders] in Saïda to tell them: 'I’m a widow, I have no men in my family, I have girls to take care of…' They were supposed to give us compensation but they never did … they never even 'think' to help me and put me on the 'relief cases list' … but I have the right to have this compensation, to have a monthly payment… I went to see Abou Jihad, and a man called Hassan was there, he was also wounded and he said to me: 'Samar, don’t hope too much. You should put make up and some lipstick and only then, they’ll give you money'. The women who can be 'free' with them, they give money to them. So me, I was there, supporting them for a long time and I ended up with nothing… They never gave me a penny. Until now, wala chî!” (Samar)

Donnée intéressante, Samar fait remarquer qu’elle reçoit une compensation financière du fait que son conjoint est un martyr, mais qu’il n’en est rien pour tout ce qu’elle a fait pour le groupe politique.

La Palestinienne démontrant somoud a donc été glorifiée pendant la guerre, et ce, essentiellement par le mouvement politique qui l’a recrutée. Or, dans l’après-guerre, on ne reconnaît pas la contribution spécifique de certaines femmes, comme si transgresser certains rôles traditionnellement remplis par les hommes avait été « de trop ». Trois de mes participantes ont été des combattantes engagées et, dans l’après-guerre, celles-ci apparaissent comme des femmes « atypiques » : elles ne correspondent plus au « modèle de la femme palestinienne traditionnelle ». Rosemary Sayigh donne des pistes d’explication alors qu’elle note, dès son arrivée en sol libanais, que le mouvement nationaliste palestinien tenait – sans toutefois créer l’effet escompté – un discours sur l’importance de l’unité entre hommes et femmes :

“[It failed] to create change in social attitudes to gender and women. Through mobilization, the Resistance had changed them as women […] it had spoiled their social identity as women without offering them a viable identity as 'female nationalist subject' or 'citizen'.” (2002a : 332)

Ainsi, le mouvement nationaliste palestinien a certes contribué à bousculer les rôles de genre, mais non pas à les transformer de façon durable. Après le départ du Liban de la centrale palestinienne, la famille – seule institution pérenne dans l’exil – reprend sa place centrale dans la société palestinienne du camp. Dès lors, on observe un retour à la distribution traditionnelle des rôles de genre. Or, il y a une catégorie de femmes pour qui le retour aux rôles traditionnels est particulièrement difficile : celles qui ont porté les armes pendant la guerre. Certaines d’entre elles ne veulent pas se conformer à ces rôles traditionnels qui leur sont assignés alors que d’autres en sont plutôt écartées par la communauté qui ne les reconnaît plus comme « femmes ». Un tel dénouement rejoint les propos de Julie M. Peteet (1991) qui précise que, pour intégrer entièrement le mouvement nationaliste palestinien, plusieurs Palestiniennes ont dû en quelque sorte se désexualiser et se déféminiser. Mais dans l’après-guerre, ces femmes « transformées » ont-elles, trouvent-elles leur place? Certaines semblent piégées dans un entre-deux : laissées par leur organisation politique, et non reprises par la communauté ou la famille. Je dois toutefois avouer qu’elles ne sont qu’une minorité à se retrouver dans une telle situation, et ai observé que l’appui de la famille est essentiellement ce qui permet à certaines femmes de réintégrer la communauté. Des trois participantes qui ont tenu les armes pendant la guerre, l’une aura particulièrement à se démener pour survivre : veuve et mère de trois filles en bas âge, Samar essuie de nombreux refus face aux appels à l’aide qu’elle adresse au groupe politique dans lequel elle s’est pourtant impliquée dès le début des années 1970. Par surcroît, sans aucune famille dans le camp de Bourj El Barajneh – et donc sans « protection » –, elle sera graduellement isolée et abandonnée à une pauvreté grandissante.