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CHAPITRE 4 – D’une catastrophe à l’autre : nakba, manfa, harb

4.1 Les récits de la nakba : où sont les femmes?

4.1.2 Al manfa bi loubnan : exil forcé au Liban

Le premier commentaire des femmes sur al manfa bi Loubnan est souvent : « On pensait que ce serait de courte durée… ». De fait, les récits des premiers temps de l’exil évoquent une vie d’errance alors que déplacements et recomposition familiale et villageoise sont fréquents. Ensuite survient la création des camps de réfugiés. Ici, Noura, 50 ans, raconte comment sa famille s’est retrouvée à Bourj El Barajneh :

“A family would leave to go to Bourj El Barajneh and then, the extended family related to the first one who had just left also wanted to go and live there… then, people from other villages started to follow … it was people from the same region… Yes, it’s true, this is how they left… 'Okay, people are going to Bourj El Barajneh camp so yalla, let’s go with them!' That’s how they thought back then… but they never thought it would be for more than 60 years or for God knows how long. Never!” (Noura)

La vie dans le camp de Bourj El Barajneh dans les premières années est ardue. En fait, il est plutôt question de plusieurs longues années puisque les femmes ne parlent de « réelles » améliorations qu’avec l’arrivée de l’OLP en sol libanais vers la fin des années 1960. Cela signifie donc près de 20 ans vécus dans des conditions rudimentaires. Les récits témoignent d’ailleurs de ces conditions de vie difficiles, du traitement qualifié d’humiliant réservé par les autorités libanaises de même que des tâches laborieuses des femmes.

“We never felt protected […] life was very difficult because as a Palestinian, you are refugee here so you could not make any improvement to your house. Even if you wanted to put a needle in the wall, you needed the permission from the police… and if you would do it without any permission, that was enough to put you in jail. Women were not allowed to do any housework during daytime. Believe me, I still remember this! We did not have water tanks on the roof like nowadays. What we had was a kind of barrel or a huge container who had to be filled by hands… We used to go outside the camp to fill it […] Also, we were not allowed to do any housework! The gendarmerie was marching in the camp to check […] We always had a fear because

if the police would walk in the camp and see water coming out of your house, you would be in trouble. Immediately, they would take… the men actually! If there were no man, they would take the women, they would take them to the police station and hit them on their feet… It was humiliating, really humiliating… It was not 'announced' that there was a curfew but there was one… like people could not leave the camp after 7 p.m. or before 7 a.m.” (Noura)

Le désir du retour en Palestine, qui apparaît tôt dans l’exil, est maintenu, et cela, même si les mois ont fait place à des années. Certaines femmes évoquent l’idée de l’organisation, de l’installation. Le besoin de s’adapter, de s’organiser est exprimé par plusieurs femmes. On le voit dans le discours de Sou’ad :

“First, whenever you move to something new in your life or a new stage in your life, you have to cooperate, to coordinate with what is happening in this new situation, otherwise you’ll have a kind of depression or you will feel lost. That’s why we were forced to change, and if you keep living in the past, you won’t be able to continue with your life so you have to cope with this new life that was forced on you… Let me ask you: if you move to a new area and there’s a very small house there, it’s your only choice, you’ll have to stay there, right? Like there are palaces around it but you can’t afford them so what do you do? You have to live in what you’ve got, you don’t have any other choice otherwise, if you keep thinking and thinking 'Why didn’t I do this or that', you’ll become lost… So you have to cooperate with the life you’re living in.” (Sou’ad)

Toutefois, ce projet est confronté à la croyance d’un exil provisoire. Ici, on voit ce dilemme s’exprimer dans le témoignage de Samira :

“Some families in the camp when they started to get bigger, I mean to have a lot of children, would enlarge their houses. So, like them, at night my mom was enlarging our tent but when my dad would wake up in the morning, he would make it smaller again so it would be its initial size… So for a month, my mom kept enlarging the tent because you have to know, we were 8 kids! 6 girls and 2 boys … My mom tried hard to enlarge our house but my dad insisted, he used to say : 'Our land is Palestine, we were there but it didn’t last for us, we did not keep it for a long time and here, we are only visitors but we have our own land so we will go back… We lost everything in Palestine but we won’t keep anything here, we are not staying, we’re only guests in this country, so why enlarge our house here?' My dad kept insisting on that issue.” (Samira, 46 ans)

Si la mère de Samira témoigne d’une volonté d’organisation et son père, de celle du retour, mon intention n’est pas de dire que les messages sont liés au genre. Toutefois, il est juste de

dire que l’organisation quotidienne relève de la femme, mais que l’initiative d’agrandir l’espace de vie relève de l’homme.

Alors que l’exil perdure, les propos de ces femmes évoquent la nécessité d’aller de l’avant. Celles-ci semblent concevoir l’exil comme un temps pour l’action et non comme un temps pour la remémoration. Cela porte à croire qu’elles ont rapidement vu l’exil comme une réalité durable et l’ont en quelque sorte accepté. Il faut dire que, dans l’exil, les rôles traditionnels sont maintenus et que les femmes sont principalement investies des tâches domestiques et de l’éducation des enfants. Or, ces femmes – ces résistantes du quotidien – remplissent leur rôle dans un camp de réfugiés caractérisé par une grande pauvreté et la précarité des installations. Dans ces conditions, elles semblent lutter pour le changement d’abord par l’organisation puis par l’installation. Si, ici, les femmes semblent personnifier l’organisation mais aussi l’adaptation et le changement, cette image va se transformer au fil des récits – ou les a-t-on chargées d’un message « autre »? – alors qu’un de leurs rôles prédominants sera d’assurer la continuité, le lien entre le passé et le futur…

Je dois préciser que, dans leur récit sur la vie aux premiers temps de l’exil – soit avant l’arrivée de l’OLP au Liban et la montée du projet nationaliste palestinien –, le message que les femmes veulent livrer n’est pas d’oublier la Palestine, mais bien de ne pas vivre dans le passé, avec les souvenirs et ce qui n’est plus. Or, n’y a-t-il pas eu répression de ce type de discours chez les femmes? À mesure que les récits prennent forme, on constate que le projet du « grand retour » va s’affirmer – appuyé par des acteurs de la communauté et porté par une volonté politique – pour devenir la principale forme de résistance. Résultat : on ne doit pas « trop » s’installer et s’ancrer dans la communauté d’accueil. L’assimilation, ou tawtîn, devient pour nombre de Palestiniens et Palestiniennes synonyme d’abdication et de renoncement. Il faut dire que le gouvernement libanais ne facilite pas leur intégration alors que les politiques à leur égard se font de plus en plus rigides, contribuant ainsi à marginaliser la communauté palestinienne des camps – je dirais même à l’isoler dans les camps. Garder la mémoire de la Palestine et le projet de la Palestine vivants devient un devoir et fait partie d’une lutte pour rester visible. Les femmes, « piliers de la stabilité, de l’unité et de la reproduction familiales » (Latte Abdallah, 2006a : 6), sont chargées de porter cette mémoire et de la transmettre. Mais force est de constater que le message du changement, de

l’organisation et de l’adaptation ne s’en trouve pas complètement anéanti; si la priorité est allée, pendant longtemps, au projet nationaliste palestinien, on verra plus loin, dans le troisième chapitre des résultats, que plusieurs femmes de la « génération nouvelle » vont revenir à ce projet d’adaptation…

Puis, point tournant dans les récits: l’arrivée en sol libanais de l’OLP à la fin des années 1960. Pour plusieurs femmes, cette présence est considérée comme « salvatrice », rien de moins.