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L’entretien semi-structuré de type récit de vie

CHAPITRE 3 – Méthodologie

3.5 Procédure de collecte de données

3.5.1 L’entretien semi-structuré de type récit de vie

Le recours à l’entretien de type qualitatif a été retenu puisqu’il s’avère un instrument privilégié pour accéder à l’expérience des sujets (Poupart, 1997). Pires précise que ce type d’entretien donne accès :

« … à la compréhension des acteurs, à ce qu'ils croient ou pensent, à ce qu'ils font et à ce qui leur arrive : à leur point de vue ; à l'intelligibilité de leur conduite sociale et des contraintes ou déterminants qui pèsent sur eux; à la saisie de leur capacité à résister, à s'émanciper, à échapper aux contraintes ou à construire la réalité; enfin, pour parler comme Bourdieu, à la compréhension des "misères du monde", en permettant au sociologue de bien cerner la condition sociale des autres, particulièrement des démunis » (2004 : 11).

Ainsi, comme mon étude s’intéresse au vécu de femmes réfugiées palestiniennes tel que décrit et expérimenté par celles-ci, il s'agit de prendre appui sur l'expérience cognitive des femmes dans le système communicationnel, par l'entremise d'entretiens, pour explorer plus directement certains aspects de leur expérience d’exil : trajectoires, quotidien, difficultés, stratégies, espoirs, rêves, etc.

60 J’ai aussi fait plusieurs entretiens avec un proche voisin. Ces rencontres ont été riches en apprentissages,

notamment en ce qu’il m’a longuement illustré par des dessins et des schémas l’évolution du camp depuis ses débuts (alors qu’il était enfant). Ces entretiens étaient ouverts et libres et ils ont cela d’intéressant que des thèmes similaires à ceux couverts par les récits des femmes ont émergé : la vie dans le camp de réfugiés et en temps de guerre de même que l’importance de la religion.

Ma décision d’utiliser l’entretien semi-structuré de type récit de vie comme méthode de collecte de données se base sur plusieurs considérations. Premièrement, j’adhère à l’idée suivante : « Traditional sources have often neglected the lives of women, and that oral

history offers a mean of integrating women into historical scholarship, even contesting the reigning definitions of social, economic and political importance that obscured women’s lives. » (Sangster, 1998 : 87) L’approche par récit de vie devient ainsi une méthode

appropriée pour recueillir « neglected or silenced accounts of past experience, and as a way

of challenging dominant histories which underpin repressive attitudes and policy » (Perks et

Thomson, 1998b : 183). Ainsi, comme plusieurs chercheurs, je voyais dans la méthode du récit de vie une façon d’ouvrir aux communautés silencieuses un espace pour s’exprimer et se raconter pour qu’ensuite moi, je porte leurs mots. Mais ce rôle de « médiateur » ou de « porteur » n’est pas chose facile et a soulevé de nombreux questionnements sur lesquels je reviendrai en détails dans la discussion (voir chap. 7). Deuxièmement, comme j’opte pour une méthodologie qualitative s’appuyant sur un échantillon relativement petit (41 entretiens), le récit de vie devient un moyen efficace de recueillir un éventail assez large d’expériences d’exil. Troisièmement, m’inscrivant dans une approche de la recherche qui se veut le plus égalitaire possible, le récit autobiographique est une méthode de collecte de données qui laisse à la personne qui se raconte un grand contrôle sur le contenu de son récit.

Le récit de vie a très bien été accueilli par la majorité des femmes rencontrées. J’ai reçu des réactions positives entre autres des femmes qui ont demandé d’intégrer la recherche à la suite d’une visite chez une autre participante : elles voulaient aussi avoir l’opportunité de « se raconter ». Une des raisons souvent évoquées par les femmes concernant leur participation est le désir de montrer, de révéler ce qu’est réellement leur réalité en tant que Palestinienne, réfugiée ou musulmane, considérant qu’elles étaient trop peu entendues ou que leur image était souvent stéréotypée. Ceci rejoint le propos de Reinharz (1992) selon lequel les injustices peuvent être en quelque sorte redressées lorsque les gens ont la possibilité de raconter leurs histoires.

La plupart des entretiens ont duré de deux heures à deux heures et demie et le plus long a été de cinq heures (en deux rencontres). Je suis toujours restée flexible quant au lieu et à l’heure de l’entretien, qui étaient au choix de la participante. Les entretiens se sont déroulés

essentiellement à la résidence des femmes, sauf ces quelques exceptions : au lieu de travail (4), chez un proche (1) et dans une ruelle du camp61 (1). Pour la majorité des

entretiens, il s’est créé une ambiance propice à l’échange et au partage. D’ailleurs, même si je ne conduisais pas seule mes entretiens, je débutais la rencontre en arabe en me présentant, en exposant l’objectif de la recherche et en recueillant le consentement verbal. Je dirais que ces moments étaient toujours appréciés par les femmes alors qu’on me questionnait tantôt sur mon apprentissage de la langue, qu’on m’encourageait à poursuivre, tantôt sur ma situation personnelle (mon statut matrimonial, l’endroit où j’habite dans le camp, mes activités quotidiennes, etc.). La majorité des entretiens ont été faits en arabe en présence d’une interprète. Seuls quatre entretiens ont été faits en anglais (et donc sans présence d’une tierce personne), et cinq autres participantes maîtrisaient assez bien l’anglais pour comprendre mes interventions et répondre d’emblée mais dans leur langue maternelle.

Quelques entretiens se sont déroulés en présence de voisines, de membres de la famille ou de proches. J’ai laissé libre cours à ces formes d’entretien afin de respecter la nature et le caractère spontané de la vie dans le camp : cela fait partie du quotidien que de rendre visite à ses proches pour échanger autour d’un café. Les questions et les critiques provenant du « public » ont certes perturbé la séquence narrative de la participante mais, comme le souligne Sayigh (2007a), elles sont aussi représentatives de ce qui constitue pour plusieurs les valeurs de la communauté palestinienne, de ce qu’il est important de dire – ou non. Par exemple, le récit d’une femme a été interrompu par son amie62 qui lui disait : « Mais raconte- lui ce que tu as fait pendant la guerre, parle-lui du rôle des femmes! » Une autre fois, c’est la sœur de la participante qui lui a mentionné : « Raconte-lui comment tu as tenu tête à mama et à ta belle-mère pour finalement épouser Nabil, l’homme de "ton" choix ». La présence d’hommes a été rare et n’a jamais été imposante, l’homme (conjoint ou fils) quittant souvent les lieux après les présentations d’usage. À deux reprises, les fils de participantes se sont

61 Ce dernier a été particulièrement difficile à cause du bruit (enfants, motocyclettes, passants) mais à la fois

intéressant, alors qu’une voisine s’est jointe à l’entretien et que cela a donné lieu à des échanges animés. Je dois toutefois préciser que, même si les entretiens ont lieu dans les résidences, c’est parfois aussi bruyant qu’en « pleine ruelle » puisque la proximité des habitations ne laisse que très peu d’intimité.

62 D’ailleurs, cette femme interrompant le discours de son amie est l’une de celles ayant demandé à participer à

la recherche : elle disait vouloir partager un autre point de vue sur sa réalité dans le camp, son engagement dans la lutte politique. Elle n’a pas assisté à la totalité de l’entretien de son amie, et nous avons prévu un moment pour la rencontrer chez elle.

joints à la rencontre. Cette présence des jeunes hommes est aussi révélatrice des thèmes qui leur sont chers, alors qu’ils ont insisté sur les difficultés liées à l’éducation et au marché de l’emploi jugé discriminant envers les Palestiniens et sur celles, grandissantes, liées cette fois à l’immigration. Ces jeunes hommes ont avoué qu’il leur était presque impossible de croire à une vie meilleure au Liban.

J’ai tenté de faire en sorte que le processus d’entretien soit le plus fluide possible et que les femmes se sentent libres de raconter les événements qu’elles jugeaient importants. À l’écoute de mes entretiens, j’ai toutefois remarqué que, compte tenu de la nécessaire traduction, l’interruption du récit venait bien évidemment compromettre cette fluidité et que j’avais tendance à reprendre en disant : « ou baaden », ce qui avait peut-être pour effet de mettre fin à une explication non complétée. J’ai aussi l’impression qu’une demande de précision pouvait parfois engendrer des malaises alors que, par souci de bien suivre le récit, je pointais des informations qu’on aurait peut-être préféré taire (siège du camp, décès d’un proche, etc.); j’ai alors tenté de me rattraper en précisant à la participante qu’elle était libre d’apporter ou non les précisions sur l’événement « douloureux ».

À quelques reprises, des témoignages ont été transmis sur un ton humoristique, et cela, même si le récit était lourd en émotions (peur, douleur, tristesse). Je pense précisément à Rana qui a raconté, en riant à gorge déployée, qu’elle se cachait pendant des jours sans sortir, sans manger et sans s’occuper de ses enfants tellement elle avait peur pendant les différents sièges des camps. D’ailleurs, sa mère ou ses belles-sœurs, connaissant l’état de « paralysie » dans lequel elle se trouvait, venaient chercher ses enfants. À ma remarque sur sa façon de rendre son récit, Rana m’a dit qu’un tel regard sur son passé était nécessaire pour être en mesure de le revivre. Il est intéressant de noter que, au cours de leurs témoignages sur la période de guerre, j’ai perçu chez plusieurs femmes une souffrance certaine mais sur laquelle peu ont insisté. Elles ont certes relaté les actions et les démarches entreprises au cours de cette période de leur vie, mais dans ces récits elles n’entrent ni dans la victimisation ni dans l’héroïsme. Les femmes se perçoivent et se présentent comme des individus confrontés à des drames.

Dans la plupart des récits, les femmes ont lié leur propre expérience aux souffrances vécues par la communauté à la suite de l’exil; ce qui a créé un récit à la fois au « nous » et au « je ». Ce recours aux deux pronoms est à ce point répandu que j’explorerai davantage cette donnée à la section 7.1 de la discussion. Les conclusions des récits se déploient quant à elles souvent dans une tension entre un discours de résistance – détermination à lutter pour améliorer leur situation, leur quotidien – et un de découragement – lié essentiellement à la dimension juridique de leur situation sur les plans national et international.

Certaines participantes me disaient qu’elles avaient entendu parler de « cette étrangère », en l’occurrence moi, mais on ne peut jamais totalement saisir comment notre présence est perçue par la population du camp. Pendant mon séjour à Bourj El Barajneh, j’ai toujours tenté de respecter au meilleur de ma connaissance les « règles » de la communauté. J’ai développé des liens étroits avec plusieurs familles et je crois que cela m’a protégée en quelque sorte; du moins, c’est ce qu’on me disait et que je ressentais. Bien sûr, je suis consciente que du fait que je sois étrangère, certaines choses ne m’ont pas été racontées, mais j’ai toujours été surprise et respectueuse de tout ce que les participantes ont bien voulu me partager des événements déchirants qu’elles avaient vécus.

Enfin, comme le précise Sayigh (2002a), bien des Palestiniennes que j’ai rencontrées sont conscientes du fait que me parler, c’est avoir un canal privilégié pour se faire entendre. D’ailleurs, lorsque questionnées sur les raisons pour lesquelles elles ont participé à la recherche, elles avouent attendre de moi que je remplisse ce rôle : transmettre leur histoire. Plus précisément, elles visaient les objectifs suivants : 1) Contribuer à changer la perception dans les pays occidentaux du monde arabo-musulman, plus spécialement des femmes musulmanes et des rôles des femmes palestiniennes; 2) Parler de leur « cause », c’est-à-dire de leur situation comme peuple mais aussi des diverses réalités qui marquent leur vie dans le camp de réfugiés; 3) Dissiper l’image de « terroristes » associée aux Palestiniens (des femmes me demandent de l'expliquer par les oppressions multiples que vit leur communauté); 4) Partager leurs expériences de vie faites à la fois de souffrances et de luttes; et 5) Que je parle de mon expérience avec eux, les membres de la communauté, comme étrangère dans le camp de Bourj El Barajneh.