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Renouveler les fondements de la croissance

Dans le document QUELLE FRANCE DANS DIX ANS? (Page 140-145)

Le pessimisme quant aux perspectives de croissance qui a gagné l’Europe est paradoxal.

D’un côté, il est vrai, depuis 2007 la stagnation fait figure de nouvel état naturel des choses.

Dans la zone euro comme dans l’ensemble de l’Union, le PIB par tête ne retrouvera qu’en 2015 ou 2016 son niveau d’avant-crise. Dans certains pays, cela prendra beaucoup plus de temps. Dans ces conditions, les projections macroéconomiques se fondent généralement sur l’hypothèse que le terrain perdu pendant toutes ces années ne sera que partiellement rattrapé et que le rythme de la croissance potentielle pourrait lui-même être affaibli.

La prudence est à l’évidence requise pour l’élaboration des scénarios qui sous-tendent les projections de finances publiques ou de perspectives des comptes sociaux. Ceux qui sont proposés en annexe à ce rapport n’échappent pas à la règle : sont retenus pour la période

2014-2025 trois scénarios à 1 %, 1,5 % et 2 % de croissance. Le scénario à 1,5 %, qui se veut prudent, est celui sur lequel sont fondées nos analyses et préconisations. Il serait cependant injustifié de se résigner à cette perspective. La France, comme la plupart des pays européens, dispose d’un potentiel considérable de mobilisation de ses ressources, notamment en main-d’œuvre, de modernisation et de rattrapage par rapport aux pays qui, comme les États-Unis, se situent à la frontière technologique. À condition d’exploiter ce potentiel, elle pourrait connaître des années durant une croissance plus forte que celle que lui promettent les projections. Aux États-Unis, d’ailleurs, l’administration, les services du Congrès et la banque centrale sont sensiblement plus optimistes quant à leurs propres perspectives de croissance que nous ne le sommes. Alors qu’en raison même de son avance technologique, ce pays devrait douter plus que nous de la poursuite des gains de productivité, les responsables y sont beaucoup plus confiants que de ce côté-ci de l’Atlantique. Et la plupart d’entre eux estiment que l’emploi est appelé à retrouver d’ici quelques années le niveau qu’il aurait atteint en l’absence de crise financière.

La France peut connaître une croissance plus forte, plus inclusive et plus soucieuse des équilibres environnementaux que ce que nous promettent aujourd’hui les projections. Il faut pour cela que nous acceptions d’en renouveler les fondements. Cela passe par un effort résolu sur le capital humain, l’emploi et une rénovation du contrat social, dont il sera question au prochain chapitre. Cela passe aussi par une nouvelle approche de la politique industrielle et de la croissance des entreprises.

Gagner structurellement en capacité de croissance compétitive au cours des années à venir requiert d’agir dans de multiples domaines. Suivant en cela un mouvement de réveil de la politique industrielle commun à de nombreux pays avancés, le gouvernement a mis en place une organisation en filières qui servent de lieux de concertation, d’initiative et de coordination entre les différents acteurs. Ces filières permettent de mieux anticiper les besoins de formation, de coordonner les efforts de recherche et de faire émerger des projets coopératifs, à l’image des 34 plans industriels lancés en 2013. À un horizon plus lointain, l’action publique vise aussi à créer les conditions pour que la France puisse se saisir des opportunités offertes par une série de domaines où l’on peut attendre, dans les dix ou vingt ans qui viennent, l’irruption d’innovations radicales (stockage de l’énergie, médecine individualisée, valorisation des richesses marines, par exemple)1. La transformation doit aussi concerner la démographie des entreprises. Dans une économie du mouvement, les gains de productivité – donc la croissance – ont deux origines. La première est le progrès des compétences, des méthodes et des techniques au sein des entreprises existantes ; la seconde est le renouvellement des entreprises, dans un mouvement qui voit de nouveaux entrants, porteurs d’innovations de produit ou de production, gagner des parts de marché sur les producteurs établis. Kodak ou Netscape, le navigateur vedette des années 1990, ont fait les frais de cette concurrence par l’innovation. Elle est nécessaire pourtant, parce que les groupes établis n’ont pas intérêt à mettre en œuvre des méthodes ou des technologies porteuses de progrès

(1) Voir sur ce point le rapport de la commission Lauvergeon, Un principe et sept ambitions pour l’innovation, octobre 2013.

collectif mais susceptibles de dévaloriser leurs actifs ou de mettre en cause leurs rentes de situation.

En France comme plus généralement en Europe, la croissance repose trop exclusivement sur le premier moteur. Cela ralentit les gains de productivité et cela érode graduellement notre capacité de faire face à la concurrence extérieure. Parmi les grandes entreprises européennes et françaises, très peu sont nées dans les cinquante dernières années, pratiquement aucune dans les vingt dernières. Les États-Unis ont au contraire été le berceau d’entreprises qui, à partir de rien, sont en une ou deux décennies devenues mondialement dominantes dans leur secteur. Parce qu’elles ont introduit des innovations structurantes, ces entreprises bénéficient aujourd’hui d’une forte rentabilité, qui est source de revenus pour leurs salariés et leurs actionnaires. Les économistes parlent de rentes d’innovation, et ont montré qu’elles pouvaient être considérables.

Changer de modèle de croissance, c’est d’abord miser davantage sur l’innovation et plus généralement sur les canaux par lesquels l’excellence scientifique se transforme en atout économique. La France est quatrième dans le monde à la fois pour l’impact des publications scientifiques et pour le nombre d’entreprises d’envergure mondiale. Mais entre ces deux remarquables performances, elle n’a pas su pleinement créer des synergies. Elle n’est plus que cinquième – avec une part de marché deux fois plus faible que l’Allemagne – pour le nombre de brevets triadiques et sixième pour la dépense en recherche-développement1. Quant à son classement sur la base des indicateurs internationaux d’innovation, il est sensiblement moins favorable.

Ce hiatus est révélateur d’une faiblesse : celle de notre système d’innovation. Trop structuré autour des grands programmes publics et des entreprises établies, ce dernier a tardé à prendre le virage de l’innovation ouverte qui ne se construit pas à l’intérieur des laboratoires de recherche-développement des grands groupes, mais dans le bourgeonnement des initiatives, la collaboration et l’interopérabilité. Nous sommes trop longtemps restés prisonniers d’une logique verticale.

Heureusement la mutation est entamée. Un nombre croissant de très grandes firmes comprennent que l’innovation en isolat se paie d’une moindre productivité et d’une moindre créativité. Autour des métropoles régionales s’expérimentent de nouveaux écosystèmes associant laboratoires de recherche, entreprises établies et start-up. L’État encourage leur développement par son soutien aux pôles de compétitivité et l’impulsion donnée à de grands projets de regroupement comme celui de Saclay.

Mais il ne suffit pas de promouvoir l’innovation. Il faut aussi faire place aux entreprises qui en sont porteuses et donc accepter que le développement accéléré des uns ait pour conséquence le déclin des autres, avec inévitablement des effets en termes d’emploi et de développement territorial. C’est pourquoi il importe d’accompagner le renouvellement de la

(1) Source : Observatoire des sciences et des techniques (OST) et OCDE. Les brevets triadiques sont ceux qui sont déposés à la fois aux États-Unis, dans l’Union européenne et au Japon.

construction de sécurités collectives pour les salariés et de politiques de développement pour les territoires. Mais encore une fois, c’est la condition d’une croissance plus vigoureuse et la réponse au risque de voir les rentes d’innovation nous échapper entièrement.

Source très importante d’innovation, le développement du numérique, qui va se poursuivre avec le développement de l’internet des objets, modifie profondément les modèles économiques dans de très nombreux secteurs. Il conduit en effet à la fois à une désintermédiation (vente en ligne, plateformes d’échanges, etc.) et à l’émergence de nouveaux acteurs ou plateformes pouvant acquérir rapidement une position d’intermédiaires dominants. Internet modifie ainsi la chaîne de valeur de nombreux secteurs : industrie culturelle, tourisme, publicité, gestion de l’énergie… Des modes de fonctionnement auparavant intégrés se divisent et les marchés se restructurent autour d’entreprises jouant le rôle de plateformes, qui organisent autour d’elles des écosystèmes d’acteurs qui en deviennent dépendants. Bien anticipées, ces transformations peuvent être sources d’opportunités et de croissance pour les entreprises du secteur, dont elles étendent les marchés potentiels. Subies, elles conduisent à des réorganisations de la chaîne de valeur qui peuvent profondément déséquilibrer un secteur (musique, hôtellerie, etc.). De plus, la fiscalité restant largement assise sur les flux réels, une part significative de la valeur ajoutée de l’économie numérique échappe aux fiscalités nationales, les entreprises du web se caractérisant de fait par un faible niveau d’imposition de leurs bénéfices.

L’appropriation du numérique par les entreprises, y compris les plus traditionnelles, va également modifier leur organisation, leur management, leur rapport à l’innovation, leur réactivité, leur capacité à travailler en réseau, à collaborer entre elles, à intégrer de nouvelles formes de travail – espaces de co-working et fablabs1 notamment. Les domaines de l’éducation, sous l’effet des MOOC (cours en ligne ouverts au grand nombre) et de la santé, avec le développement de la génomique et l’émergence du quantified self (autodiagnostic) vivent également des mutations majeures.

Il faut donc :

Accroître l’efficacité du système d’innovation

La réalisation d’un tel objectif passe par la rationalisation des soutiens publics, par l’amélioration des interfaces entre recherche publique et initiatives privées et par la promotion des initiatives partenariales. Cela suppose notamment de mieux évaluer les dispositifs publics en faveur de l’innovation, pour s’assurer de leur pertinence et renforcer leur impact économique. Cela signifie également que la promotion de l’innovation sous ses différentes formes (innovation technologique, commerciale ou organisationnelle) doit favoriser la capacité de coopération des divers acteurs concernés, quel que soit leur statut (public ou privé), et quelle que soit leur taille.

(1) Lieux ouverts au public où des machines-outils pilotées par ordinateur sont mises à disposition pour créer ou prototyper des objets physiques.

Accompagner et anticiper les transformations liées au numérique

Pour accompagner les mutations induites par le développement du numérique, qu’il s’agisse de la recomposition des chaînes de valeur ou des modes de travail, les entreprises doivent repenser leurs modèles économiques et leur organisation. De même, la puissance publique, au niveau national et européen, doit anticiper les transformations induites par le développement du numérique afin de préparer les nécessaires modifications des normes, du droit et de la fiscalité qui permettront aux économies d’en tirer le meilleur parti. Dans la suite de l’Agenda numérique européen, quelque peu ignoré par la France, il appartient aux États comme à la Commission de lever les barrières et les obstacles administratifs, fiscaux, juridiques qui empêchent la constitution d’un véritable espace européen du numérique et le développement à cette échelle des start-up du numérique.

Renforcer les écosystèmes territoriaux d’innovation et de croissance

La nouvelle croissance se construira moins au sein des entreprises existantes, et davantage au sein d’écosystèmes territoriaux associant acteurs publics, laboratoires de recherche, grands groupes et jeunes entreprises. Les responsabilités publiques sont ici importantes et les initiatives déjà engagées dans nombre de métropoles montrent la voie. Il faut amplifier le mouvement.

Permettre aux jeunes entreprises de réaliser leur potentiel de croissance

Notre problème n’est pas de cultiver les petites entreprises pour qu’elles restent petites. C’est de leur permettre de devenir grandes. Cela implique un fonctionnement concurrentiel des marchés des produits qui fasse place aux entrants porteurs d’innovation ou d’efficacité, un meilleur accès aux marchés publics (y compris en ce qui concerne les délais de paiement) et un référencement plus rapide.

Cela passe aussi par un aménagement des seuils sociaux, qui constituent un frein à la croissance des entreprises. On observe ainsi de nettes discontinuités dans la répartition des entreprises françaises par taille autour des seuils de 10, 20 et 50 salariés qui sont les plus importants dans notre législation1. Des effets de seuil sont inévitables, car il est normal que les grandes entreprises aient davantage d’obligations que les plus petites. Mais il faut éviter qu’ils freinent le potentiel de développement et de création d’emploi des entreprises de croissance. Or le franchissement d’un seuil, en particulier celui des 50 salariés, se traduit à la fois par des obligations déclaratives et procédurales, des coûts supplémentaires et l’extension des organes de représentation des salariés.

(1) Voir notamment Insee Analyses, n° 2, décembre 2011 et Garicano L., Lelarge C. et Van Reenen J.

(2012), « Firm size distorsions and the productivity distribution: Evidence from France », CEP Discussion Paper, n° 1128, Centre for Economic Performance, LSE, Londres, mars.

Cette question devrait donc faire l’objet d’une réflexion avec les partenaires sociaux et il est d’ailleurs prévu de l’aborder dans la négociation engagée en 2014 sur le dialogue social. Il serait souhaitable que cette négociation se fixe pour objectif une réduction substantielle des discontinuités qui freinent la croissance des entreprises. Cela pourrait passer par le relèvement de certains seuils ou, au contraire, par leur abaissement, par exemple par le canal de l’élection de délégués inter-entreprises dans les TPE.

Dans le document QUELLE FRANCE DANS DIX ANS? (Page 140-145)