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Renoncer à la croissance ou repenser la croissance ?

Dans le document QUELLE FRANCE DANS DIX ANS? (Page 71-76)

La croissance est en panne. Nous ne savons plus s’il faut œuvrer à son retour ou nous passer d’elle.

Depuis six ans, la croissance moyenne de l’économie française a été de 0,3 % par an. Pour un Français de moins de 30 ans, la nouvelle normalité, c’est la stagnation. Nombre de pays européens se trouvent dans une situation voisine, certains connaissent bien pire : ils termineront la décennie nettement plus pauvres qu’ils ne l’ont commencée.

Cette situation, sans précédent depuis 1945 au moins, a trois causes. La première, commune à l’ensemble des pays avancés, tient à l’ampleur de l’endettement public et privé accumulé depuis une quinzaine d’années. Les processus de désendettement sont lents, particulièrement en période de faible inflation, et ils pèsent sur le rythme de la reprise. La deuxième raison est européenne : nous avons collectivement mal géré la crise financière, en engageant le désendettement public sans avoir au préalable apuré les bilans bancaires, et nous avons laissé la crise de la zone euro prendre plus d’ampleur qu’elle n’aurait dû. La troisième raison se retrouve dans la plupart des pays européens : depuis cinq ans les gains de productivité marquent le pas1.

Les économistes sont divisés sur la croissance envisageable au cours des dix prochaines années. Pour l’ensemble des pays avancés, l’hypothèse d’une « stagnation séculaire » mise en avant par Larry Summers a donné lieu à de vifs débats, mais elle est généralement tenue pour un risque plutôt que considérée comme une perspective centrale. S’agissant de la France, leurs désaccords portent avant tout sur l’intensité du progrès technique et notre capacité à faire du numérique le vecteur d’une transformation des méthodes de production. Ils résultent aussi d’hypothèses différentes quant à l’intensité des réformes économiques et sociales qui seront conduites. Les plus pessimistes n’envisagent qu’un faible redressement de la productivité globale des facteurs et attendent au mieux une croissance potentielle voisine de 1 % sur les dix prochaines

(1) À ces causes communes, il faut bien entendu adjoindre les facteurs propres à chaque pays. Ceux-ci tiennent à l’ampleur des difficultés que chacun d’entre eux rencontre en matière de dette, de compétitivité et de dynamisme productif.

années ; les optimistes se fondent sur le potentiel non encore exploité des techniques disponibles et espèrent une correction vigoureuse amenant la croissance vers 2 % l’an, ou plus. Les organisations internationales retiennent un scénario médian aux alentours de 1,5 % l’an1.

Il faut d’abord retenir de ces controverses que sur une période décennale, le rythme de la croissance n’a rien de donné. Il résulte d’une part des stocks de dette existants, qui peuvent durablement peser sur la demande, de l’autre – c’est le plus important lorsqu’on raisonne à dix ans – des politiques structurelles qui agissent sur les déterminants profonds de l’offre2.

Il faut ensuite prendre la mesure des ordres de grandeur en jeu. Un point de croissance par an, cela peut paraître un faible écart, mais ce ne l’est pas. À moins de s’accompagner d’un changement profond des comportements individuels et d’une révision d’ampleur des priorités publiques, un scénario de croissance à 1 % par an ou moins, assimilable à une quasi-stagnation du revenu réel par tête, déboucherait sur l’asphyxie économique et financière, tandis qu’un autre à 2 % procurerait des recettes suffisantes pour assurer la pérennité de notre modèle social et la soutenabilité de nos finances publiques.

Les scénarios élaborés par les institutions spécialisées dans la prospective des finances sociales sont éloquents à cet égard. Ainsi, les projections réalisées par le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HC-FiPS) indiquent qu’à l’horizon 2025, le besoin de financement des régimes d’assurance sociale serait compris, selon les cas, entre 0,4 % et 1,2 % du PIB3 (Graphique 6).

En principe, l’économie française dispose d’importantes réserves d’expansion en raison du niveau élevé de sous-emploi des jeunes, de la sous-activité des seniors et du retard que nous accusons dans la mise en œuvre des technologies de l’information. Mobiliser ce potentiel et le traduire en créations d’emploi suppose cependant de procéder aux réformes d’ampleur nécessaires pour assurer le redressement de l’offre compétitive.

(1) Voir les contributions de Patrick Artus, « Quelle France dans 10 ans ? », Laurence Boone et Céline Renucci, « Quelle croissance pour la France », Gilbert Cette, « Croissance de la productivité : quelles perspectives pour la France ? » et Olivier Passet, « La France dans 10 ans : l’évolution de notre modèle productif ». Ces contributions sont disponibles sur le site de France Stratégie.

(2) On ne reprend pas ici le débat entre politique de l’offre et politique de la demande. Pertinente à court terme, cette discussion ne l’est guère dans une perspective décennale. Quand on raisonne à moyen terme, on met inévitablement l’accent sur l’offre. Cela ne signifie pas que le pilotage de la demande soit indifférent.

(3) Nos propres scénarios à dix ans sont proches des scénarios B et C du HC-FiPS.

Graphique 6 – Soldes des régimes d’assurance sociale selon cinq scénarios économiques1 (2011-2040), en % du PIB

Source : HC-FiPS, d’après les projections du COR, de la DG Trésor, de la DREES, du HCAAM et du HCF2

Or le consensus sur la croissance s’est érodé. Alors que pendant plusieurs décennies les Français se sont régulièrement retrouvés autour d’objectifs de développement économique, aujourd’hui cette question polarise la société. D’un côté, les tenants de la croissance se sont radicalisés. Une part importante de l’opinion considère qu’il faut lui donner une priorité absolue, quitte à faire passer au second plan les objectifs de soutenabilité environnementale ou de cohésion sociale3.

(1) Les cinq scénarios économiques à long terme retenus sont définis à partir d’hypothèses de taux de chômage à long terme et de progression de la productivité du travail. Les scénarios A, B et C sont les scénarios centraux, les scénarios A’ et C’ les scénarios additionnels :

A’ A B C C’

Taux de chômage 4,5 % 4,5 % 4,5 % 7 % 7 % Croissance de la productivité 2 % 1,8 % 1,5 % 1,3 % 1 %

(2) HC-FiPS : Haut Conseil du financement de la protection sociale ; COR : Conseil d’orientation des retraites ; DREES : Direction de la recherche, de l’évaluation, des études et des statistiques ; HCAAM : Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie ; HCF : Haut Conseil de la famille.

(3) Cette attitude ressort nettement de l’analyse TNS Sofres. Selon l’Eurobaromètre de décembre 2013, l’environnement et le climat ne figurent qu’au douzième rang parmi les préoccupations des Européens.

Seuls 5 % d’entre eux (et la même proportion de Français) les tiennent pour la question la plus importante du moment.

‐3,5%

‐3,0%

‐2,5%

‐2,0%

‐1,5%

‐1,0%

‐0,5%

0,0%

0,5%

1,0%

2010 2015 2020 2025 2030 2035 2040

Scénario A ' Scénario A Scénario B Scénario C Scénario C '

De l’autre côté, certains jugent que l’expansion économique n’est plus souhaitable, en raison de ses effets sur l’environnement, et argumentent que réduire fortement les émissions de gaz à effet de serre et arrêter la dégradation de la biodiversité exige que l’on renonce à faire de la croissance un objectif à part entière. Ce segment de l’opinion a perdu foi en le progrès et critique vigoureusement le court-termisme de ses partisans. Il juge qu’à supposer qu’il soit possible de raviver la croissance, cela ne servira qu’à retarder une mutation des comportements qui est de toute façon indispensable. D’autres estiment simplement que la croissance n’est plus vraisemblable, et que son invocation sert de justification douteuse à des mesures environnementalement ou socialement contestables. D’autres enfin considèrent que les contreparties inévitables des politiques de stimulation de l’offre sont davantage de risque et d’inégalités et s’y opposent à ce titre.

Ce délitement du consensus a aussi une dimension territoriale. L’économie moderne se construit en effet autour de pôles urbains dynamiques agrégeant connaissances, capitaux et compétences. En France même, une quinzaine d’aires urbaines dynamiques tirent la croissance démographique et économique1. Dans une perspective de revitalisation économique cette évolution est appelée à se poursuivre, car même si le numérique change la géographie, il ne peut pas l’effacer. Pour les citoyens et les élus des zones en difficulté, l’appel à la vitalité économique est ainsi facilement synonyme de concentration des ressources et des revenus dans les métropoles urbaines mieux loties. Derrière la croissance, ils voient le creusement des écarts entre territoires.

Faut-il tout sacrifier à la croissance, ou en faire son deuil ? Faut-il travailler plus, ou tenter de vivre mieux avec moins ? Faut-il nous consacrer principalement à retrouver le secret de l’expansion économique, ou à améliorer la qualité de notre travail, de notre consommation et de notre mode de vie ? Faut-il concentrer les efforts sur les pôles de dynamisme technique et économique, ou nous soucier d’abord de répartir également les ressources sur le territoire ? Ce débat court depuis plusieurs années maintenant, il ne peut plus être ignoré2.

Le Graphique 7 donne, pour un ensemble de pays européens, les États-Unis et la Chine, l’évolution du PIB telle qu’elle était prévue par le Fonds monétaire international (FMI) en avril 2008, avant la faillite de Lehman Brothers, et telle que l’envisagent les dernières prévisions de la même organisation (avril 2014). Trois faits apparaissent d’emblée.

Premièrement, le choc a violemment atteint les pays avancés, mais la croissance chinoise n’en a pas été durablement affectée (l’observation vaut pour les autres pays émergents et, en Europe, la Pologne). Deuxièmement, une divergence s’est creusée parmi les pays avancés entre d’une part l’Allemagne et la Suède, où le niveau d’avant-crise a déjà été dépassé, et de l’autre l’Espagne et l’Italie, où la dynamique économique a été durablement enrayée. Troisièmement, la France se trouve, avec le Royaume-Uni et le Japon, dans une position intermédiaire entre ces deux groupes.

(1) Voir Clanché F. (2013), « Trente ans de démographie des territoires », Insee Première, n° 1483, janvier.

Voir aussi sur ces questions Davezies L. (2012), La Crise qui vient, Paris, Seuil.

(2) Ce débat a aussi une dimension générationnelle. Interrogés sur le travail, les actifs privilégient le revenu qu’il procure, mais les jeunes placent en tête son contenu. Voir le sondage BVA.

Graphique 7 – Évolution du PIB entre 2007 et 2013 (FMI, prévisions en avril 2008 et estimations en avril 2014)

Lecture : base 100 en 2007. La courbe bleue donne l’évolution prévue en avril 2008, la courbe rouge l’évolution observée ou estimée en octobre 2013. Le pointillé vertical correspond à l’année 2007.

Source : Bruegel, d’après les données FMI, World Economic Outlook

Il serait donc erroné de considérer que la croissance est à l’arrêt partout, ou même dans l’ensemble des pays avancés. Le niveau de PIB par tête de la Suède est de 15 % supérieur au nôtre ; c’est par ailleurs un pays particulièrement attentif à la qualité de vie. Néanmoins la croissance y a vigoureusement redémarré après le choc de la Grande Récession de 2008-2009. Il n’y a aucune fatalité de la stagnation.

La croissance a par ailleurs des vertus. Outre qu’elle facilite la soutenabilité des finances publiques et sociales, elle permet de financer les investissements qui aboutiront à réduire notre empreinte sur l’environnement. Paradoxalement, il est plus facile de consacrer une part des dividendes de l’expansion au découplage entre activité économique et émissions de polluants que de réduire fortement ces derniers dans une situation de stagnation et de tension sur le partage du revenu. La croissance a aussi pour mérite de traduire un effort

collectif de projection dans un avenir meilleur et de démentir la logique du jeu à somme nulle, où les gains des uns sont nécessairement les pertes des autres.

Recréer un consensus autour de la croissance demande cependant de la repenser.

Cela exige d’abord de la qualifier : de formuler les finalités collectives ; d’expliciter les réformes qui permettront un relèvement de la productivité et du taux d’emploi ; et d’esquisser d’emblée l’affectation de ses bénéfices.

Cela implique ensuite de préciser quels objectifs de soutenabilité il importe de respecter et comment ils le seront. Deux contraintes dominent aujourd’hui l’horizon : l’une, environne-mentale, a trait notamment à nos émissions de gaz à effet de serre ; l’autre, financière, tient au niveau de notre dette publique. Dans un cas comme dans l’autre, le mot d’ordre est le même : découplage. Si nous voulons prendre notre part à la préservation du climat, la croissance de demain devra s’accompagner d’une réduction massive des émissions en même temps que de progrès vers la transition énergétique. Si nous ne voulons pas nous mettre à la merci des marchés financiers, elle devra aussi s’inscrire dans une trajectoire de désendettement public. Respecter simultanément ces deux contraintes exigera des choix des dans les priorités publiques et privées et une cohérence au fil du temps qui, en ces domaines, a régulièrement fait défaut jusque-là.

Cela implique encore de construire les médiations territoriales qui permettront d’assurer la diffusion des bénéfices de la croissance au-delà du seul périmètre des aires urbaines dynamiques. La France ne peut ni se permettre de brider l’essor de métropoles qui, lorsqu’elles créent de la densité, sont source d’efficacité environnementale en même temps qu’économique et financière, ni laisser à l’abandon le reste de son territoire. Elle ne peut pas compter sur la seule redistribution fiscale et sociale pour assurer une répartition des fruits de la croissance entre les individus et les territoires. C’est donc régionalement qu’il faudra construire les médiations permettant de tirer parti du dynamisme des grandes villes. Il faudra pour cela rapprocher la carte administrative de la carte économique du pays, afin que chaque région puisse s’appuyer sur un pôle d’entraînement économique.

Recréer un consensus autour de la croissance suppose enfin de ne plus tenir le PIB pour la jauge exclusive des performances économiques. Comme cela a été indiqué au chapitre 2, il ne peut plus servir de variable exclusive de pilotage.

Dans le document QUELLE FRANCE DANS DIX ANS? (Page 71-76)