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TROP PEU OU TROP DE RÉFORMES ?

Dans le document QUELLE FRANCE DANS DIX ANS? (Page 57-61)

CE QUI NOUS ENTRAVE

CHAPITRE 4 TROP PEU OU TROP DE RÉFORMES ?

La plupart des observateurs internationaux considèrent que la France souffre de n’avoir pas mené les réformes nécessaires à son redressement. Les Français au contraire ont le sentiment d’en avoir subi une succession ininterrompue : par exemple, cinq réformes des retraites en vingt ans (1993, 2003, 2008, 2010, 2013) et trois réformes de la formation professionnelle en dix ans (2004, 2009, 2013) ; diverses réformes du marché du travail ou de l’éducation nationale ; de multiples ajustements des mécanismes et taux d’allègement de cotisations sociales sur les salaires (plus de vingt en vingt ans) ; et des réformes quasi continues de la fiscalité et de l’assurance maladie. Les données comparatives confirment que, de 2000 à 2010, la France a réformé au moins aussi souvent que ses partenaires européens (Graphique 5).

Graphique 5 – Nombre annuel moyen de réformes en France et en Europe, 2000-2010

Réformes sociales Réformes économiques

Source : France Stratégie, d’après les bases de données LABREF et MICREF (Commission européenne)1. Ces bases recensent respectivement les mesures de réforme du marché du travail et du marché des produits, ainsi que celles concernant les domaines connexes. À noter qu’une réforme peut donner lieu à plusieurs mesures, qui sont ici recensées séparément

(1) La base LABREF recense les mesures qui ont un impact sur le marché du travail. Outre les actes législatifs et réglementaires, elle répertorie les accords collectifs et tripartites lorsqu’ils affectent une proportion importante de salariés et modifient le système. Les mesures correspondent à l’un des neuf domaines suivants : fiscalité du travail ; chômage ; allocations chômage ; politiques d’activation de l’emploi ; protection de l’emploi ; handicap et retraite anticipée ; négociation salariale ; organisation du temps de travail ; immigration et mobilité. Une mesure peut recouvrir plusieurs domaines d’intervention et donc être recensée plusieurs fois. La base MICREF recense les mesures microéconomiques prises dans trois domaines : « Marchés ouverts et concurrentiels », « Environnement des affaires et entrepreneuriat »,

Les deux points de vue sont moins incompatibles qu’il n’y paraît. Depuis un quart de siècle, les gouvernants se sont attachés à moderniser la France à petits pas, en bornant le rythme et l’ampleur de leurs initiatives à ce qu’ils jugeaient acceptable pour le corps social. Ce n’est évidemment pas sans motif qu’ils ont agi ainsi : lorsqu’ils ont voulu passer en force, comme en 1995 ou en 2006, ils ont dû reculer face au rejet suscité par leurs réformes. Le résultat est cependant que leurs efforts ont manqué d’ampleur, de cohérence, et de continuité.

Dans son principe, la méthode gradualiste a de grands mérites. Par-delà le réalisme qui l’inspire, elle permet d’expérimenter, d’illustrer par l’exemple les bénéfices des réformes, et de construire progressivement une coalition pour le changement. Elle n’est pas nécessairement synonyme de timidité. Mais elle soulève plusieurs difficultés qui se sont cumulées dans le cas français.

Premièrement, les réformes à petits pas ne rassurent souvent pas autant que le voudraient leurs promoteurs. C’est d’abord affaire de délibération. Certes, chaque réforme peut faire l’objet d’une concertation ou d’une négociation sociale (ce n’est cependant pas toujours le cas). Mais l’appropriation citoyenne de ce qui est souvent perçu comme des discussions entre spécialistes fait facilement défaut. La délibération nécessite de la clarté sur les finalités et les principes. Or la méthode gradualiste privilégie souvent des ajustements de paramètres au sein d’un système donné (par exemple, les modifications de taux d’imposition ou l’allongement de la durée de cotisation pour les retraites), qui sont inintelligibles pour le citoyen.

Les réformes à petits pas peuvent ensuite échouer à rassurer si elles conduisent à une dégradation des droits acquis qui semble préparer le terrain pour de nouveaux ajustements à venir. Cette succession de corrections partielles ne fait pas que susciter de la lassitude ; elle donne le sentiment d’un détricotage graduel des protections dont on ne sait pas où il s’arrêtera. C’est sans doute ce qui s’est passé avec les réformes successives des retraites.

On voudrait, dans la mesure du possible, que chaque nouvel actif ait au moment de son entrée sur le marché du travail une idée raisonnablement claire des règles qui s’appliqueront au calcul de la pension qu’il recevra lorsqu’il le quittera. Savoir, en particulier, à quel âge il ou elle partira en retraite et à quel niveau se situera sa pension par rapport à ses salaires lui permettrait de faire des choix informés de parcours professionnel, de formation ou d’épargne.

Depuis vingt ans, cependant, les actifs ont connu d’importantes modifications des règles du jeu applicables à leur retraite, y compris alors même qu’ils étaient bien avancés dans leur carrière professionnelle.

Deuxièmement, la stratégie des petits pas pose un problème d’efficacité. Par-delà ses effets mécaniques, une réforme atteint en effet son but si elle se traduit par la mise en place de règles du jeu suffisamment claires et stables pour influer en profondeur sur les

« Économie de la connaissance ». Ces domaines recouvrent sept champs d’action : intégration des marchés, politique de la concurrence, réglementation sectorielle, conditions de création d’entreprise, amélioration de l’environnement des affaires (en particulier pour les petites entreprises), R & D et innovation, éducation. À noter qu’une analyse de même type sur la base de données de la Fondazione Rodolfo Debenedetti donne des résultats voisins sur la période 2000-2007 (dernière année disponible).

comportements individuels. L’efficacité fait défaut lorsque les corrections sont trop partielles pour fixer des principes pérennes susceptibles d’être intériorisés par les agents économiques et sociaux et de guider leurs anticipations.

Troisièmement, une séquence de réformes partielles permet rarement d’améliorer la situation autant que le ferait un effort plus concentré et plus soucieux de cohérence. Bien souvent en effet, le problème à résoudre ne relève pas d’un seul levier mais d’un grand nombre d’instruments qu’il importe de mobiliser conjointement pour « faire système ». Cela demande unité de temps et d’action. Ici encore, rien n’interdit de concevoir une série d’initiatives coordonnées entre elles. Cependant, comme toute réforme soulève des oppositions et qu’un gouvernement, quel qu’il soit, ne dispose que d’un capital politique restreint, la stratégie la plus fréquemment suivie est de limiter les initiatives à ce qui semble politiquement et socialement le moins risqué. La France offre ainsi un bon exemple de ce que l’économiste Dani Rodrik a appelé la méthode de la « liste de courses » : chaque gouvernement choisit dans le catalogue des initiatives envisageables celles qui lui paraissent les plus urgentes, les plus faciles ou les plus conformes à ses préférences. Et il laisse à ses successeurs le soin de poursuivre ou de corriger – au mépris de la cohérence et de l’efficacité1.

La question de l’emploi illustre bien ces différentes limites. Le système qui s’était mis en place au cours des Trente Glorieuses reposait sur le principe de la permanence, ou en tout cas de la durabilité du lien entre un salarié et son employeur. Une série de dispositifs prenaient appui sur ce socle : la prédominance du contrat à durée indéterminée (CDI) ; la protection de l’emploi et les procédures de plans sociaux ; les modalités de l’assurance chômage ; ou encore la responsabilité de l’employeur en matière de formation. Or ce principe a été de plus en plus mis en question par l’évolution de l’économie, les pratiques des entreprises et les initiatives législatives des gouvernements, sans qu’un autre lui soit pour autant substitué. Il en est résulté un sentiment de précarisation du salariat joint à une perte de repères et de cohérence.

C’est ce qu’ont compris les tenants de ce que l’on nomme « flexisécurité » ou, en France,

« sécurisation des parcours professionnels », dont l’ambition est précisément de proposer un nouveau principe unificateur conciliant souplesse pour les employeurs et sécurité pour les salariés. Sa mise en œuvre suppose de réformer un ensemble de dispositions touchant à différents domaines (contrat de travail, classifications, valorisation des acquis de l’expérience, formation professionnelle, assurance chômage), mais tant que toutes les réformes correspondantes ne sont pas en place, chacune peine à produire ses effets. On le voit par exemple avec la création de « droits rechargeables » à l’assurance chômage et d’un

« compte pénibilité » en vue de la retraite, ainsi qu’avec l’ambition d’instituer un « compte personnel de formation » : c’est seulement une fois qu’elles auront été toutes mises en place, et entreront en résonance avec d’autres, portant notamment sur le contrat de travail et la rationalisation des branches professionnelles, que ces initiatives aboutiront à redéfinir les termes de la relation de travail et à créer une nouvelle sécurité professionnelle. Et c’est alors

(1) Rodrik D. (2005),« Growth strategies», in P. Aghion et S. Durlauf (eds.), Handbook of Economic Growth, volume 1A, chapitre 14, Elsevier.

seulement que leur portée sera perçue par les employeurs et les salariés et qu’en conséquence ceux-ci redéfiniront leurs comportements. Dans l’intervalle, ils demeurent dans un entre-deux incertain et inconfortable pour le salarié, qui ne sait trop que faire des droits quelque peu abstraits qui lui ont été attribués.

Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit évidemment pas de plaider pour la méthode expéditive. La préparation des réformes, la négociation de leurs modalités avec ceux qu’elles concernent, la discussion parlementaire exigent du temps et ne peuvent être conduites que domaine par domaine. Mais la cohérence des initiatives sectorielles entre elles et leur capacité à faire système seront d’autant mieux assurées que les finalités seront claires et qu’elles auront été délibérées, dans le cadre d’une stratégie d’ensemble.

Nos traditions et nos mécanismes politiques, il faut le reconnaître, ne favorisent pas l’élaboration de telles stratégies. Dans beaucoup d’autres pays, un délai de quelques mois s’écoule entre l’élection (présidentielle ou législative) et la formation du gouvernement. Ce laps de temps peut être mis à profit pour sélectionner les priorités et leur agencement dans le temps, dans le cadre d’un programme de travail gouvernemental précis et structuré. Ce n’est pas le cas en France. L’unité de commandement est en outre moins forte aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a encore quelques décennies. De fait, la décentralisation, la place faite à la négociation sociale, l’importance de la délibération au sein d’une société civile plus fragmentée, la complexité même des dispositifs en jeu et la diversité de leurs effets individuels font que toute réforme est plus ardue à définir et plus longue à conduire.

Pour ces raisons précisément, l’adoption d’une perspective décennale et la fixation d’objectifs explicites et structurants peuvent utilement aider à coordonner des initiatives par nature plus compartimentées. Il s’agit de viser loin, de désigner les buts à atteindre, de mettre la société en mouvement, mais aussi de ménager les transitions afin que chacun ait le temps de se préparer et de s’organiser.

La France a besoin d’une méthode de réforme qui dépasse l’alternative entre une circonspection paralysante et un radicalisme oublieux des exigences de la démocratie politique et sociale. Les conférences sociales ont été conçues dans cet esprit, afin que diagnostic et délibération précèdent l’adoption d’une feuille de route qui elle-même donne l’impulsion à des négociations, dont le résultat nourrira la législation. Le choix d’un horizon décennal peut aider à la définition et à la mise en œuvre d’une stratégie qui donne sens à des réformes graduelles, les inscrive dans un projet, offre aux acteurs le cadre qu’il leur faut pour se situer par rapport à une perspective et y inscrire leurs propres initiatives ; et corriger, aussi, notre inclination spontanée vers la réforme la plus aisée à conduire, au profit de celle qui permettra le mieux d’engager la transition vers un nouvel équilibre.

CHAPITRE 5

Dans le document QUELLE FRANCE DANS DIX ANS? (Page 57-61)