• Aucun résultat trouvé

Économie abritée ou économie connectée ?

Dans le document QUELLE FRANCE DANS DIX ANS? (Page 76-83)

Les Français sont en quête d’emplois non délocalisables. Mais ce dont la France a besoin, c’est d’emplois délocalisables. Cette idée paraît paradoxale, mais elle résulte de l’analyse.

En 2000, l’industrie au sens large comptait quatre millions de salariés ; ils sont aujourd’hui à peine plus de trois millions. Elle pesait 16 % de la valeur ajoutée ; cette part a été ramenée à 11 %. La France comptait 132 000 entreprises exportatrices ; elles ne sont plus que

120 0001. La balance des paiements était excédentaire à hauteur de 21 milliards d’euros ; le déficit 2013 a été de 28 milliards.

Pour une part, ces évolutions sont communes à tous les pays avancés : contrepartie d’un progrès technique rapide, de l’externalisation des fonctions de service et de la montée des pays émergents, la baisse de la part de l’industrie dans l’économie est une tendance ancienne qui se retrouve dans la plupart des pays. Elle est même notable à l’échelle du monde entier : l’industrie manufacturière pesait plus d’un quart du PIB mondial en 1970, à peine plus de 15 % quarante ans plus tard (Graphique 8).

Graphique 8 – Part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée : ensemble du monde, pays avancés et France, 1970-2012

Source : France Stratégie, d’après UNStats, données en dollars courants (monde) et devises nationales courantes (pays)

Depuis une décennie, la France se distingue cependant par l’ampleur de la désindus-trialisation qui la frappe et par la rapidité de la dégradation de ses positions dans l’échange international. Nous ne partions pas de haut, nous sommes descendus vite et nous sommes arrivés très bas. Dans plusieurs domaines, nous sommes dangereusement proches du seuil critique en dessous duquel l’écosystème industriel est menacé dans son existence. Les secteurs économiques ressemblent en effet aux milieux vivants : pour qu’ils prospèrent, il faut que les acteurs soient suffisamment nombreux et leurs interactions suffisamment

(1) Ministère du Commerce extérieur (2012), « Le chiffre du commerce extérieur : les opérateurs du commerce extérieur de la France ».

intenses. À défaut d’une certaine densité de compétences, de laboratoires de recherche et de fournisseurs spécialisés, ils s’étiolent ou même s’effondrent.

L’emploi industriel est par excellence délocalisable. Son déclin signifie qu’une part croissante des salariés travaille dans les secteurs moins exposés à la concurrence internationale. Dans la même période 2000-2012 où l’agriculture perdait 200 000 emplois et l’industrie 800 000, le tertiaire marchand en gagnait 1,4 million et le tertiaire non marchand 500 000. En dépit d’une internationalisation accrue des services, la France compte probablement aujourd’hui moins d’emplois délocalisables qu’il y a douze ans1.

Aussi répandue que soit l’aspiration à des emplois protégés du risque de délocalisation, il est difficile de tenir cette nouvelle pour bonne. Tout se passe comme si la société française aspirait à se mettre à l’abri des aléas et des servitudes de la mondialisation. Le problème est que notre potentiel exportateur, donc notre capacité à payer les matières premières, les biens d’équipement, les services de brevets et les produits de consommation que nous importons, est fonction directe du nombre d’emplois délocalisables. Par-delà même cette contrainte, l’internationalisation est un moyen particulièrement efficace d’accès aux innovations et d’amélioration de l’efficacité managériale. Elle s’accompagne généralement aussi de progrès social2.

Parce que l’industrie est à l’origine d’une part importante des inventions et que les gains de productivité y sont plus rapides que dans le reste de l’économie, la désindustrialisation que nous avons connue a contribué à affaiblir notre potentiel d’innovation et de développement économique. L’affaiblissement de notre commerce extérieur menace aussi l’équilibre et la soutenabilité de notre croissance. Entre 2000 et 2012, la position extérieure nette du pays est passée de + 270 milliards à – 430 milliards d’euros3 : en d’autres termes, la France qui était créditrice à l’égard du reste du monde est devenue débitrice à hauteur d’un peu plus de 20 % de son PIB. Ce niveau d’endettement n’est certes pas immédiatement alarmant. Il demeure qu’il serait dangereux de poursuivre sur cette pente. Comme l’ont appris à leurs dépens l’Espagne et quelques autres pays européens, un pays endetté est un pays vulnérable à de soudains retraits de capitaux.

(1) Elle compte en tout cas moins de salariés de multinationales sous contrôle étranger. Depuis le début des années 2000, leur nombre a baissé d’un tiers. Voir Boccara F. et al. (2013), « L’internationalisation des entreprises et l’économie française », in Les entreprises en France, Insee Références.

(2) On observe sur données d’entreprise une forte corrélation entre internationalisation et indicateurs de performance économique et sociale : les entreprises internationalisées sont plus productives, plus intensives en travail qualifié et plus innovantes, elles rémunèrent mieux leurs salariés. Qui plus est, une firme est d’autant plus efficace qu’elle est engagée de plusieurs manières (exportation, importation et investissement) dans les chaînes de valeur internationales : en moyenne, la productivité globale des facteurs (une mesure de l’efficacité) des entreprises manufacturières très internationalisées est de 50 % plus élevée que celle des entreprises qui le sont très peu ; Veugelers R., Barbiero F. et Blanga-Gubbay M.

(2013), « Meeting the manufacturing firms involved in GVCs », in R. Veugelers (ed.), Manufacturing Europe’s Future, Bruegel Blueprint, n° 21.

(3) Données Banque de France en valeur de marché.

Pour rendre compte de cette situation, trois grilles d’analyse complémentaires peuvent être mobilisées. La première est macroéconomique, la deuxième structurelle, et la troisième sectorielle.

Depuis quelques années, le débat macroéconomique sur la compétitivité a essentiellement porté sur la responsabilité de la hausse des coûts salariaux dans la dégradation du commerce extérieur. Cette analyse est à la fois juste et insuffisante.

Elle est juste, d’abord, parce que la compétitivité-coût de la France s’est détériorée, en comparaison de l’Allemagne au cours de la dernière décennie et de l’Europe du Sud au cours des années récentes. En réponse, beaucoup d’entreprises exposées à la concurrence internationale ont comprimé leurs marges, ce qui a réduit leur rentabilité, handicapé leur capacité d’investissement et d’innovation et les a enfermées dans un dangereux cercle vicieux de dégradation du positionnement de gamme de leurs produits.

Le but des mesures prises ou programmées, en particulier le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et le Pacte de responsabilité qui le prolonge, est de briser ce cercle vicieux et de créer les conditions d’un redressement auto-entretenu de la compétitivité qui conduise les entreprises à investir, à embaucher et à innover davantage, afin de remonter en gamme et de rejoindre un sentier de progression plus soutenue de la productivité.

À court terme, ces mesures devraient se traduire par une baisse de plus de 5 % du coût salarial dans l’industrie, sans perte de pouvoir d’achat pour les salariés. Mais les effets de ce choc s’éroderont rapidement, si les salaires français continuent de progresser à un rythme supérieur aux gains de productivité, et si parallèlement, dans nombre de pays européens, ils connaissent une croissance nulle ou sont orientés à la baisse. Il est évidemment inimaginable qu’un écart persistant dans le rythme d’évolution des coûts salariaux par unité produite soit comblé année après année par de nouveaux allègements de cotisations sociales, dont le coût pour les finances publiques est déjà considérable.

Il importe donc qu’après avoir négligé de surveiller leur compétitivité dans les années 2000, les pays de l’Europe du Sud ne prolongent pas l’ajustement auquel ils ont dû procéder par une période de déflation salariale excessive qui serait socialement pénalisante et bloquerait les processus de désendettement ; que les pays de l’Europe du Nord qui sont au plein emploi, à commencer par l’Allemagne, admettent une progression des salaires nominaux sensiblement supérieure à celle de la productivité, cohérente avec une inflation moyenne voisine de 2 % l’an dans l’ensemble de la zone euro ; et que les entreprises et salariés français acceptent de contenir pendant quelques années la progression des salaires réels en-deçà du rythme des gains de productivité, afin de contribuer au redressement d’une compétitivité dont notre position extérieure nette indique bien qu’elle reste dégradée.

À terme, cette dynamique de redressement doit permettre aux entreprises exposées à la concurrence internationale de mieux rémunérer le travail qu’elles emploient. Ce qu’il s’agit d’enclencher, c’est un cercle vertueux qui les conduise à sortir de la logique de concurrence par les prix pour se repositionner dans une concurrence par la qualité et l’innovation. Cela

impliquera aussi qu’elles investissent dans les compétences de leurs salariés, qu’elles réforment leurs méthodes de management pour être capables de valoriser les initiatives de tous leurs collaborateurs, qu’elles adaptent leur gouvernance pour rendre au travail la place qui doit lui revenir dans la délibération sur les choix d’orientation qui engagent l’avenir, et bien entendu qu’elles accroissent les salaires. Mais ces accroissements ne seront pérennes et compatibles avec un relèvement du niveau de l’emploi que s’ils sont gagés sur une amélioration de l’efficacité productive et de la qualité des produits et des services.

Si elle est juste, cette analyse en termes de coût salarial est cependant partielle. Les salaires sont une composante essentielle des coûts de production, mais ils ne sont pas la seule.

Comme l’ont souligné les travaux du Conseil d’analyse économique, l’énergie, les services aux entreprises, le foncier et l’immobilier font aussi partie des coûts des exportateurs français, singulièrement les entreprises industrielles1. Pour chaque euro de valeur ajoutée exportée dans le commerce de biens, on compte 2 euros de consommations intermédiaires, dont 1,1 euro de services2. Encore ce chiffre ne prend-il pas en compte l’impact indirect des prix de l’énergie, des services ou de l’immobilier via leur effet sur le pouvoir d’achat des salariés. Quand, d’ailleurs, on analyse l’ensemble des données, une évidence s’impose : le coût salarial dans l’industrie française n’est pas différent de celui de l’industrie allemande, ce qui diffère, ce sont les coûts salariaux dans les autres secteurs, pour lesquels la France est nettement au-dessus de l’Allemagne (Tableau 4).

Tableau 4 – Coûts salariaux nominaux dans différents secteurs, une comparaison France-Allemagne

France Allemagne Zone euro

Coût horaire de la main-d’œuvre, 2013T3

Ensemble de l’économie 35,5 32,6 29,1

Industrie manufacturière 37,1 37,3 31,2

Transport et entreposage 32,0 25,4 26,5

Services administratifs et de soutien aux entreprises 26,5 17,8 19,1 Niveau du prix de la consommation, 2012 (UE = 100) 108,1 101,1 102,2

Source : Insee, d’après l’enquête européenne ECMO (pour les coûts salariaux) et Eurostat (pour les prix)

Ce dont souffrent les exportateurs français, c’est autant du coût de leurs achats de produits et de services que du coût direct du travail qu’ils emploient. Réduire seulement ce dernier ne traiterait qu’une partie du problème, et pourrait contribuer à détourner plus encore les salariés d’un secteur déjà perçu comme plus risqué que les secteurs moins exposés à la

(1) Sur le prix de l’immobilier, voir Trannoy A. et Wasmer É. (2013), op. cit. ; sur le prix de l’énergie, voir Bureau D., Fontagné L. et Martin P. (2013), « Énergie et compétitivité », Les Notes du Conseil d’analyse économique, n° 6, mai, www.cae-eco.fr/IMG/pdf/cae-note006.pdf.

(2) Source : calculs France Stratégie sur la base des données de commerce en valeur ajoutée OCDE-OMC.

concurrence extérieure. Pour que la France reprenne pied dans l’échange international, il faut donc desserrer l’étau qui s’est progressivement formé autour des producteurs exposés à la concurrence internationale. Il faut que les exportateurs attirent, et donc rémunèrent, du travail, du capital et de la technologie. Pour cela, le prix relatif de leurs intrants doit baisser.

Ces enjeux ne concernent d’ailleurs pas la seule sphère des entreprises. Le rapport coût-efficacité des services publics est un ressort essentiel de la compétitivité d’une économie. Or comme nous l’avons vu, l’écart de dépense publique entre la France et ses principaux partenaires n’est généralement pas la contrepartie de services de meilleure qualité. Toute inefficacité dans la sphère publique se paie soit d’un moindre pouvoir d’achat des salariés de la sphère des entreprises, soit d’une moindre compétitivité de celles-ci.

Le deuxième volet, structurel, de l’analyse se centre sur les firmes. Les grands groupes français demeurent des atouts majeurs, mais ils ne seront plus les vecteurs principaux du développement des exportations. Leur objectif premier est de poursuivre leur internationa-lisation, au rythme du basculement de l’économie mondiale vers les pays émergents et même parfois plus vite. L’intérêt national commande qu’ils le fassent mais, d’une part, qu’ils conservent en France leur siège social et des fonctions à haute valeur ajoutée – ce qui est loin d’être assuré et exigera, de la part des pouvoirs publics, une réflexion sans concessions sur l’attractivité de notre territoire – et, d’autre part, qu’ils collaborent avec les entreprises plus petites et plus jeunes dans un cadre d’innovation ouverte.

La France, où la densité des firmes de taille intermédiaire est deux fois plus faible qu’en Allemagne et même plus faible qu’au Royaume-Uni, doit donc réapprendre à faire grandir ses entreprises. Favoriser le développement des plus productives et des plus innovantes d’entre elles est le meilleur moyen de promouvoir productivité, croissance, exportations et emplois de qualité. Les entreprises dynamiques devront pour cela bénéficier d’un climat concurrentiel leur permettant d’attirer des ressources et de gagner rapidement des parts de marché au détriment de leurs concurrentes ; elles devront disposer d’une capacité à réorganiser les processus de production et de travail autour des segments à plus forte valeur ajoutée.

Dans ce contexte, l’aptitude du marché financier à allouer les ressources va être fortement sollicitée. Le système financier français s’est structuré autour du modèle de banque universelle et de la relation de crédit, tandis que l’investissement en capital occupait une place modeste. Du fait des nouvelles normes prudentielles, les années à venir vont être une période de transition entre un système dominé par l’intermédiation bancaire et un système plus désintermédié. Dans ce contexte de transformation, il faudra veiller à ce que les entreprises de croissance aient accès à des financements quantitativement et qualitativement adéquats. Il faudra aussi reconstruire des médiations entre ces entreprises et les ménages, qui ne devront pas nécessairement porter le risque que les banques ne conserveront plus.

Le troisième volet de la réflexion doit porter sur les secteurs. On assimile assez usuellement compétitivité et développement industriel. C’est compréhensible – les produits manufacturés

représentent les trois quarts des exportations – mais trompeur. D’une part en effet, les frontières entre industrie et services sont de plus en plus floues. Les entreprises industrielles incluent dans leur offre de plus en plus de services (c’est aussi bien le cas des centrales nucléaires que des smartphones), tandis que certains services deviennent à ce point standardisés que plus rien, sinon leur caractère immatériel, ne les distingue des produits industriels (entre un morceau de musique sur CD et le même diffusé en streaming, quelle différence ?). D’autre part, le potentiel de développement des échanges de services apparaît important à horizon de dix ans : l’exportation de services de tourisme, d’enseignement supérieur et, à plus longue échéance, de santé va en particulier être dopée par la forte demande des classes moyennes de pays émergents. En matière d’enseignement et de santé, la technologie est également en mesure de bouleverser la donne.

L’industrie française n’est pas assez forte pour que notre pays puisse s’offrir le luxe de négliger les potentialités d’exportation et donc de revenus et d’emplois que promet l’internationalisation des services. Cette mutation n’ira cependant pas sans poser des questions : enseignement supérieur et santé sont aujourd’hui considérés comme des secteurs relevant essentiellement d’une logique de service public. Les faire participer à l’échange sans pour autant les faire basculer dans une logique purement marchande demandera que soient établis des principes et des règles.

Au total, il importe d’éviter les fausses alternatives. Dans un monde qui, en dépit des chocs qu’il a subis, continue pour l’essentiel d’être ouvert, la France ne peut pas faire le choix de se fermer. Dans un contexte d’affaiblissement de notre base exportatrice, les Français ne peuvent pas se tourner en masse vers les emplois abrités de la compétition internationale.

Pour bénéficier des innovations qui bourgeonnent sur toute la planète, pour prendre sa place dans une nouvelle phase de la mondialisation dominée par l’émergence de la classe moyenne mondiale, notre économie doit rester connectée.

En revanche, la France a le choix de son type d’internationalisation. Elle peut tenter de retrouver sa compétitivité en se bornant à abaisser le coût de son travail, ou bien investir dans la qualité et l’innovation. Elle peut demander des efforts aux salariés des entreprises exposées à la concurrence extérieure, ou aux secteurs qui en sont peu ou prou abrités. Elle peut choisir de miser sur les champions nationaux, ou redevenir, plus qu’elle ne l’a été au cours des dernières années, une terre d’implantation pour les entreprises multinationales.

Elle peut continuer à structurer son appareil exportateur autour des grands groupes, ou favoriser davantage les entreprises de taille intermédiaire. Elle peut faire reposer sa compétitivité sur les secteurs déjà internationalisés, ou prendre part à l’internationalisation croissante des services.

L’insertion internationale de l’économie française soulève de nombreux débats légitimes. Le plus pertinent n’est pas entre s’abriter et s’ouvrir.

Dans le document QUELLE FRANCE DANS DIX ANS? (Page 76-83)