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Remarques : l’hypothèse du pluralisme et l’illusion du non droit

Conclusion du chapitre

Chapitre 2. Valeur normative : statut juridique des normes privées en droit international

D. Remarques : l’hypothèse du pluralisme et l’illusion du non droit

Deux remarques finales s’imposent, qui font toutes deux apparaître les limites de l’hypothèse du pluralisme juridique. La première porte sur l’ « illusion du pluralisme » dénoncée par M. DELMAS-MARTY, la seconde sur l’hypothèse du non-

droit du Doyen CARBONNIER.

1. « La grande illusion du pluralisme »

M. DELMAS-MARTY, suivant l’exemple de CARBONNIER, dénonce « la grande

illusion » résultant du fait que le pluralisme « se heurtait jusqu’à présent au fait que le droit étatique finissait toujours par l’emporter601 ». Il s’agit en effet de dénoncer

une lutte inégale dans laquelle ce n’est pas « droit contre droit, mais sous-droit contre droit602 ». Toute théorie pluraliste doit donc éviter le piège de la persistance

d’une hiérarchie implicite des normes ou, en d’autres termes, le piège d’un recours persistant au modèle pyramidal si profondément ancré dans les traditions juridiques occidentales. DELMAS-MARTY dénonce aussi une illusion inversée, « l’illusion du

relativisme », qui « se heurte aujourd’hui au fait que, malgré la discontinuité apparente des ensembles normatifs, l’autonomie parfaite n’existe pas603 ». Le droit

sans Etat doit par conséquent veiller à ne tomber dans aucun de ces extrêmes s’il veut saisir la réalité des normes privées, car celle-ci n’est ni celle d’un sous-droit, ni celle d’un corps de droit entièrement autonome, ainsi que nous allons le montrer dans la section suivante.

2. L’hypothèse du non-droit

Dans Flexible Droit, CARBONNIER invoque « l’hypothèse du non-droit », définie de

manière générale comme « l’absence du droit dans un certain nombre de rapports humains où le droit aurait eu vocation à s’appliquer604 ». Cet état ne désigne pas le

601 Cours sur « le relatif et l’universel », p. 2.

http://www.college-de-france.fr/media/int_dro/UPL12948_res0304delmasmarty.pdf , L’auteur cite la formule de

CARBONNIER selon laquelle le pluralisme « croit avoir filmé le combat entre deux systèmes de droit, mais ce qu’il montre est un système juridique aux prises avec l’ombre d’un autre », Sociologie juridique, p. 361.

602 J. CARBONNIER, Sociologie juridique, p. 361. 603 Cours sur le relatif et l’universel, p. 2. 604 J. CARBONNIER, Flexible Droit, pp. 25-26.

« vide absolu de droit » mais « une baisse plus ou moins considérable de la pression juridique605 ». Le non-droit est à distinguer de « l’anti-droit » (ou droit injuste) et du « sous-droit » (ou phénomènes infra-juridiques), tous deux phénomènes de droit positifs.

L’hypothèse du non-droit part du constat de la coexistence entre le droit et d’autres systèmes de normes. L’étude de CARBONNIER ne porte pas sur la forme ou le contenu

de ces autres normes, mais sur l’absence de droit conçue comme un mouvement du droit au non-droit : « Le non-droit, en ce qu’il a de plus significatif, est le retrait ou la retraite du droit606 ». L’étude porte par conséquent sur « les mécanismes par

lesquels le droit se retire ».

Le non-droit peut se présenter comme une donnée sociale (auto-limitation du droit, auto-neutralisation ou résistance du fait au droit) ou comme un choix individuel (choix diffus ou choix organique). Sans plonger dans l’évaluation sociologique des relations entre droit et non-droit (rapport hiérarchique et rapport chronologique), nous pouvons essayer d’évaluer la pertinence de l’hypothèse au regard des normes privées. Les exemples de CARBONNIER sont essentiellement tirés du droit de la famille, mais

rien n’interdit de penser que le retrait du droit est également observable dans le domaine commercial. Ce sont les hypothèses de l’auto-limitation du droit et du choix individuel organique qui ont pour l’essentiel retenu notre attention. Si l’on transpose la première au droit international, on pourrait penser que cette auto-limitation ne découle pas d’une volonté spécifique, mais de la nature même du droit international qui n’a pas (pas encore) vocation à s’appliquer aux détails des relations commerciales entre fournisseur et acheteur. La deuxième hypothèse implique que la situation de non-droit (ici le recours à une norme privée) résulte d’un choix individuel. Selon nous ce choix n’est pas « diffus » (volonté implicite de tenir le droit à l’écart), mais « organique », c’est-à-dire qu’il exprime la volonté expresse de choisir le non-droit comme alternative au droit, d’avoir recours à « une sorte de shadow-institution dont les structures sont similaires quoique plus floues607 ». Pour les normes privées, cela

implique qu’elles soient conçues et appliquées dans le but de créer un espace normatif plus souple que celui du droit et avec la volonté expresse de profiter de tous les

605Ibid., p. 26.

606 Flexible Droit, p. 27.

avantages que celui-ci présente (souplesse, rapidité, malléabilité, attributs utiles dans les relations commerciales internationales).

C’est d’ailleurs dans la catégorie du non-droit que Jean-Guy BELLEY place le concept

d’ « ordre privé » en lui reconnaissant toutefois des liens très étroits avec le droit étatique sous la forme d’une constante interaction :

« Les normes informelles, les règles morales, les croyances partagées qui ont cours au sein d‘une organisation, d’un groupe ou d’un réseau d’acteurs y participent à la régulation des attentes et des conduites en interaction avec les règles formelle ou officielles. Les détenteurs de l’autorité au sein des ordres privés (…) prennent acte de cette incontournable internormativité plus facilement et plus opportunément que les gestionnaires de l’Etat. Parce qu’ils n’ont pas à soutenir idéologiquement la souveraineté de la juridicité officielle. Surtout parce que leur préoccupation première est de mobiliser toutes les ressources, y compris celles de la normativité et de ses différentes espèces, pour l’accroissement optimal du rendement organisationnel ou collectif608 ».

Ainsi, non seulement le non-droit présente certains avantages par rapport à la normativité étatique, mais il peut également résulter d’un choix conscient lié à un souci d’organisation et de rendement.

Par conséquent, il n’est sans doute pas utile de vouloir à tout prix soumettre les normes privées à la sphère du juridique, avec l’arrière-pensée de vouloir, à toute force, justifier leur légitimité. Ce serait précisément retomber dans les travers des théories positivistes, qui ne voient que dans le droit la forme légitime de la régulation sociale. Laissons donc aux normes privées le bénéfice du doute. Peut-être est-il plus utile de s’interroger sur les modalités pratiques de leurs rapports avec l’autorité étatique que de spéculer sur la nature théorique de leur juridicité.

Section 2. « Juridicisation »

A la différence de la réflexion sur la juridicité des normes privées qui porte sur leur valeur intrinsèque, sur la possibilité de leur reconnaître une valeur juridique « en

608 J.-G. BELLEY, « Le pluralisme juridique comme doctrine de la science du droit », in D. MANAI, R. ROTH et J.

l’état », sans aucune manipulation ni modification, la réflexion sur leur juridicisation met en évidence le fait que, dans de nombreux cas, la question de la juridicité se trouve résolue (a priori ou a posteriori) par l’intégration plus ou moins officielle des normes privées à la sphère juridique « classique » (ou étatique), par des mécanismes à la valeur plus ou moins reconnue. Le pluralisme juridique s’applique ici non à la définition des sources, mais à la définition des mécanismes de production du droit ; conçue non comme une théorie statique des sources, le pluralisme est appréhendé ici de manière dynamique par l’examen des rapports entre les normes privées et les normes étatiques609. Ceci implique une réflexion sur le rôle de l’Etat face aux

« nouvelles formes de régulation » dont les normes privées sont caractéristiques. Ces mécanismes peuvent être classés en deux catégories : ceux relevant de la réception en droit par le biais de la référence aux normes privées ou « juridicisation a posteriori » (A) et ceux relevant d’une coopération normative lors de la phase d’élaboration des normes privées ou « juridicisation a priori » (B). Par ailleurs, il existe une « voie indirecte » d’accession à la juridicité des normes privées, par l’influence qu’elles exercent sur le droit étatique national, voire sur le droit international (C).

Une remarque préliminaire d’ordre sémantique s’impose cependant quant à l’utilisation de l’ « affreuse expression610 » qu’est la « juridicisation ». Nous l’utilisons ici, faute de mieux, uniquement pour désigner les mécanismes permettant à une norme non-juridique de passer dans le domaine juridique, en général grâce à (ou à cause de) la participation de l’autorité étatique. Nous n’entendons pas la

609 Par cette conception dynamique du pluralisme, nous nous rapprochons de la vision de Jean-Guy BELLEY, qui replace la

notion dans le cadre historique des évolutions des Etats et des marchés au siècle dernier et pour lesquelles il constate « une horizontalisation de la juridicité étatique qui s’arrime à une verticalisation de la juridicité non étatique ». Ce dont il conclut que :

« la privatisation de l’espace public conçu de façon plus fonctionnelle et la publicisation du marché privé conçu de manière plus territoriale sont les deux vecteurs principaux du nouveau pluralisme juridique. La pluralité et l’interpénétration des modes de régulation (intégration, coordination, coopération) dans la gestion interne de l’Etat et des autres organisations, comme dans l’ajustement stratégique de leurs interactions, ont rendu obsolète l’idéologie classique d’un droit public forcément autoritaire et d’un droit privé nécessairement libéral ».

J.-G. BELLEY, « Le pluralisme juridique comme doctrine de la science du droit », in D. MANAI, R. ROTH et J. KELLERHALS (Eds.), Pour un droit pluriel. Etudes offertes au Professeur Jean-François Perrin, Genève, 2002.

610 G. TEUBNER, Droit et réflexivité. L’auto-référence en droit et dans l’organisation, Kluwer Editions Juridiques Belgique et

juridicisation au sens que lui donne TEUBNER de profusion du droit entraînant une

« pollution juridique » ou « pollution par le droit »611.

§ 1. Réception

Pour ceux qui considèrent que la sanction est le critère du juridique, et entendent par « sanction » non la coercition mais la réception dans un système juridique donné612,

les mécanismes que nous allons décrire constituent la condition de la juridicité d’une norme. Cette réception peut se faire par incorporation – réception directe (A), ou par renvoi – réception indirecte (B). Dans les deux cas, la norme privée « reçue » dans un ordre juridique donné perd son caractère privé pour devenir étatique (et sort par là- même du champ de cette étude).

A. Incorporation

L’incorporation par le droit étatique peut être le fait de la loi ou d’une décision judiciaire. Dans le premier cas, la norme privé est reprise intégralement par le texte législatif et devient obligatoire au même titre que ses autres dispositions. L’inconvénient de cette technique est qu’en raison de la nature évolutive des sujets traités par les normes privées (notamment celles à consonance technique, par exemple qui définissent un seuil maximum de résidus), la reprise par la loi prive la norme de sa flexibilité. Modifier la norme impliquerait alors de modifier la loi. Pour cette raison, la technique du renvoi est en général préférée à celle de l’incorporation613

(voir infra).

Pierre TRUDEL identifie également une hypothèse d’ « intégration implicite » des

normes privées par la voie des « standards » juridiques de bonne conduite614. Ainsi, si

un texte législatif fait référence à la « haute qualité » d’un produit, l’interprète de cette notion devra sans doute aller chercher dans les normes privées le sens qui lui est dévolu dans un secteur particulier d’activité. Mais, ainsi que le précise TRUDEL,

« c’est cependant un choix que fait ce dernier car nulle part il n’est prescrit d’avoir

611 L’auteur fait référence aux débats sur « l’explosion juridique », la « crise régulatrice » ou la « délégalisation » et au

phénomène de croissance qu’elles impliquent.

612 Par exemple L. BOY, « Normes », p. 3 : « Lorsque l'on dit que le critère du juridique réside dans la sanction, il faut

prendre le mot sanction dans son sens substantiel, à savoir la prise en compte formelle de comportements par le droit, de telle sorte que, si le droit est toujours sanctionné, il n'est pas toujours assorti de sanctions répressives ».

613 Voir P. TRUDEL, « Les effets de l’autoréglementation », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, Vol. 19/2, 1989, p.

269.

recours aux textes et préceptes volontaires afin de dégager le sens que doit revêtir le standard dans une situation donnée615 ».

Plus rarement, les normes privées peuvent être « incorporées » par le juge s’il leur reconnait « un certain rôle comme révélateur des usages généralement suivis616 ». TRUDEL met cependant en garde contre une confusion des genres :

« Les normes volontaires n’équivalent pas nécessairement aux usages. Ce sont, d’abord et avant tout, des normes qui expriment des commandements, tandis que les usages sont des actions répétées pendant un certain temps ne se révélant, en fin de compte, que par l’observation ou l’habitude. Il ne faut donc pas confondre normes volontaires et usages617 ».

Pour G. FARJAT, les codes de conduite peuvent comporter l’énoncé d’usages « étant

entendu qu’à la différence des usages traditionnels, il s’agit ici d’usages qu’on veut créer618 ». De toute évidence, les hypothèses de « reconnaissance judiciaire

rétrospective619 » de ces usages sont peu fréquentes car, en raison de leur application

souvent ponctuelle, il est difficile d’établir l’accession d’une norme privée au stade d’usage.

Un cas particulier d’incorporation par la jurisprudence est la doctrine de la « State Action » développée par la Cour Suprême des Etats-Unis à partir des années 1940. Cette doctrine permet de traiter une norme privée comme un acte étatique ; elle permet notamment le contrôle de leur constitutionnalité. Devant l’extension de la doctrine dans les années 1960, le besoin a été ressenti de définir plus nettement quel degré d’implication étatique est nécessaire afin de considérer l’acte privé comme un acte public ; les critères de « clear articulation » et « active supervision » ont ainsi été élaborés. Ils permettent de déterminer que l’acte en question résulte d’une volonté étatique et est soumis à un contrôle effectif de la part de l’Etat.

Il n’est pas interdit de penser que l’Organe de règlement des différends pourrait également endosser ce rôle d’incorporation, si l’occasion s’en présente.

615Ibid., p. 271.

616TRUDEL (P.), « Les effets de l’autoréglementation », p. 277. 617Ibid.

618G. FARJAT, « Nouvelles réflexions sur les codes de conduite privés », in CLAM (J.), MARTIN (G.) (Dir.), Les

transformations de la régulation juridique, L.G.D.J., Paris, 1998, p. 161.

619F.CAFAGGI, “New Foundations of Transnational Private Regulation”, in SCOTT (C.),CAFAGGI (F.), SENDEN (L.) (Eds.), The

Challenge of Transnational Private Regulation: Conceptual and Constitutional Debates, Wiley-Blackwell, Malden

USA/Oxford UK, 2011; Journal of Law and Society, Vol. 38/1, p. 22. Sur la possibilité de « juridiciser » les codes d’entreprise, voir également L. Boy, « Normes », p. 11 : « En cas de conflit le juge ou l'arbitre aura l'occasion de juridiciser

B. Renvoi

Une seconde technique de réception, plus flexible que l’incorporation, est le renvoi explicite à un texte ou corpus de normes par le législateur. L’avantage de cette technique est de prendre en compte les variations auxquelles sont sujettes les normes qui font l’objet du renvoi. Comme pour l’incorporation, les normes privées deviennent alors obligatoires pour les sujets soumis à la loi.

Un cas particulier de renvoi est, au niveau international, la reconnaissance des normes privées par les organisations internationales. On peut citer la reconnaissance des normes ISO en tant que normes internationales reconnues dans le cadre de l’Accord TBT ou l’éventualité de reconnaissance de normes de RSE par l’OIT. Ces normes deviennent alors contraignantes dans le champ d’application de cette organisation (dans la mesure prévue par les accords)620.

§ 2. Coopération

Par coopération normative, nous entendons toutes les formes de régulation impliquant des acteurs publics et des acteurs privés, dans une relation de complémentarité. Les normes qui en résultent ne sont pas issues d’une édiction unilatérale, mais d’un processus de collaboration. La coopération normative est susceptible de degrés : la participation respective des différents acteurs varie en fonction du type de processus envisagé. Ainsi, la part de l’Etat dans l’élaboration des normes peut être plus ou moins grande.

L’incitation constitue, du point de vue de l’Etat, le « degré zéro » de la collaboration normative, puisqu’il ne participe pas directement à l’élaboration de la norme mais pèse sur le choix de l’acteur privé ; il joue en quelque sort le rôle de déclencheur du processus de normalisation. Cette forme de régulation n’implique aucune redistribution des pouvoirs normatifs (A). La délégation, elle, implique un transfert de la part de l’Etat de son pouvoir normatif à un organisme privé. Bien qu’il ne participe pas directement à l’élaboration de la norme, il s’y implique à travers la formulation expresse de sa volonté de la déléguer à un acteur privé (B). Enfin, le « droit négocié », situé entre ces deux extrêmes, suppose un partage du pouvoir normatif entre tous les acteurs concernés (C).